Par Shelley Kasli (Inde) – Le 19 mars 2016 – Source Oriental Review
La décision de la Russie de réduire considérablement sa présence militaire en Syrie, venant, comme elle l’a fait, sans beaucoup d’avertissement, a laissé le monde s’efforcer de trouver des explications. La Russie vise à maintenir une présence militaire dans sa base navale de Tartous et dans sa base aérienne de Khmeymin. En fait, la Russie se retire sans se retirer.
Beaucoup de gens voient ce dans ce retrait partiel un message au gouvernement Assad de ne pas tenir l’aide militaire de la Russie pour acquise, et d’être plus souple dans les prochaines négociations de paix.
Comme Robert F. Kennedy Jr., avocat et neveu du président américain John Fitzgerald Kennedy l’explique, la principale raison de la tentative occidentale de renverser le gouvernement Assad était de construire un pipeline pour le gaz naturel partant du Qatar, qui traverserait la Syrie, captant ses réserves nouvellement découvertes dans ses eaux territoriales, et qui continuerait à travers la Turquie jusqu’à l’Union européenne, devenant le concurrent principal du Russe Gazprom.
En rétablissant le gouvernement Assad en Syrie, et en installant de manière permanente leurs forces dans les bases syriennes, les Russes ont placé un obstacle infranchissable pour le développement du gazoduc qatari. La Russie s’est aussi mise au point nodal d’autres nouvelles découvertes de gaz en Méditerranée orientale, incluant Israël, Chypre et la Grèce.
Il n’est pas difficile d’imaginer un nouveau gazoduc russe allant vers l’Europe pour servir ces nouveaux partenaires. L’assouplissement des sanctions pourrait-il aussi conduire à la mise en œuvre des plans longtemps reportés de Gazprom d’un second gazoduc sous la mer Baltique pour la Russie et ses partenaires, Royal Dutch Shell, l’Allemand E.ON, et l’Autrichien OMV?
Bien que les puissances impliquées en Syrie tentent de projeter la partition du pays comme dernier recours et solution politique stable qui apporterait l’équilibre, cette conclusion n’a pas été atteinte après que toutes les autres options ont été épuisées, ce qui a amené de nombreux experts à se demander si la partition de la Syrie n’avait pas toujours été le but recherché.
Ci-dessous, une seule de ces options, défendue depuis longtemps par divers experts géopolitiques et publiée en 2013 par le Foreign Policy Research Institute (Institut de recherche sur la politique étrangère).
L’alternative la plus viable à la restauration violente de l’hégémonie sunnite arabe en Syrie est la partition – soit dure, débouchant sur deux États indépendants ou davantage (le Soudan en 2011), soit douce, comme le propose O’Hanlon, avec pour résultat des cantons autonomes centralisés sous un gouvernement fédéral faible (la Bosnie en 1995).
Comme au Liban pendant sa guerre civile de 1975 à 1990, une partition de facto se produit chaque jour. La question est de savoir si la communauté internationale encouragerait un règlement qui concrétise et institutionnalise cette fragmentation plutôt que de chercher à pousser un camp ou l’autre à la victoire.
[Sphères d’influence après une partition en Syrie]
La Jordanie et peut-être Israël trouveraient un ami dans un micro-État druze, tandis qu’un micro-État alaouite sur les côtes ne manquerait pas de s’aligner sur Téhéran et Moscou (en effet, la partition pourrait être le meilleur espoir pour la Russie de maintenir à long terme ses installations navales à Tartous). La zone kurde nouerait probablement une relation étroite avec son pendant en Irak. Les États du Golfe seraient propriétaires du centre (littéralement en de nombreux endroits).
La plupart des nombreux conflits actuels dans le monde ont lieu dans les anciens territoires coloniaux que la Grande-Bretagne a abandonnés, épuisés et appauvris, au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Cet héritage impérial désastreux est toujours extrêmement visible, et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’Empire britannique continue à susciter une controverse aussi dure. Si la Grande-Bretagne a si bien réussi dans ses colonies, pourquoi y en a-t-il tant qui sont, un demi-siècle plus tard, dans un chaos épouvantable, source principale de violences et de troubles ?
La géostratégie britannique pour le sous-continent
La politique britannique à l’égard de l’Asie du Sud et du Moyen-Orient également est uniformément coloniale et radicalement différente de celle des États-Unis. Même aujourd’hui, lorsque Washington est entraînée par des gens aux vues étroites, dans le meilleur des cas, la politique étasunienne ne vise pas à démembrer des pays, mais à en contrôler le régime ou, comme c’est devenu plus fréquent ces dernières années sous l’influence des néocons arrogants, à forcer au changement de régime. Comme cela crée souvent une situation embrouillée – par exemple en Irak, en Libye, en Syrie – les États-Unis préféreraient éviter de tels résultats.
La Grande-Bretagne, en revanche, a construit sa vision géostratégique à l’époque postcoloniale sur la création du désordre, et en favorisant le désordre, pour briser un pays ; c’est exactement dans le même esprit que l’Inde a été partitionnée en 1947. Cette politique débouche sur un long processus de désintégration violente. C’est le processus qui se révèle actuellement dans des pays où les forces coloniales britanniques menaient auparavant la grande vie, et où elles continuent à tirer des ficelles importantes.
Lorsque les Britanniques ont quitté le sous-continent indien en 1947, il a été divisé entre l’Inde et le Pakistan. Les géo-stratèges coloniaux britanniques, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ont réalisé l’importance qu’il y avait à contrôler les champs de pétrole et de gaz. Si la possession ne pouvait pas être maintenue, soutenaient les stratèges, la Grande-Bretagne et ses alliés devaient rester à distance d’attaque pour assurer leur contrôle sur ces réserves de matières premières et les refuser aux autres.
C’est là que l’importance stratégique des Indes britanniques (l’Inde et le Pakistan) entre en jeu, ce que les historiens et les analystes politiques ont oublié.
L’importance stratégique de l’Inde/Pakistan et du Moyen-Orient
L’Allemagne a capitulé le 5 mai 1945 [le 8, en fait, NdT]. Le même jour, le Premier ministre Winston Churchill a ordonné au Post-Hostilities Planning Staff of the War Cabinet de fournir une appréciation de «la politique à long terme requise pour sauvegarder les intérêts stratégiques de l’Empire britannique en Inde et dans l’océan Indien». Et le 19 mai, ce rapport d’évaluation top secret était déposé devant lui. Le point central de ce rapport était que la Grande-Bretagne devait conserver des liens militaires avec le sous-continent, de manière à conjurer la menace de l’Union soviétique dans la région.
Le rapport citait quatre raisons à l’importance stratégique de l’Inde pour la Grande-Bretagne :
- Sa valeur comme base à partir de laquelle les forces qui s’y trouvent puissent être bien placées pour être déployées dans la région de l’océan Indien, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient.
- Un point de passage pour les communications aériennes et maritimes.
- Une large réserve de combattants de bonne qualité.
- À partir du nord-ouest, les forces aériennes britanniques pourraient menacer les installations militaires soviétiques.
Dans chacune des appréciations ultérieures des chefs d’état-major accessibles aujourd’hui, depuis lors et jusqu’à l’indépendance de l’Inde, l’accent était mis sur la nécessité de conserver des liens militaires avec le sous-continent, quels que soient les changements politiques et constitutionnels là-bas. De même, elles soulignaient l’importance particulière du nord-ouest de l’Inde dans ce contexte. (Document top secret, PHP (45) 15 (0) final, 19 may 1945, L/W/S/1/983988 – Oriental and Indian Collection, British Library, London.)
La réalisation de ces objectifs était collectivement nommée le Grand Jeu. Au début du XVIIIe siècle, les Français ont aussi été en mesure de comprendre l’importance de l’Inde et ont activement essayé de faire partie du processus de partage des ressources de l’Inde afin de servir leurs objectifs politiques en Europe. Cela a culminé à l’ère napoléonienne, où Napoléon a compris que tant que l’Inde était entre les mains des Britanniques, il serait impossible de les mettre en échec dans les guerres sur le continent européen. Donc la Grande Armée est entrée en Russie avec un accord tacite de prendre l’Inde par voie terrestre via l’Afghanistan. Lorsque les Britanniques ont pressenti ce plan, ils ont mis sur pied une coalition après l’autre contre la France pour aboutir à la fin à une guerre entre la France et la Russie, dans laquelle Napoléon a été finalement affaibli.
Plus tard, les Russes ont pu comprendre cette route terrestre et ses bénéfices et sont partis pour les khanats [royaume turc ou mongol dirigé par un khan, cf. Wikipédia, NdT] du sud, les occupant les uns après les autres. Les Britanniques, pressentant le danger d’une incursion russe ou d’une occupation pure et simple de l’Inde, ont fait trois choses:
- Ils ont transformé les royaumes tampons d’après 1857, en Cachemire, Afghanistan et États fédérés sikhs.
- Ils ont formé l’Armée indienne britannique aux techniques de l’état-major général telles que les prévoyaient des stratèges allemands comme Moltke et autres.
- Ils se sont immiscés dans le patrimoine culturel de l’Inde.
L’ingénierie sociale a été menée de telle manière qu’en 100 ans, les Indiens ont tout perdu de leurs glorieuses traditions – culture, usages, sciences – en pensant qu’ils n’avaient rien à faire d’elles et se sont soumis docilement aux Britanniques et à leur système d’éducation.
Pour parvenir au contrôle total de l’Inde, les Britanniques ont recouru à la politique du diviser pour régner en termes de religion, clan, tribu, caste, région et langue ; nous en ressentons encore les effets comme une descente continuelle dans un esclavage mental, émotionnel et psychologique, dont les Indiens n’ont jamais été capables de sortir. C’est exactement ce qui se joue dans la zone de guerre du Levant aujourd’hui. La même stratégie se perpétue jusqu’à aujourd’hui, dissimulée sous divers noms et termes – Nouveau Grand Jeu, Guerre froide, Nouvelle guerre froide, etc.
Combien de pays exactement ont-ils été divisés même après la fin de la Seconde Guerre mondiale au nom de l’équilibre des forces dans diverses sphères d’influence ? Lorsque les frontières ont été tracées, les conflits ont été dessinés avec elles et cela s’est appelé un Plan de paix. Exactement comme la Syrie aujourd’hui, même l’Inde a été partitionnée par les Britanniques en 1947 : quelle paix cela a-t-il apporté aux deux pays ? Pourquoi l’Inde et le Pakistan s’accusent-ils mutuellement et, fait intéressant, ignorent ou ne reconnaissent jamais les raisons stratégiques pour lesquelles ils ont été divisés par les Britanniques ? Plus important encore, après plus de 60 ans d’indépendance, pourquoi les anciennes colonies accepteraient-elles les frontières tracées par les Britanniques qui n’ont fait qu’apporter plus de destruction ?
Shelley Kasli
Shelley Kasli est le fondateur-rédacteur en chef de GreatGameIndia, la seule revue trimestrielle indienne de géopolitique et de questions internationales.
Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par nadine pour le Saker francophone
Ping : Le Grand Jeu et la partition de la Syrie (Oriental Review) – ResistanZ