Révolution culturelle chinoise : pas de bouc émissaire [2/2]


Il y a 50 ans débutait la Révolution culturelle chinoise : «Le plus grand recul» et «Les plus lourdes pertes» : c’est ainsi que le Parti communiste chinois évalua les événements plus tard. Le parti évita toutefois de condamner Mao


 

Un volontarisme débordant: des Gardes rouges avec des brassards et la Bible de Mao – Photo: wikimedia.org/Commons/public domain


Par Hannes A. Fellner – Le 17 mai 2016 – Source junge Welt

Au début de 1967, les maoïstes intensifièrent les attaques contre Liu Shaoqi et Deng Xiaoping. Tous deux furent mis en cause dans des dazibaos placardés aux alentours de leurs domiciles privés sur le site du Comité central et leurs familles furent harcelées par les Gardes rouges. En avril, Liu Shaoqi dut rédiger une autocritique à la demande du Comité central et se présenter devant un tribunal des Gardes rouges d’une université. En 1967, il fut emprisonné par des rebelles et, comme Deng Xiaoping, placé en résidence surveillée. Les deux furent relevés de leurs fonctions. Tandis que Liu fut exclu pour toujours du parti en 1968 et mourut un an plus tard, Deng, à qui l’exclusion fut épargnée – vraisemblablement grâce à la main protectrice de Mao – fut exilé.

La clique autour de Mao se servit du chaos provoqué par les Gardes rouges et les rebelles pour créer de nouveaux organes de pouvoir. À Shanghai, par exemple, l’ancienne organisation du parti fut renversée au début de 1967 et remplacée par un Comité révolutionnaire. Ces Comités révolutionnaires issus d’un accord entre les forces révolutionnaires culturelles étaient un triple regroupement d’organisations de rebelles, de l’Armée populaire de libération et des cadres dirigeants révolutionnaires, dans lequel les pouvoirs du parti, du gouvernement et de l’armée étaient réunis comme législatif, exécutif et judiciaire. Les Comités révolutionnaires, qui se répandirent dans tout le pays, agirent d’abord à la place des anciennes organisations du parti, mais reçurent plus tard l’ordre d’organes centraux d’intégrer les anciennes structures en leur sein.

Le fractionnement, apparu très tôt entre les différents groupes de Gardes rouges, qui à leur tour furent soutenus par divers groupements dans les hautes sphères du parti, conduisit à la scission de nombreux Comités révolutionnaires et à des conditions proches de la guerre civile. Même les partisans de Mao furent choqués par la violence et l’anarchie, et critiquèrent les excès de la Révolution culturelle. L’armée se tint d’abord à l’écart des conflits entre les groupes rebelles rivaux, mais intervint finalement de plus en plus fréquemment pour mettre fin aux conflits et rétablir l’ordre.

Victoire des réformateurs

Avec la formation de nouveaux organes de pouvoir, la purge et la réorientation du parti, les buts de la Révolution culturelle étaient atteints pour Mao et les siens, et des mesures furent prises pour normaliser les conditions sociales et politiques. Sous la direction de l’Armée populaire de libération, les Comités révolutionnaires furent stabilisés et la vie du parti quelque peu normalisée. Les Gardes rouges et les rebelles furent envoyés dans les zones rurales de la Chine sous le mot d’ordre «Monter dans les montagnes, descendre dans les villages» – officiellement pour se fortifier à travers la vie et le travail des paysans. Cet envoi de millions de jeunes citadins dans des régions rurales pauvres correspondait de facto à une sorte de bannissement, car le chaos provoqué par les Gardes rouges et leurs luttes de fractions avait gravement affecté l’économie.

En mai 1968, la déportation des Gardes rouges mit fin à la mobilisation des masses. Le 9e congrès du parti, en avril 1969, marqua la transition à une relative normalisation dans la sphère politique. Seuls quelque 30% des membres de l’ancien Comité central étaient aussi membres du nouveau. Seuls quatre des secrétaires du parti dans les provinces conservèrent leur fonction. Les membres du Groupe Révolution culturelle connurent des consécrations plus élevées, en particulier la femme de Mao, Jiang Qing, et le commandant en chef de l’armée, Lin Biao, qui accéda au rang de vice-président du parti et donc de successeur désigné de Mao. Le début de la normalisation fut éclipsé par des escarmouches aux frontières sino-soviétiques à l’extrême-Ouest et à l’extrême-Est de la République populaire. Elles conduisirent à la délocalisation d’importantes installations industrielles à l’intérieur du pays et au renforcement de l’armement.

Au cours des années qui suivirent le 9e congrès du parti, des rivalités et des luttes de fractions apparurent entre le Groupe civil Révolution culturelle autour de Jiang Qing, les représentants de l’Armée populaire de libération autour de Lin Biao et les fonctionnaires pragmatiques autour de Zhou Enlai. Tous cherchaient à s’attirer les faveurs de Mao, qui tentait de se mettre en avant comme médiateur entre les différents courants. La nouvelle de l’accident d’un avion en Mongolie en septembre 1971 plongea de nouveau le parti dans la tourmente. Dans l’appareil se trouvaient Lin Biao et des membres de sa famille. L’historiographie officielle du PCC suppose que Lin Biao, avec des fidèles, planifiait un coup d’État et l’assassinat de Mao. Il eut vent cependant de la divulgation prochaine de son complot et tenta d’échapper, par sa fuite en Union soviétique, à son arrestation imminente.

Quelles que soient les circonstances qui conduisirent à la mort de Lin Biao, les conséquences de l’événement furent une crise de confiance dans la population et la réhabilitation de quelques politiciens tombés en disgrâce au début de la Révolution culturelle. On attribua à Lin Biao la responsabilité du fait que la Révolution culturelle avait échappé à tout contrôle. L’affaiblissement de la fraction autour de Lin Biao renforça le groupe de Jiang Qing, tout comme celui dirigé par Zhou Enlai.

Le congrès du parti de 1973 réhabilita plusieurs victimes de la Révolution culturelle, dont Deng Xiaoping, qui fut immédiatement nommé Premier ministre. Néanmoins, il y eut de nouveau des tentatives de la part des forces regroupées autour de Jiang Qing, de régler des conflits internes au parti au moyen de campagnes de masse. Dans ce contexte, Zhou Enlai développa la politique des quatre modernisations (de l’agriculture, de l’industrie, de la science et de la défense nationale), qui renouait avec la rhétorique de la Révolution culturelle, mais en pratique était orientée sur l’approche pragmatique du développement des forces productives prônée par Deng Xiaoping et d’autres cadres réhabilités. Sa mise en œuvre ne commença toutefois qu’en 1978.

En janvier 1976, Zhou Enlai mourut. La nombreuse participation de la population de Pékin, qui put être comprise comme une critique des personnalités dirigeantes de la Révolution culturelle, conduisit à ce que le groupe emmené par Jiang Qing Mao [l’épouse de Mao, NdT] parvint à convaincre d’éloigner une nouvelle fois Deng Xiaoping de l’appareil du parti. Hua Guofeng fut nommé Premier ministre et vice-président du PCC. Lorsque Mao mourut en septembre 1976, Hua Guofeng triompha dans la lutte de pouvoir contre la Bande des quatre (Jiang Qing, Yao Wenyuan, le dirigeant du parti à Shanghai Zhang Chunqiao et Wang Hongwen) et réhabilita de nouveau Deng Xiaoping. Ainsi, la période de la Révolution culturelle était close. Sa fin provoqua une réaction qui culmina avec la politique de réformes de Deng Xiaoping. Une politique réformiste prit la suite des tendances révolutionnaires impétueuses du courant représenté par Mao.

Des aspects positifs

La Révolution culturelle fut une tentative menée par la ligne de l’impatience révolutionnaire, représentée par Mao, pour poursuivre la politique des Trois drapeaux (voir article précédent). Le problème principal de cette politique était le malentendu, ou la non-prise en compte, des conditions chinoises concrètes et la conviction qu’on pouvait les modifier à son gré et pour finir les surmonter par des appels incessants à l’héroïsme et à l’esprit d’abnégation et de sacrifice des masses. Cela conduisit à l’état d’urgence, au chaos, à la misère et à la souffrance, ainsi qu’à la mise à l’écart du parti et de l’État comme instances médiatrices, ce qui entraîna un bonapartisme incarné par Mao.

Contrairement à l’opinion occidentale communément admise, l’examen de la Révolution culturelle, par les Chinois, fut et est encore une partie importante de l’élucidation de l’histoire à l’intérieur et à l’extérieur du PCC. Depuis qu’elle est terminée, il y eut des procès publics contre ses propagandistes, des excuses pour les crimes qu’ils avaient commis et des réhabilitations des victimes. En 1981 déjà, le PCC adopta une résolution, qui dit : «La Révolution culturelle de mai 1966 à octobre 1976 fut responsable du plus grand recul et des pertes les plus sévères de notre parti, de l’État et du peuple dans l’histoire de la République populaire depuis sa fondation. Elle fut lancée et conduite par le camarade Mao Zedong.» Cela ne déboucha cependant pas sur sa condamnation ni même sa diabolisation. Aujourd’hui, l’idée prévaut dans le PCC, que Mao doit être évalué comme positif à 70%, et à 30% comme négatif.

Et en effet : il y a aussi des aspects positifs de la Révolution culturelle. Les mobilisations maoïstes de masse, indépendamment de leurs intentions, étaient sans aucun doute basées sur un volontarisme. L’hypothèse est que si seul le royaume des idées est révolutionné, la réalité ne tient plus. Il faut cependant constater que la Révolution culturelle – et cela fait partie de ses contradictions – a rencontré un écho dans la population, en particulier la jeunesse. C’est dû à plusieurs raisons.

Même la jeune Chine nouvelle, en raison d’une histoire multimillénaire, portait les stigmates de l’ancienne société avec une bureaucratie étatique rigide et des fonctionnaires léthargiques. Les cadres du parti étaient en de nombreux endroits devenus une couche privilégiée et autoritaire de gestionnaires du statu quo. De ce point de vue, il y a une certaine continuité entre la rébellion du début de la Révolution culturelle et les soulèvements paysans dans l’Empire chinois, qui étaient aussi l’expression de la contradiction entre ville et campagne.

De larges parties de la population ont participé à la définition des processus politiques permettant ainsi, à travers les Comités révolutionnaires, que la Révolution culturelle touche plus ou moins tous les domaines. Cela a aussi donné à de nombreux jeunes gens l’espoir de pouvoir accéder aux professions qu’ils souhaitaient. (Que les Gardes rouges soient ensuite envoyés par le PCC travailler aux champs n’avait évidemment pas exclusivement à voir avec l’apaisement de la situation sociale, mais aussi avec le manque de postes de travail pour des personnes mieux formées dans les villes.) Surtout pour les jeunes, la Révolution culturelle a constitué une soupape favorable aux expérimentations et à une rébellion anti-autoritaire, et c’est pourquoi ce n’est pas par hasard que les Gardes rouges chinois et le maoïsme dans sa version occidentale, ont joué un rôle dans les mouvements de la jeunesse européens de la fin des années 1960.

Les traces de l’ancien existaient aussi dans le domaine de l’art. L’activité artistique dans ses formes les plus élevées n’était réservée qu’à une minorité dans la Chine prérévolutionnaire. Tant l’art paysan que l’art de haut niveau étaient prisonniers d’une tradition multimillénaire, qui se fermait à la nouveauté. Après les premières réponses radicales – l’attitude iconoclaste à l’égard de l’art traditionnel chinois et le rejet véhément de l’art non chinois – une voie a été tracée pendant la Révolution culturelle, visant à conserver l’héritage culturel de la Chine, au sens hégélien du terme, et à le relier à des influences non chinoises. Ici, il faut relever en particulier les travaux de l’ancienne actrice Jiang Qing, qui a réussi à réunir des formes et des contenus chinois traditionnels et occidentaux dans des pièces de théâtre pédagogiques modernes.

Des succès ont aussi été obtenus dans le domaine scolaire. Après les débuts chaotiques, où les établissements d’enseignement étaient fermés, à l’exception des écoles primaires, les degrés inférieurs se sont massivement développés, la plupart du temps avec une marque polytechnique. Au cours de la Révolution culturelle, le taux d’alphabétisation a augmenté de 20%. À la fin, 90% des jeunes entre 15 et 19 ans savaient lire et écrire – pour comparer, ce taux était de 56% à la même époque en Inde.

Des progrès ont également été réalisés dans le système de santé. Par l’envoi de médecins dans les zones rurales et la directive appelant à lier la médecine occidentale à la médecine traditionnelle chinoise, des médecins aux pieds nus ont pu fournir aux paysans des connaissances médicales leur permettant d’assurer les premiers soins. À la fin de la Révolution culturelle, deux tiers de tous les lits d’hôpitaux se trouvaient à la campagne. Cela a conduit à une amélioration spectaculaire de la santé de la population rurale et à une augmentation subite de leur espérance de vie. Elle était de 65 ans en moyenne et donc plus élevée de douze ans que celle des Indiens et des Indonésiens. La position sociale des femmes s’est améliorée grâce aux conquêtes dans le système de santé, les campagnes d’alphabétisation, le développement du système d’instruction et par leur pleine intégration dans la vie active, dans la culture et la politique.

En particulier dans sa première phase orageuse, la Révolution culturelle a eu des effets sur l’économie du pays. Ils n’étaient cependant de loin pas aussi dramatiques que lors du Grand Bond. Pendant les années de la Révolution culturelle, le produit intérieur brut a crû d’environ 6% par année – c’est un peu moins qu’en Inde à l’époque, mais deux fois plus qu’en Indonésie.

L’extension des systèmes de santé et d’instruction, ainsi que l’intégration croissante des femmes dans la vie professionnelle, ont augmenté et élevé la qualification de la main d’œuvre chinoise. Ces réalisations et l’augmentation de la productivité qui lui est associée, devaient se révéler avantageuses pour le programme ultérieur de réformes de Deng Xiaoping, axé sur l’exportation.

Parmi les contradictions de la Révolution culturelle, cela compte aussi que la République populaire ait pu surmonter son isolement international après le drame de la rupture du camp socialiste, par des manœuvres – en partie discutables – entre les grandes puissances. Elle a pu développer ses relations diplomatiques dans le monde entier et a obtenu des sièges à l’assemblée générale de l’ONU et dans son Conseil de sécurité.

Pour le meilleur et pour le pire

La Révolution culturelle fait partie de l’histoire de la Chine, pour le meilleur et pour le pire. Le débat matérialiste historique à propos de la construction de la République populaire, avec toutes les phases contradictoires de l’expérimentation et de l’avance à tâtons sur la bonne voie, avec ses succès et ses reculs, est aujourd’hui encore une tâche importante pour les forces de progrès. Notamment aussi afin de mieux comprendre les récents développements du pays et son rôle international.

À ce sujet, les questions portant sur les conditions générales, les défis et les difficultés que les révolutions et la modernisation ultérieure de pays souffrant d’un sous-développement des forces productives sont particulièrement intéressantes, ainsi que la manière dont les forces progressistes les ont traitées et les traitent en théorie et en pratique. Domenico Losurdo écrit dans la nouvelle édition de son pamphlet Fuir l’histoire ?, paru en 2009 : «C’est en effet la clé pour comprendre les fluctuations caractéristiques de l’histoire des partis communistes et des sociétés qui se sont référées au communisme : il s’agit de souligner le caractère objectivement contradictoire du processus de la conscience, et non la trahison ou la dégénérescence de telle ou telle personnalité. En réduisant tout au culte de la personnalité et en diabolisant Staline, Khrouchtchev a repris le pire aspect de son héritage ; comme il a refusé de procéder de cette manière dans le débat sur Mao, Deng Xiaoping a hérité de sa meilleure part.»

Dans l’analyse de la Révolution culturelle, le PCC a évité de délégitimer le pouvoir révolutionnaire, ce qui a été le cas du PCUS et de son XXe congrès. Les problèmes systématiques, les incertitudes, les contradictions, les reculs et les crimes au cours de la construction d’une société socialiste, n’ont pas été personnalisés par le PCC et imputés à un bouc émissaire ou projetés sur une personnalité destructrice. Il a évité les stratégies visant à se décharger de la responsabilité, stratégies permettant d’attribuer de manière simpliste des erreurs ultérieures à de mauvais comportements isolés – avec la conséquence, comme on l’a vu en Union soviétique, de faciliter la tâche de l’adversaire et de sa propagande. Pourtant, le fait beaucoup plus important est que la stratégie du PCC a permis un véritable débat sur les conditions et les caractéristiques de la construction d’une société socialiste, un débat plus urgent aujourd’hui que jamais dans le monde.

Hannes A. Fellner

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par nadine pour le Saker francophone

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