Révolution culturelle chinoise: «On a raison de se révolter» [1/2]


Il y a cinquante ans débutait la Révolution culturelle chinoise. Après de premiers succès dans la construction de la République populaire, la direction du parti se divisa et Mao imposa son cap volontariste.


Par Hannes A. Fellner – Le 14 mai 2016 – Source junge Welt

« Se libérer de la littérature et de l’art et connaître la vie des ouvriers, des paysans et des soldats. » Commune des Rebelles rouges pour la littérature et l’art nouveaux (Affiche de la Révolution culturelle) Photo: jW-Archiv

La Grande révolution prolétarienne culturelle fut une période de l’histoire de la République populaire de Chine on ne peut plus contradictoire. La Révolution culturelle a exprimé et exprime simultanément le volontarisme et les mesures dictatoriales des cadres du Parti communiste chinois rassemblés autour de Mao Zedong, mais aussi un mouvement de masse participatif et démocratique. Elle a représenté et représente en même temps le chaos et la misère, mais aussi le progrès économique, social et culturel qui a posé les bases du boom économique du pays, à partir de la fin des années 1970. Elle a exprimé et exprime en même temps le repli de la Chine sur l’intérieur et son isolement international, mais aussi le commencement de son ascension comme puissance mondiale.

La préhistoire de la Révolution culturelle commence avec la promulgation de la République populaire en 1949 et le combat pour construire la nouvelle Chine. Le PCC qui a émergé victorieusement de la lutte de libération nationale et de la guerre civile, se trouvait confronté à la tâche de faire entrer dans la modernité un pays immense encore moyenâgeux et semi-colonial, comptant plus d’un demi-milliard d’habitants, de lui faire retrouver son intégrité territoriale et sa dignité nationale. Tout cela sous la pression politique, militaire et l’embargo des pays impérialistes au moment des débuts de la Guerre froide et des contradictions nationales qui se faisaient jour au sein du camp socialiste.

Dans les premières années après la fondation de la République populaire, le Parti suivit la ligne de la démocratie nouvelle, un développement partant des conditions nationales concrètes d’une nouvelle société, qui devait émerger avec l’aide d’un front populaire démocratique uni, constitué des ouvriers et des paysans, de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie nationale et des autres forces patriotes démocratiques. Cette période couronnée de succès est marquée par le dépassement des destructions et des déséquilibres sociaux des années de guerre et de guerre civile, une réforme agraire globale, une croissance économique accélérée, la mise sur pied d’un système d’instruction pour de grandes parties de la population et la consolidation démocratique de la puissance de l’État et du pouvoir populaire.

«Trois drapeaux rouges»

Au début des années 1950 déjà, différentes conceptions de la voie à suivre pour construire la nouvelle société s’étaient manifestées au sein du PCC, parce qu’il n’y avait pas d’expériences de modernisation d’un pays présentant les caractéristiques de la Chine. Cela provoqua un large débat contradictoire dans le parti. Il y avait deux lignes principales, qui présentaient des parallèles avec les débats des bolcheviques au milieu des années 1920. Le représentant d’une des lignes, liée au nom de Liu Shaoqi, prônait une phase de la nouvelle démocratie relativement autonome et plus longue pour développer les forces productives et construire le socialisme qui devait suivre. Les tenants de l’autre ligne, que Mao représentait, planifiaient une transformation rapide en direction du socialisme.

Avec le premier plan quinquennal de 1953, le PCC suivit la ligne de Mao, d’après l’exemple de l’Union soviétique et avec le soutien de celle-ci. Compte tenu des succès rapides et gigantesques qui pouvaient être atteints, cette ligne semblait justifiée. Avec les changements rapides des premiers temps de la République populaire, d’anciennes et de nouvelles contradictions apparurent – entre ville et campagne, entre classes sociales, entre les cadres du parti et la population ordinaire, entre l’enthousiasme pour la construction et l’inertie relative des conditions économiques et sociales dans le pays. D’autres facteurs les influençaient aussi, comme la guerre de Corée, la première crise de Taïwan, la contre-révolution et sa répression en Hongrie et l’attitude non scientifique et personnalisée à l’égard de sa propre histoire, adoptée par le Parti communiste d’Union soviétique lors de son XXe congrès.

Avec la campagne des Cent fleurs de 1956-1957, le PCC incita la population – et notamment les intellectuels – à débattre publiquement sur l’évolution de la République populaire jusqu’ici. Les contradictions de ce développement s’exprimèrent dans une critique beaucoup plus grande et plus vigoureuse que ce que le parti avait prévu. À la suite de cette campagne, ce ne sont pas seulement des erreurs et des manquements justifiés qui furent mis en cause. Le débat fut aussi instrumentalisé par des forces anti-socialistes. La conséquence en fut l’arrêt de la campagne et le durcissement de la lutte de classe contre des éléments droitiers, réels ou supposés. Tout cela eut de nouveau des effets sur les discussions sur la ligne du parti.

Si son 8e congrès, en 1956, avait établi correctement que la contradiction principale en Chine résidait entre le système socialiste progressiste et les forces productives socialement rétrogrades, Mao et son entourage adoptèrent la position que la contradiction principale était celle entre le socialisme et le capitalisme. Dans le sillage de la campagne contre les éléments droitiers, le parti reprit la vision de Mao et lança la politique des «Trois drapeaux rouges » : 1. La ligne générale de la construction du socialisme par la mobilisation de toutes les énergies ; 2. Le Grand bond en avant ; 3. L’instauration de communes populaires.

La politique des trois drapeaux rouges était orientée sur la lutte de classe et la mobilisation des masses pour la construction accélérée du socialisme et prévoyait le développement autonome rapide de la Chine en une puissance industrielle et militaire. Cela devait se réaliser par un développement renforcé de l’industrie lourde, l’étatisation totale de la propriété des moyens de production et la collectivisation de l’agriculture. Le but était de rattraper en peu de temps les nations industrialisées développées, de réduire significativement la période de transition au communisme et d’être préparé militairement pour une guerre majeure.

Cette orientation résultait de circonstances internes et externes. D’un côté, la République populaire se voyait menacée d’une guerre par les puissances impérialistes et craignait que, pour l’Union soviétique, ses propres intérêts nationaux soient plus importants que le soutien économique et politique de la Chine. De l’autre, les premiers succès dans le bouleversement du pays provoquèrent une euphorie constructrice à l’intérieur et à l’extérieur du parti. Celle-ci favorisa, en même temps que d’autres réalisations et victoires du camp socialiste, la lutte mondiale contre l’impérialisme et la colonisation, comme elle fut ensuite inspirée par celle-ci.

Des conséquences catastrophiques

Le volontarisme au mépris des lois de l’économie et du niveau de développement des forces productives du groupe autour de Mao – dont faisait aussi partie à cette époque Liu Shaoqi, élu à la présidence du congrès national du peuple – eut des conséquences catastrophiques pour la société chinoise. Bien que la politique communiste de guerre des Trois drapeaux rouges ait pu d’abord enregistrer des succès dans le domaine de l’infrastructure et de l’agriculture, le vent tourna rapidement. Une bureaucratie rigide jointe à une absence de contrôle strict, des attentes et des objectifs de planification irréalistes, une mauvaise gestion et une corruption voilées, la négligence des conseils de spécialistes au profit des recommandations de profanes motivées politiquement, ainsi que des mesures douteuses, par exemple l’introduction des hauts fourneaux d’arrière-cour, firent s’effondrer la production à presque tous les niveaux. Pour la première fois depuis la fondation de la République populaire, il y eut une baisse des récoltes qui, aggravée par la sécheresse et les inondations, provoqua de graves famines.

Lorsque l’échec du Grand bond en avant, tout particulièrement, commença à se dessiner, les critiques contre Mao au sein du parti devinrent plus bruyantes. Il démissionna de son poste de chef d’État, mais resta président du PCC, en tant que fondateur idolâtré de l’État et idéologue respecté. Liu Shaoqi lui succéda à la tête de l’État, qui avait entretemps adopté une position plus modérée. Avec lui, le parti entreprit les premiers pas pour corriger sa politique. Le critique de Mao le plus sévère au sein du parti, le ministre de la Défense Peng Dehuai, fut toutefois remplacé par Lin Biao – tous deux étaient des héros de la révolution et de la guerre. Le Grand bond prit finalement fin au deuxième semestre de 1960 et, pour lutter contre ses effets négatifs, le parti arrêta des contre-mesures qui renouaient avec la tradition de la nouvelle démocratie.

La société chinoise était entrée dans une crise, renforcée par des facteurs internes et externes. À l’intérieur, l’échec de la politique des Trois drapeaux rouges, la marche arrière du parti ainsi que la corruption et l’arbitraire des cadres du parti sur tous les plans provoquèrent des conflits sociaux accrus. Sur le plan de la politique étrangère, la contradiction dans le camp socialiste s’approfondit en raison du conflit frontalier entre la Chine et l’Inde, dans lequel l’Union soviétique, qui s’efforçait de parvenir à un équilibre avec les États-Unis pour des raisons stratégiques, adopta de facto une position pro-indienne. Le début de la rupture définitive entre l’Union soviétique et la Chine fut le retrait, en 1960, de plusieurs milliers de techniciens et de spécialistes soviétiques.

Pourtant, au début des années 1960, l’économie commença à se remettre. Simultanément, Mao et ses fidèles lancèrent une campagne idéologique contre le révisionnisme réel et présumé. En termes de politique étrangère, cela fut scellé par la rupture avec l’Union soviétique, et en termes de politique intérieure, les conflits de ligne s’aiguisèrent de nouveau au sein du parti. Avec sa politique, Mao, le dirigeant du parti, se heurta à la résistance du secrétaire général Deng Xiaoping et du chef de l’État Liu Shaoqi, tandis que le Premier ministre Zhou Enlai tendait à adopter une position de médiateur. Mao reçut du soutien de la part du ministre de la Défense Lin Biao, dont la réputation dans le parti et la société avait grandi grâce à l’explosion de la première bombe atomique chinoise en 1964. Lin Biao était aussi celui qui, en 1964, avait rassemblé et publié le Petit livre rouge, les Citations du président Mao Zedong, qui servit tout d’abord à la formation politique des soldats de l’Armée de libération du peuple.

Influencé par les événements en Union soviétique et par les assassinats massifs des forces progressistes d’Indonésie après le putsch de Suharto, Mao porta de plus en plus, au milieu des années 1960, sa critique contre le parti lui-même, qu’il accusait de renoncer à la lutte de classe. Il reprochait à certains membres de la direction, ainsi qu’à l’Union soviétique, d’avoir choisi de suivre la voie de la réconciliation avec le capitalisme, et même de travailler à sa restauration. Les positions de Mao trouvèrent un certain écho dans la population et aux niveaux inférieurs du parti, car les réformes économiques orientées sur le marché et les performances favorisaient l’émergence d’une nouvelle couche de paysans riches, de dirigeants d’entreprises puissants et de cadres du parti corrompus. Mais Mao n’avait pas encore la majorité dans les hautes instances dirigeantes du parti. Il sut cependant mobiliser des pans de la société, l’armée et les niveaux inférieurs du parti contre les cadres. Écarté de l’appareil d’État et sans base de pouvoir dans la capitale, Mao déplaça son activité à Shanghai, à l’époque la deuxième ville la plus importante de la République populaire. Ici, les cadres locaux se joignirent à lui, et ensemble ils développèrent une activité journalistique et propagandiste intense contre les représentants centraux du parti.

Des Gardes rouges déchaînés

Le 10 novembre 1965, sur l’ordre de Mao, parut un article du critique littéraire Yao Wenyuan sur la pièce de théâtre Hai Rui est relevé de ses fonctions, et sur son auteur, Wu Han, le maire-adjoint de Pékin. Bien que l’argument mis en scène se déroule sous la dynastie Ming, il pouvait être lu comme une défense de Peng Dehuai, qui avait critiqué Mao pour le Grand Bond et avait ensuite perdu son poste. Avec cet acte et d’autres similaires, Mao avait pour but d’isoler et de combattre les cadres impopulaires du parti en attaquant leurs fidèles. Dans le cas de Wu Han, l’attaque visait en fait Peng Zhen, le maire et dirigeant du parti de Pékin. Pendant la bataille littéraire, d’autres développements décisifs se jouaient en coulisse. Lin Biao renvoya le chef d’état-major Luo Ruiqing, un proche de confiance de Deng Xiaoping, et Mao licencia le directeur du secrétariat général du parti, Yang Shangkun.

Dans l’atmosphère tendue et marquée par l’insécurité due aux événements précédents, une réunion élargie du Bureau politique se tint le 16 mai 1966, que Mao avait orchestrée, sans y être présent lui-même. Les deux décisions prises lors de cette réunion, Communications du 16 mai et Décision sur la grande Révolution culturelle prolétarienne, marquent le début de celle-ci et signifièrent le renversement de facto du Bureau politique et du secrétariat du Comité central du PCC. Sans doute trop craintifs pour s’opposer à l’autorité du fondateur de l’État et à ses fidèles, les opposants à Mao se montrèrent passifs, troublés et incertains, ce qui faisait le jeu des aspirations des révolutionnaires culturels. Un pouvoir politique considérable revint au Groupe pour la Révolution culturelle auprès du CC, rapidement dominé par le secrétaire de Mao, Chen Boda, et auquel appartenait, entre autres, Jiang Qing, l’épouse de Mao.

Les Communications du 16 mai affirmaient : «Les représentants de la bourgeoisie qui se sont infiltrés dans le parti, le gouvernement, l’armée et différentes sphères de la culture, sont un tas de révisionnistes. Dès que les conditions seront mûres, ils s’empareront du pouvoir politique et transformeront la dictature du prolétariat en dictature de la bourgeoisie. Nous avons déjà repéré beaucoup d’entre eux; d’autres pas encore. Nous faisons encore confiance à beaucoup comme nos successeurs, des personnes comme Khrouchtchev, qui se modèlent sur nous.»

Les Communications étaient la ligne directrice de la Révolution culturelle et, peu après, les médias de la République populaire étaient remplis d’articles de ce genre. L’affichage du premier journal mural en grands caractères [dazibao en chinois, NdT] par l’enseignante et secrétaire du parti de la faculté de philosophie à l’Université de Pékin, Nie Yuanzi, fut le commencement du mouvement de ce qu’on a appelé les Gardes rouges. C’étaient des groupes d’écoliers et d’étudiants citadins, qui s’identifiaient avec les buts de la Révolution culturelle. Portés par leur zèle juvénile et leur dévotion au fondateur de l’État, Mao, et à ses idées, les Gardes rouges protestaient contre les professeurs et les cadres du parti et contestaient l’ordre établi, Petit livre rouge à la main.

La Révolution culturelle s’est pleinement déployée avec le 11e plénum du 8e Comité central du PCC en août 1966. Au cours de la réunion, Mao rédigea son propre dazibao, «Plein feu sur le quartier général», dans lequel il reprochait aux opposants de la Révolution culturelle de pratiquer une terreur blanche. Le plénum arrêta ce qui s’est appelé les 16 points, dans lesquels était annoncé le programme suivant : «Renverser les dirigeants qui empruntent la voie capitaliste, juger les autorités scientifiques réactionnaires de la bourgeoisie, transformer l’instruction, la littérature et l’art, ainsi que toute superstructure qui ne correspond pas à la base économique socialiste, dans l’intérêt du renforcement et du développement de l’ordre socialiste.» Les 16 points soulignaient aussi qu’on devait laisser les mains libres aux masses qui s’éduquaient elles-mêmes dans la Révolution culturelle et qu’il ne fallait pas craindre les troubles.

Le plénum souligna à ce propos le rôle des écoliers et des étudiants. Les Gardes rouges commencèrent alors à organiser des manifestations de masse, à produire des dazibaos, à fouiller les maisons des ennemis et à monter des procès contre eux. Le 18 août, Mao reçut des centaines de milliers de Gardes rouges sur la place Tiananmen, dont les unités devinrent le fer de lance dans la lutte des maoïstes pour imposer leur ligne. Encore en août, ils furent mobilisés par le groupe Révolution culturelle pour attaquer les Quatre vieilleries (vieilles coutumes, vieilles cultures, vieilles conduites, vieilles idées).

Les Gardes rouges déchaînés se répandirent dans toute la Chine et détruisirent les livres, les œuvres d’art et les biens culturels anciens, ils pillèrent les musées et dévastèrent des sites de la culture traditionnelle. Mais cela n’en resta pas au seul iconoclasme. Leurs actes contre les gens perçus comme des ennemis de la Révolution culturelle et de la construction du socialisme devinrent toujours plus violents et provoquèrent toujours plus de victimes. Dans de vastes parties de la République populaire, les troubles, le chaos et l’anarchie commencèrent à se répandre, notamment par le biais d’une directive centrale, qui interdisait l’engagement de la police contre les Gardes rouges. En plus, les Gardes rouges étaient stimulés dans leurs activités par le groupe Révolution culturelle et Mao lui-même ; «On a raison de se révolter», disait le dirigeant.

Hannes A. Fellner est linguiste et philosophe. Le 7 mars 1026, il a présenté dans junge Welt le projet de Route de la soie de la République populaire chinoise.

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par nadine pour le Saker francophone

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