Par le Saker US – Le 25 juin 2016 – Source thesaker.is
À suivre les médias impériaux, on peut être pardonné de penser que rien de dramatique ne se passe en Ukraine et que la crise a été pour l’essentiel résolue d’une manière ou d’une autre. Eh bien pourquoi pas ? Il vient d’y avoir des élections et, apparemment, tout s’est bien passé, la Russie continue à manifester sa mauvaise volonté habituelle et son comportement menaçant à l’égard de l’Europe, mais au moins Poutine a-t-il été forcé de libérer la Jeanne d’Arc ukrainienne (c’est-à-dire Nadejda Savtchenko), et il y a un espoir que le front uni de l’Union européenne et de l’OTAN contraigne finalement Poutine à cesser son agression contre l’Ukraine et à se conformer aux Accords de Minsk. Oh, et la Banque nationale d’Ukraine a annoncé, je ne plaisante pas, un retour à la croissance (environ 0.1 %) pour le premier trimestre de cette année.
Hélas, le fossé entre ce genre de non-sens et la réalité est total. Oui, des élections ont eu lieu, mais elles ont été tout sauf libres, les néo-nazis sont aujourd’hui plus influents que jamais et le fait que Poutine ait été d’accord d’échanger Savchtenko contre deux citoyens russes accusés d’être, je ne plaisante toujours pas, des agents Spetsnaz du GRU, n’était qu’une manière habile pour lui de faire cesser Savtchenko d’être son problème, en faisant d’elle celui de Porochenko (et même celui de Timochenko). Quant aux accords de Minsk, la Russie n’en fait pas du tout partie, elle n’est qu’une garante de ces derniers, comme l’Allemagne et la France. Mais oui, Porochenko est toujours au pouvoir, les gens trouvent toujours des marchandises dans les magasins et aucun nouveau Maïdan n’a eu lieu. Donc, vu de l’extérieur, les choses ne vont pas trop mal.
Le problème avec cette image idyllique, est que personne à Langley [quartier général de la CIA, en Virginie, NdT] n’y croit.
Les gens de Langley savent que l’économie ukrainienne est fondamentalement morte et avance en roue libre vers son inévitable effondrement par inertie. Ils savent que les services gouvernementaux sont tout juste maintenus en vie grâce à l’aide occidentale et que même cela ne suffit pas à assurer l’autorité du gouvernement central, devenant progressivement sans importance et remplacé par des autorités locales (oligarques et truands). Plus important encore, ils ont perdu aujourd’hui tout espoir d’impliquer la Russie dans ce conflit et ils voient des signes clairs que le front européen est en train de se fissurer : la France, l’Italie et d’autres montrent déjà des signes de mécontentement, face à la situation actuelle, tout comme l’Allemagne (tous ces pays ont leurs propres Langleys, qui font exactement les mêmes prévisions catastrophiques). La grande question, pour les États-Unis, est donc : que faire ?
Le projet initial était de faire de l’Ukraine une sorte de trou noir, qui aspirerait toutes les ressources économiques, politiques et militaires de la Russie, idéalement avec cette dernière occupant le Donbass. Mais aujourd’hui que les Russes ont refusé de s’y faire aspirer, c’est l’Europe qui est maintenant menacée par le trou noir ukrainien.
Les Américains réalisent probablement maintenant qu’il est trop tard pour recoller les morceaux de Humpty Dumpty, et ils ont raison. Bien que, en théorie, un effort conjoint des États-Unis, de l’Union européenne et de la Russie, puisse, à un coût énorme, tenter de reconstruire l’Ukraine, les réalités politiques rendent une telle action commune impossible, du moins dans un avenir prévisible. Ils réalisent aussi, avec la permission des candides paroles de Mme Nuland, que les États-Unis seront rendus responsables du résultat désastreux en Ukraine (ce qui n’est pas tout à fait honnête, les Européens sont tout autant coupables, mais c’est la vie). Et si perdre la Syrie a été déjà assez mauvais, perdre l’Ukraine ensuite causera des torts irréparables aux États-Unis, simplement en détruisant le mythe de leur omnipotence. C’est très grave, en particulier pour un Empire qui a pour l’essentiel renoncé aux négociations ou à la diplomatie et qui se contente maintenant de poser des ultimatums.
Donc quels sont les choix pour les États-Unis ici ?
Il est difficile de prédire en ce moment ce qu’ils pourraient tenter de faire. Leur pratique normale, dans une telle situation, est simplement de proclamer leur victoire et de s’en aller. Cela pourrait marcher en Afrique ou en Asie, mais au milieu du continent européen, c’est loin d’être une option, parce que cela déboucherait sur un désastre en termes de relations publiques.
La deuxième possibilité pourrait être d’accuser les Ukrainiens eux-mêmes de tout et de tenter de protéger la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Moldavie des inévitables conséquences du chaos qui se propage. Le risque, ici, du moins du point de vue étasunien, est que la Russie et ses alliés novorusses seraient plus ou moins libres d’agir dans le vide créé et c’est quelque chose que les États-Unis ne peuvent absolument pas accepter. Les Américains auraient des visions de Zakharchenko à Kiev ou d’émeutes pro-russes à Odessa, et c’est tout simplement au-delà de l’inacceptable.
Ce qui laisse le troisième choix : faire délibérément exploser l’Ukraine.
Rostislav Ichtchenko, que je tiens pour le meilleur spécialiste de l’Ukraine sur la planète, a récemment commencé à avertir qu’un tel mécanisme est déjà en place : transformer la guerre civile en guerre religieuse, opposant non les Latins (catholiques romains) aux orthodoxes, mais divers groupes orthodoxes entre eux. Permettez-moi d’expliquer.
Comme tout le reste en Ukraine, l’histoire des diverses juridictions orthodoxes dans le pays est très complexe et remonte à des siècles. Je ne peux pas entrer dans des explications détaillées de ce thème très intéressant ici, mais je veux vous donner quelques clés d’analyse.
Il y a trois groupes principaux qui se désignent eux-mêmes comme l’Église orthodoxe ukrainienne véritable ou canonique : le plus grand est l’Église orthodoxe d’Ukraine (patriarcat de Moscou – AUOC-MP dans son sigle anglais), suivie par l’Église orthodoxe d’Ukraine (patriarcat de Kiev – UOC-KP dans son sigle anglais) et, enfin, l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne – UOC dans son sigle anglais. Bien sûr, chacune de ces trois églises affirme être la représentante véritable de l’orthodoxie ukrainienne légitime.
[Information complémentaire : personnellement, je ne considère aucune d’elles comme légitime ou véritablement orthodoxe, donc je n’ai aucun intérêt personnel là-dedans.]
Elles sont:
L’AUOC-MP est la plus grande des trois. Elle est autonome mais pas totalement indépendante. C’est probablement la plus importante des trois et elle est en communion totale avec toutes les autres Églises orthodoxes officielles (lire : approuvées par l’État) là-bas. L’AUOC-MP est considérée comme la main du Kremlin par les nationalistes.
L’UOC-KP a été fondée par un ancien évêque du Patriarcat de Moscou, Philarète Denisenko, qui a créé un schisme (une séparation unilatérale en contradiction avec les canons de l’Église) dans le patriarcat de Moscou (ce qui est assez ironique, puisque Philarète était un ancien adjoint (locum tenens) du patriarche Pimène I du Patriarcat de Moscou et était même considéré comme le premier en lice pour lui succéder). Même selon les critères de Moscou, Philarète a toujours été connu pour être un homme exceptionnellement immoral, corrompu et sans principes, mais le Patriarcat de Moscou ne l’a excommunié que lorsqu’il a rompu avec lui pour créer sa propre église.
L’UOC est à la base une création, en 1921, de la République nationale ukrainienne de 1917 (tout comme le Patriarcat de Moscou est une création, en 1937, de l’État bolchevique de 1917) et il représente la version non soviétique du christianisme ukrainien et plusieurs de ses ecclésiastiques ont été persécutés par l’État soviétique.
Ce qui rend cette situation véritablement unique tient à deux facteurs :
Historiquement, le territoire connu aujourd’hui comme l’Ukraine a fait la plupart du temps partie du Patriarcat de Constantinople entre le Xe et le XVIIe siècle (c’est très simplifié mais correct sur le fond).
- Le Patriarcat de Constantinople moderne est désespérément en quête d’importance (en lui-même, il est tout petit et soumis aux autorités turques) et il a des relations extrêmement mauvaises avec Moscou.
Il y a donc un risque tout à fait réel que les autorités de Kiev décident de déclarer l’AUOC-MP comme une Église du pays agresseur et qu’ils ordonnent que toutes les paroisses, tous les monastères et autres bâtiments actuellement propriété du clergé de l’AUOC-MP soient transférés de force à UOC-KP et/ou à l’UAOC. Il y a aussi la possibilité que le Patriarche de Constantinople décide d’entendre les cris des fidèles et reconnaisse soit l’UOC-KP et/ou l’UAOC comme une partie autonome du Patriarcat de Constantinople, et donc prenne fondamentalement toute l’Ukraine sous son contrôle. Et même si les autorités de Kiev ne déclarent pas formellement l’AUOC-MP comme du bon gibier pour les pogroms et les expropriations illégales, elles peuvent simplement détourner les yeux et laisser les escadrons de la mort néo-nazis (comme le tristement célèbre Aidar) faire le sale boulot pour elles.
Quelle est l’importance de ce risque ?
Je l’évaluerais comme élevé. Créer des troubles civils est la manière idéale pour le régime de Kiev d’accuser la main de Moscou de tous les problèmes. Les veules Européens suivraient la ligne du parti (étasunien) et accuseraient Poutine d’«exciter les russophones» en Ukraine et d’«utiliser la minorité russe pro-Moscou pour entamer une nouvelle phase dans la guerre hybride contre l’Ukraine souveraine». Une telle confrontation permettrait aussi d’unir les factions politiques contrôlées par les oligarques, avec les véritables néo-nazis qui sont actuellement sur le mode opposition modérée. Pour les oligarques, ce serait l’occasion parfaite d’assassiner leur opposition néo-nazie (Savtchenko, par exemple) et de l’imputer aux agents de Moscou. Enfin, l’éruption d’affrontements intra-orthodoxes serait le prétexte rêvé pour lâcher le SBU (le KGB ukie) contre tout parti d’opposition.
Exactement comme dans la guerre contre le Donbass, Poutine serait mis sous une énorme pression en Russie, pour «faire quelque chose à ce sujet» et certains n’hésiteraient pas à demander que des chars russes soient envoyés à Kiev. Bien sûr, Poutine ne consentirait jamais à une telle folie, mais ce refus lui nuirait très certainement dans l’opinion publique russe, encore un autre bon résultat d’un tel conflit intra-orthodoxe en Ukraine.
Pour le moment, l’Empire limite sa guerre de l’information anti-russe à des actions mesquines comme interdire les Jeux olympiques du Brésil aux athlètes russes, se focaliser sur les hooligans russes en France et faire attribuer le prix de l’Eurovision à un chanteur politique, contre toutes les règles de cette même Eurovision. C’est ennuyeux, bien sûr, mais ces actions sont très limitées dans leurs effets : oui, cela fait passer la Russie pour le méchant non civilisé aux yeux des téléspectateurs idiots en Occident, mais beaucoup de gens ne sont pas dupes et voient clairement à travers tout cela, et cela ne sert qu’à renforcer le soutien du peuple russe à Vladimir Poutine. En fin de compte, tourner l’opinion publique occidentale contre Poutine est inutile. Ce que voudrait vraiment l’Empire, c’est tourner l’opinion publique russe contre Poutine – ça, c’est le véritable but, du moins pour les gens de Langley.
Donc quel serait la meilleure manière de continuer à garder l’Ukraine en feu, tout en donnant l’impression aux gens en Russie que «Poutine a trahi les orthodoxes», sinon provoquer une guerre religieuse ?
Nous connaissons tous les mots célèbres d’un officier américain au Vietnam : «Il était devenu nécessaire de détruire la ville pour la sauver.» Il y a aujourd’hui un risque réel que les États-Unis décident de détruire l’Ukraine afin de la sauver, en particulier si les néocons reprennent le contrôle total du pouvoir exécutif sous Hillary.
The Saker
L’article original est paru dans The Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker francophone
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