Par Dan Froomkin – Le 13 février 2016 – Source The Intercept
La joute verbale qui a eu lieu jeudi dernier lors du débat entre les candidats démocrates à la présidence des États-Unis, Hillary Clinton et Bernie Sanders, dont l’objet était de savoir si Henry Kissinger est un homme d’État ou un paria politique, a laissé transparaître un fossé gigantesque au sein du Parti démocrate sur la question de la politique étrangère des États-Unis.
Clinton et Sanders se font face, de chaque côté de ce fossé. L’une représente les faucons de la politique étrangère de Washington, qui révèrent et parfois même travaillent pour Henry Kissinger. L’autre représente le groupe marginalisé des non-interventionnistes, qui ne peuvent en aucun cas pardonner à quelqu’un qui a sur les mains le sang de millions de personnes basanées.
Kissinger est un incroyable verre polarisant au travers duquel on réalise quels sont les enjeux du choix entre les candidats Clinton et Sanders. Mais cela ne fonctionne, bien sûr, que si l’on sait qui est Kissinger, ce qui assurément n’est pas le cas de nombreux électeurs aujourd’hui.
Certains d’entre nous ont peut-être le vague souvenir qu’il a reçu le Prix Nobel de la Paix pour ses efforts à mettre un terme à la guerre du Vietnam (à l’époque, le comique Tom Lehrer avait dit que cette remise de prix avait rendu obsolète toute satire politique), et qu’il a joué un rôle central dans la politique d’ouverture à la Chine du président Nixon .
Mais Kissinger est détesté par de nombreux analystes de politique étrangère qui se situeraient sur la gauche de l’échiquier politique (le Parti démocrate). Ils le considèrent comme un égocentrique immoral qui a accompagné des dictateurs sur le chemin du pouvoir, étendu la durée de la guerre du Vietnam, ouvert la voix aux massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, mis en place un génocide au Timor oriental, renversé le gouvernement de gauche, démocratiquement élu, du Chili et encouragé Nixon à mettre sur écoutes ses adversaire politiques.
Tout d’abord, passons en revue ce qui s’est passé lors de ce débat télévisé, dont voici la transcription:
https://youtu.be/KG9GFzM7zc4
SANDERS: Là ou la ministre (Clinton) et moi sommes en profond désaccord, lors de notre dernier débat et dans son livre, un très bon livre d’ailleurs, dans son livre et lors de notre dernier débat, elle a expliqué qu’elle a toujours recherché l’approbation, les conseils, voire le tutorat de Kissinger. Je trouve cela assez incroyable, parce qu’il se trouve que je suis de ceux qui croient que Henry Kissinger fut l’un des plus macabres ministre des Affaires étrangères de l’Histoire moderne de ce pays.
(Applaudissements.)
Je suis fier de dire que Henry Kissinger n’est pas mon ami. Je ne chercherai pas à recevoir de conseils de Henry Kissinger. En effet, ses actions au Cambodge, lorsque les États-Unis ont bombardé ce pays, ont mené au renversement du Prince Sihanouk, créant ainsi l’instabilité qui a permis l’arrivée au pouvoir de Pol Pot et ses Khmers rouges, qui ont massacré 3 millions d’innocents, dans ce qui fut l’un des plus terribles génocides de l’Histoire de ce monde. Alors vous pouvez compter sur moi pour ne pas faire partie de ceux qui l’écoutent.
(Applaudissements.)
IFILL: Madame la Ministre Clinton?
CLINTON: Je crois comprendre que des journalistes vous ont demandé qui sont vos conseillers en politique étrangère, et que nous attendons toujours la réponse.
SANDERS: Eh bien je peux vous dire de façon certaine que ce n’est pas Henry Kissinger.
CLINTON: Fort bien, fort bien.
(Rires.)
Vous savez, j’écoute de nombreux avis de personnes qui ont une certaine expérience dans différentes disciplines. Je pense qu’il est juste de reconnaître, quelles que soient les plaintes que vous ayez à son égard, qu’en ce qui concerne la Chine, une des relations les plus difficiles que nous ayons à entretenir, l’ouverture vers la Chine qu’il a initiée, ainsi que les relations qu’il entretient jusqu’à ce jour avec les dirigeants chinois, sont d’une incroyable utilité pour les États-Unis d’Amérique.
(Applaudissements.)
Alors s’il faut être difficile, et c’est certainement mon cas, dans nos choix des gens qu’on écoute ou qu’on n’écoute pas, ou qu’on n’écoute seulement sur certains sujets, alors je pense que nous nous devons d’être justes et regarder le monde dans son ensemble, parce que c’est un monde compliqué auquel nous avons à faire.
SANDERS: En effet.
CLINTON: Et je vous l’accorde, certaines des personnes avec lesquelles nous sommes en désaccord ont peut-être des informations, et des relations que le Président se doit de comprendre pour mieux remplir son devoir de protection des États-Unis.
(Applaudissements.)
SANDERS: Je trouve qu’il s’agit d’une très différente perspective historique dans le cas qui nous intéresse. Kissinger était une de ces personnes qui, pendant la guerre du Vietnam, était un adepte de la théorie des dominos. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’en souvenir. La théorie des dominos, vous savez, c’est celle qui explique que si on perd le Vietnam, la Chine, blablablablabla. C’est ce dont on parlait à l’époque, du grand péril chinois. Et soudainement, une fois la guerre terminée, revoilà le même type qui, vous avez raison, a initié l’ouverture à la Chine, qui se met à négocier toutes sortes d’accords commerciaux, dont a résulté un chômage massif aux États-Unis, suite aux délocalisations d’entreprises américaines en Chine. La terrible dictature communiste de laquelle on devait selon lui se méfier, est soudainement devenue l’endroit ou nos entreprises devaient déménager. Ce genre de type n’est pas ma tasse de thé.
(Applaudissements.)
Maintenant, quelques éléments de contexte sur Kissinger.
Greg Grandin, un professeur d’Histoire de l’Université de New-York, a récemment publié un livre qui tombe à pic, intitulé Dans l’ombre de Kissinger: la longue portée de l’homme d’État le plus controversé des États-Unis. Dans un article à The Nation de la semaine dernière, intitulé Henry Kissinger: le tuteur d’Hillary Clinton en Guerre et Paix, il livre un portrait lapidaire:
Regardons en détail les réalisations de Kissinger durant la période où il fut le chef de la diplomatie de l’administration Nixon.
- Il a inutilement prolongé la guerre du Vietnam de cinq années.
- Il a fait bombarder illégalement le Cambodge et le Laos.
- Il a poussé Nixon à mettre sur écoute ses équipes et des journalistes.
- Il porte la responsabilité de trois génocides, au Cambodge, au Timor oriental et au Bangladesh.
- Il a encouragé Nixon à poursuivre Daniel Ellsberg pour avoir publié Les papiers du Pentagone, déclenchant ainsi un enchaînement d’événements qui ont précipité la chute du gouvernement Nixon.
- Il a renforcé l’ISI, les services secrets pakistanais, et les a encouragés à utiliser un islam politique pour déstabiliser l’Afghanistan.
- Il a été à l’origine de la politique, addictive pour les États-Unis, de pétrole-contre-armes avec l’Arabie saoudite et avec l’Iran avant sa révolution.
- Il a encouragé d’inutiles guerres civiles en Afrique subsaharienne, qui, au nom d’un soutien au suprémacisme blanc, ont laissé dans leur sillage des millions de morts.
- Il a soutenu d’innombrables coups d’État et escadrons de la mort en Amérique latine.
- Il s’est acquis les bonnes grâces de la première génération de néo-conservateurs, les Dick Cheney et Paul Wolfowitz, qui ont amené le militarisme américain à un niveau supérieur de désastre pour le pays.
Tous les détails sont disponibles dans le livre Dans l’ombre de Kissinger!
Un décompte exact n’a pas été fait, mais une rapide addition attribuerait trois, peut-être quatre millions de morts aux actions de Kissinger, cependant cette estimation sous-estime probablement le nombre de victimes en Afrique subsaharienne. On n’a qu’à tirer un fil du maillage intriqué que représentent les crises internationales aujourd’hui, et il y a fort à parier que le fil remonte à une des actions de Kissinger entre 1968 et 1977.
- La sur-dépendance au pétrole saoudien? Merci Kissinger.
- Retour de flamme de l’instrumentalisation de l’islam radical pour déstabiliser les alliés soviétiques? Kissinger encore.
- Une course folle à l’armement au Moyen-Orient? Bingo! C’est Kissinger. La rivalité sunnites-chiites? Ouais, Kissinger.
- L’impasse dans laquelle se trouve la relation Israël-Palestine? Kissinger.
- La radicalisation de l’Iran? «Une aberration», fut la description que fit le diplomate chevronné George Ball au sujet de l’attitude de Kissinger vis-à- vis du Shah d’Iran.
- La militarisation du golfe Persique? Encore et toujours Kissinger.
L’essayiste aujourd’hui disparu Christopher Hitchins a examiné la liste des crimes de guerre de Kissinger dans son ouvrage de 2001 intitulé Le procès d’Henry Kissinger.
Morceaux choisis:
- Des massacres de masse délibérés de populations civiles en Indochine.
- La complicité délibérée de meurtres de masse, puis d’assassinats ciblés au Bangladesh.
- La tentative de corruption et l’assassinat planifié d’un officier d’État haut gradé d’une nation démocratique, le Chili, avec lequel les États-Unis n’étaient pas en guerre.
- La participation personnelle et active dans un projet d’assassinat du chef de l’État de la nation démocratique de Chypre.
- L’attisement et la facilitation d’un génocide au Timor oriental.
- La participation personnelle et active dans un projet d’enlèvement puis d’assassinat d’un journaliste vivant à Washington.
Le rôle joué par Kissinger dans le génocide qui eut lieu au Timor oriental est moins connu que celui qu’il orchestra en Indochine. L’écrivain Charles Glass a écrit un article sur cet épisode en 2011:
Le 6 décembre 1975, Kissinger et Gerald Ford rencontraient le président indonésien Suharto, et lui promirent d’augmenter les livraisons d’armes à son régime pour mater l’ancienne colonie portugaise qu’était le Timor. Comme le rapportent des télégrammes diplomatiques au sujet de ce conseil de guerre, Kissinger insista sur le fait qu’il était possible d’affiner le choix des armes livrées selon le mode opératoire de l’attaque indonésienne sur l’île de Timor: «Tout dépend comment on veut l’interpréter: est-ce un acte d’auto-défense du territoire indonésien, ou est-ce considéré comme une opération à l’étranger?»
Comme personne au Timor oriental n’avait encore attaqué l’Indonésie, ni n’en avait l’intention, il aurait été difficile pour Suharto de jouer la carte de l’auto-défense. Mais Kissinger allait lui arranger le coup. Tout ce qu’il fut demandé à Suharto était de retarder de quelques heures son projet d’invasion, le temps pour Kissinger et Ford de quitter Jakarta. Kissinger comptait bien sur l’incapacité du public américain à faire le lien entre sa présence à la conférence à Jakarta et l’invasion du Timor du lendemain, du moment que lui et Ford étaient déjà de retour à Washington au moment où le massacre débutait. Il avait raison au sujet des médias américains. L’armée indonésienne envahit le 7 décembre, un jour commémorant une atrocité antérieure, et massacra environ un tiers de la population du Timor oriental. A part cinq journalistes australiens sur place que l’armée indonésienne massacra, la presse américaine ne dit pas un mot sur l’invasion et l’occupation qui s’ensuivit. Bien joué Henry !
Au moment où Suharto fut déposé en 1998, Kissinger s’était déjà recyclé dans le privé, facturant grassement des activités de conseil à des gens comme Suharto sur la manière de maquiller leurs crimes. Dans les médias qui savaient comment flatter son penchant pour l’auto-congratulation, il endossa aussi les habits de l’homme d’État expérimenté dont les conseils étaient recherchés (et souvent payés) par les dirigeants de ce monde. Il était le patriote dont l’amour pour son pays s’arrêta tout de même à la porte de la Commission 9/11, qui aurait risqué de divulguer le montant des cachets payés par la famille royale saoudienne pour ses conseils.
Le rôle que Kissinger joue toujours dans la politique étrangère actuelle est parfaitement illustré par Hillary Clinton, une fan de la première heure, et aujourd’hui une amie intime. Récemment, en novembre dernier, elle publia dans le Washington Post une recension du dernier ouvrage de Kissinger, L’Ordre du Monde (World Order). Un résumé peut être lu ici.
Clinton qualifia l’ouvrage de «Kissinger pur jus, avec cette combinaison qui lui est particulière d’une vision large et d’une acuité analytique, couplées à cette capacité qui est la sienne à mettre en rapport des événements avec des tendances de fond». Elle ajouta que «son analyse, malgré certaines différences sur des politiques particulières, coïncide dans les grandes lignes avec la stratégie générale de l’administration Obama, qui s’efforce depuis six ans de bâtir une architecture sécuritaire et de coopération mondiale pour le XXIe siècle”.
Elle ajouta enfin qu’«il ressort de cet ouvrage un étonnant idéalisme. Il nous rappelle que, même lorsqu’en présence de tensions entre nos valeurs et nos autres objectifs, l’Amérique réussit à concilier les deux en défendant nos valeurs, et non en les esquivant, et que l’Amérique mène le monde en faisant participer ses peuples et ses sociétés, la seule source de légitimité, et non en laissant carte blanche aux seuls gouvernements».
Un passage clé:
Kissinger est un ami, et j’ai eu recours à ses conseils lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères. Régulièrement, il venait me donner son avis, partageant ses analyses savantes sur les dirigeants étrangers, et partageant avec moi des compte-rendus de ses voyages. Bien que nous abordions souvent de façon assez différente les affaires du monde, et que les solutions que nous envisagions aient pu varier, ce qui ressort clairement de ce nouvel ouvrage est une conviction que le Président Obama et moi-même partageons: une conviction de l’indispensable continuité de la prééminence des États-Unis, au service d’un ordre mondial plus juste et libéral.
La différence d’opinion des deux candidats à la présidence des États-Unis au sujet de Kissinger est intéressante au-delà des considérations académiques ou historiques. La façon dont un candidat à la présidence apprécie Kissinger est un signe révélateur de sa vision du monde, et un signe avant-coureur du type de décisions qu’il ou elle prendra une fois aux commandes. Et peut-être de façon plus importante, cette relation à Kissinger suggère quelle sera la composition du cabinet présidentiel pour les fonctions régaliennes que sont la diplomatie, la défense, le ministère de l’Intérieur et les services de renseignement.
Sanders n’a pas encore révélé l’identité de ses conseillers diplomatiques, en supposant qu’il en ait. (Pour suggérer quel serait le cabinet diplomatique idéal selon vous, écrivez-moi à froomkin@theintercept.com). Mais Clinton, elle, choisit clairement les siens dans les vieilles troupes habituelles de technocrates sécuritaires, tapis dans les officines de conseil en politique étrangère de Washington en attendant leur heure.
Ils travaillent dans des sociétés comme Albright Stonebridge, un poids lourd mondial du conseil en politique étrangère, dirigé par l’ancienne ministre des Affaires étrangères Madeleine Albright, un soutien inconditionnel de Clinton. Ils travaillent aussi chez Beacon Global Strategies, une officine de conseil en politique étrangère de haut-vol qui distille ses conseils à Clinton, mais aussi à Marco Rubio et Ted Cruz. Et ils travaillent bien sûr aussi chez Kissinger Associates. En fait, Bob Hormats, un ancien dirigeant de Goldman Sachs avant d’assister Hillary Clinton au poste de vice-ministre des Affaires étrangères, est actuellement son conseiller en politique étrangère, tout en remplissant le poste de vice-directeur de Kissinger Associates.
Malgré la rhétorique ouvertement belliqueuse et méprisante pour les droits de l’homme des candidats du Parti républicain, on constate qu’ils vont chercher leurs conseillers dans les mêmes officines.
Il y a quelques semaines de cela, je me suis entretenu avec Chas Freeman, l’ancien diplomate qu’un jour j’ai qualifié de «dézingueur de la pensée unique», dont le non-interventionnisme et l’approche modérée envers le Moyen-Orient est si peu kissingeresque que sa nomination surprise en 2009 par le Président Obama au Conseil national du renseignement n’a duré que quelques jours.
Il s’est étonné de l’absence de contre-opinion honnête au sein de l’élite des conseillers et décideurs en politique étrangère à Washington. Il m’a dit : «L’élite qui décide de la politique étrangère de ce pays a carrément oublié de prendre ses médicaments.» «Il n’y a aucun débat car ils sont tous pour l’interventionnisme américain à l’étranger, et tous favorisent une approche militaire. Ils font tous partie de la mouvance néoconservatrice. Tu les trouves introduits partout dans le camp républicain, tout comme dans le camp Clinton.»
Imaginez deux catégories de gens : ceux qui s’acoquinent avec Kissinger dans les soirées en ville, et ceux qui aimeraient lui cracher au visage. L’élite médiatique à Washington est à peu près intégralement dans la première catégorie. En fait, ils encourageraient probablement l’arrestation de celui qui oserait lui cracher au visage.
Puisqu’ils ne voient qu’un côté de la question de la politique étrangère, ils ne veulent pas entrer dans le débat. Nous avons eu la possibilité d’avoir un court aperçu de l’appétit de l’élite médiatique pour tout débat honnête sur le sujet, lors du débat télévisé sur PBS jeudi dernier.
Au moment où Sanders souleva la question de l’implication de Kissinger dans la guerre du Vietnam, une des deux journalistes animatrices du débat, soit Gwen Ifill ou Judy Woodruff, toutes deux célébrités assidues des cocktails politiques mondains de Washington, murmura dans son micro qu’elle croyait éteint «Mon Dieu…» [le voilà qui recommence à radoter, NdT]
Traduit par Laurent Schiaparelli, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone
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