Par Alastair Crooke – Le 11 décembre 2025 – Source Conflicts Forum
Dans son discours à Riyad du mois de mai, le président Trump justifiait son mode transactionnel de formulation des politiques : obtenir la paix par le commerce plutôt que par la guerre.
Le libellé de la Stratégie de sécurité nationale (SSN) étasunienne du 4 décembre va encore plus loin : il est formulé en termes de « régions d’influence« , plutôt que d’hégémonie, et de gestion des intérêts financiers des parties prenantes. Il abandonne la phraséologie d’un ordre fondé sur des règles et évite les appels à la démocratie et aux valeurs occidentales.
Mais que signifie vraiment cette « paix par le commerce » ?
Le cœur de la géopolitique de Trump, révélé dans la SSN, est d’éviter le risque imminent d’effondrement impérial. Il y parle d’Atlas portant la terre et souligne que les États-Unis ne peuvent plus continuer à assumer un tel fardeau impérial.
La SSN, par conséquent, est en fin de compte centré sur une tentative de résolution des contradictions économiques qui ont amené les États-Unis à ce point là – une dette en plein essor et une matrice fiscale incontrôlable qui, en l’absence de solution, ordonne que l’Empire se replie.
La question centrale devient donc de savoir comment financer « l’Empire » face à une réalité économique mal engagée et distordue. De toute évidence, le point de départ était de reconnaître que les sanctions ont échoué. La tentative de verrouiller la Chine (et par extension la Russie) hors de la boucle économique a échoué, car elles se sont adaptées et ont renforcé leurs économies internes – et, dans le cas de la Chine, ont renforcé sa pertinence dans les chaînes d’approvisionnement internationales.
Nous assistons donc à un net changement vers un « modèle » impérial différent. La SSN suggère indirectement que sans la domination qui permet de forcer de gros investissements en argent et en infrastructures dans l’économie américaine, et sans une hégémonie continue du dollar, les États-Unis seront en grande difficulté.
La SSN n’est donc pas un rejet de l’Empire ; elle conclut néanmoins que les moyens d’une domination américaine (quoique) atténuée nécessitent un « corollaire Trump à la doctrine Monroe« .
Dans ses remarques liminaires, la SSN déclare que :
Les élites américaines de la politique étrangère, convaincues que la domination américaine permanente du monde entier était dans le meilleur intérêt de notre pays … [avaient] surestimé la capacité de l’Amérique à financer, simultanément, un énorme État administratif de réglementation du bien-être aux côtés d’un énorme complexe militaire, diplomatique, de renseignement et d’aide étrangère.
Ici, la SSN met au premier plan la question du financement de la politique étrangère américaine.
De manière significative, dans le contexte du manque de financement, le document s’attaque au système de libre-échange :
Ils ont pris des paris extrêmement erronés et destructeurs sur le mondialisme et le soi-disant « libre-échange« , qui ont érodé la base même de la classe moyenne et de l’industrie dont dépend la prééminence économique et militaire américaine.
Cet aspect constitue peut-être le changement de cap le plus radical envisagé par la SSN. Il concerne deux architectures alternatives de l’économie : d’une part, le système britannique de « libre-échange » tel qu’adopté par Adam Smith, et le « Système américain » tel que préconisé par Alexander Hamilton. La SSN inclut un rejet explicite du système de « libre-échange » et mentionne même le nom d’Alexander Hamilton – donnant une indication claire de la direction dans laquelle Trump se dirige (du moins son ambition).
Le « système américain » n’est pas originaire des États-Unis ; il a d’abord été explicitement élaboré par l’économiste allemand Friedrich List au 19ème siècle. Mais le système a gagné le label « américain » parce qu’il a été pratiqué aux États-Unis pendant environ 150 ans. A cette époque, les États-Unis utilisaient des taxes douanières, des subventions d’État et d’autres obstacles au commerce pour soutenir les industries nationales et protéger les emplois bien rémunérés. Mais dans la période d’après-guerre, les États-Unis ont réorienté leur politique économique, penchant progressivement en faveur du système britannique de libre-échange. En effet, Trump a, de temps en temps, évoqué le recours d’Hamilton aux taxes douanières.
Mais juste pour être clair, un passage à un modèle économique fermé – comme la Chine (et dans une certaine mesure la Russie) l’ont fait pour se protéger de la guerre financière américaine – prend des décennies, et Trump n’a pas le temps. Il est pressé.
La contradiction la plus évidente de l’évolution de Trump vers un mode de fonctionnement transactionnel est simplement de savoir comment vendre les instruments de dette américains nécessaires pour financer le budget lorsque la demande de dollars dans le commerce international diminue. Et ce, à un moment où Trump insiste simultanément pour réduire les paiements des intérêts de la dette qui menacent la solvabilité de ses méga dépenses de prestige dans l’IA ? Les intérêts représentent désormais 25 cents pour chaque dollar collecté aux États-Unis par le biais de la fiscalité. Une telle contradiction problématique oblige à manipuler les gens pour qu’ils achètent de la dette américaine – malgré la baisse de ses rendements.
La solution de Trump est d’utiliser les taxes douanières pour secouer à la fois les Alliés et les adversaires et les forcer à promettre des milliards de dollars d’investissements étrangers. Le secrétaire américain au Trésor a, de son coté, ordonné aux investisseurs mondiaux d’acheter de la dette américaine. La contradiction ici est que les taxes douanières sont en fin de compte payés par les consommateurs américains et sont inflationnistes – augmentant ainsi les difficultés économiques américaines.
Comment cette nouvelle approche commerciale fonctionne-t-elle géo-politiquement ? En Ukraine, « l’approche commerciale » suppose que la solution au conflit prolongé nécessite un système où la possibilité d’avantages financiers se poursuit. C’est-à-dire que le problème stratégique consiste à diviser le « gâteau économique ukrainien » entre les « parties prenantes« :
Rédigés en termes diplomatiques polis, les paiements continus sont identifiés comme “le programme de prospérité qui vise à soutenir la reconstruction de l’Ukraine après la guerre ; les initiatives économiques conjointes américano-ukrainiennes évoquées et les projets de redressement de l’Ukraine. » (C’est un langage codé pour dire que le Sénat américain et l’UE conservent un mécanisme financier à exploiter à des fins personnelles, c’est-à-dire comment continuer le blanchiment habituel des profits).
D’après ce langage, il semble que Witkoff et Kushner soient convaincus qu’ils peuvent construire un système de récompense financière pour les banques occidentales, les investisseurs, les politiciens et les responsables ukrainiens qui conserveront les avantages de la guerre sans l’ingrédient accessoire de l’effusion de sang.
Si la délégation américaine peut y parvenir, alors la Russie peut prendre le territoire qu’elle souhaite, les responsables ukrainiens corrompus peuvent continuer à écrémer l’argent des investissements, l’UE peut conserver le pouvoir qu’elle souhaite pour obtenir des paiements financiers, les politiciens américains peuvent utiliser les “projets de relance à long terme” pour le blanchiment d’argent et les banques d’investissement quasi publiques/privées peuvent bénéficier de l’exploitation des ressources ukrainiennes.
Ceci est évidemment dérivé de l’expérience dans la mise en place d’une transaction immobilière à New York.
S’il est vrai que des intérêts financiers sont présents dans le conflit ukrainien, ils ne sont pas les seuls intérêts en jeu : la Russie a un intérêt existentiel à créer un environnement de sécurité solide et étanche et à vaincre durablement l’OTAN et ses adhérents européens. Et les élites européennes ont un désespoir égal et opposé d’éviter une défaite écrasante face à la Russie.
La SSN dit que la stabilité en Europe est un intérêt primordial des États-Unis mais une autre faction puissante aux États-Unis sape la stabilité en Europe en insistant pour que les Européens se réarment et soient prêts à une guerre contre la Russie d’ici 2027. Les élites européennes se conforment car elles ne supportent pas la perspective que la Russie « gagne » et devienne ensuite un acteur important au sein de l’Europe. (Des motifs aigres de vengeance sont également en jeu, dans certains quartiers importants de Bruxelles).
Ainsi, nous pouvons observer une nouvelle évolution de ce modèle commercial à la Trump, comme le souligne Alexander Christoforou :
Au lieu d’essayer de tout faire vous-même, vous vous concentrez sur les compétences de base en tant qu’entreprise, n’est-ce pas ? Et ensuite, vous allez sous-traiter tout le reste à des partenaires. Donc, l’Europe sera sous-traitée aux Européens. L’Asie sera sous-traitée à des mandataires en Asie. C’est comme une franchise, nous [les États-Unis] allons nous concentrer sur notre voisinage [l’hémisphère occidental] et ensuite nous aurons nos trois, quatre franchises là-bas et ils vont nous payer leurs 7% de frais de franchise, mais ils vont s’occuper de leur région.
Juste pour clarifier les choses, la SSN déclare :
Les termes de nos accords, en particulier avec les pays qui dépendent le plus de nous et donc sur lesquels nous avons le plus d’influence, doivent être des contrats à fournisseur unique pour nos entreprises [américaines]. En même temps, nous devrions tout mettre en œuvre pour évincer les entreprises étrangères qui construisent des infrastructures dans la région.
Dans le contexte de la volonté des États-Unis de définir des « régions d’influence« , une des principales conclusions de la SSN est l’accent mis sur l’hémisphère occidental et les Amériques. elle dit même que les États-Unis “affirmeront et appliqueront un corollaire Trump à la doctrine Monroe là-bas« .
C’est ici que nous pouvons observer un courant plus profond qui sous-tend la SSN.
Un retour à l’architecture économique hamiltonienne est très improbable dans les circonstances actuelles. Au lieu de cela, ce que nous voyons des actions américaines au Venezuela est actuellement une « compétition » froide, mais potentiellement chaude, pour savoir qui façonnera le prochain système mondial. Exclure la Chine de l’Amérique latine est clairement une option.
Alex Krainer explique :
« Le gouvernement vénézuélien a offert cet été à Washington les conditions les plus généreuses qu’un adversaire ait accordées aux États-Unis depuis des décennies. Le Venezuela a proposé d’ouvrir tous les projets pétroliers et aurifères existants aux entreprises américaines – accordant des contrats préférentiels aux entreprises américaines – inversant ainsi potentiellement le flux des exportations de pétrole vénézuélien de la Chine vers les États-Unis”
Ce n’était pas juste un « accord« . Essentiellement, il s’agissait d’un abandon inconditionnel de la souveraineté des ressources aux intérêts des entreprises américaines.
La réponse de l’administration Trump : un « non » catégorique. À la place, les moyens [navals et] militaires continuent de s’accumuler au large des côtes du Venezuela.
C’est là que ça devient vraiment intéressant. Alors que Washington a rejeté l’offre de Maduro, Pékin a doublé la mise. La Chine a dévoilé un accord commercial à tarif zéro à l’Expo de Shanghai en novembre et un traité bilatéral d’investissement. Des sociétés privées chinoises, CCRC, investissent maintenant plus d’un milliard de dollars dans les champs pétrolifères vénézuéliens dans le cadre de contrats de production d’une durée de 20 ans.
Alors pourquoi les États-Unis refuseraient-ils exactement ce qu’ils prétendent vouloir [les énormes réserves de pétrole du Venezuela], sans avoir à tirer un coup de feu ? La réponse révèle quelque chose de beaucoup plus significatif sur la façon dont la puissance mondiale est susceptible de fonctionner à l’avenir
[Le pouvoir mondial] consistera à prendre le contrôle de l’architecture économique mondiale elle-même. Et [la compétition tournera autour de] quel système – l’ordre fondé sur des règles de Washington ou l’alternative émergente de Pékin – dominera dans l’hémisphère occidental et au-delà. Le Venezuela est devenu l’échiquier où s’affrontent deux visions incompatibles de l’ordre mondial.
Ce que la Chine a construit au Venezuela n’est pas seulement une relation commerciale. Il s’agit d’une chaîne d’approvisionnement intégrée de ports, de prêts et de corridors de matières premières – un réseau de plus en plus résistant aux pressions extérieures. Et c’est exactement [ce qui dérange] du point de vue de Washington. Parce que lorsque nous parlons de l’ordre mondial émergent, nous discutons de la concurrence entre un système dirigé par les États-Unis et celui que la Chine désire.
L’approche américaine repose sur le dollar. Elle repose sur des institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale qui fonctionnent selon des règles écrites en grande partie à Washington. Cela exige que les pays s’intègrent dans un système commercial où les États-Unis et leurs alliés conservent la capacité d’imposer des coûts, par le biais de sanctions principalement, aux acteurs qui violent les règles établies.
Mais la Chine n’exige rien de tout cela : elle s’appuie sur des principes fondamentalement différents. Elle ne demande pas de réforme des systèmes politiques, ni d’adopter un système basé sur sa monnaie. Elle n’insiste pas non plus sur un alignement sur la politique étrangère.
Pourquoi alors l’Amérique a-t-elle rejeté l’offre de Maduro ? Parce que le vrai problème n’est pas le pétrole. L’huile est fongible. La question clé est celle énoncée dans la SSN : Dans la forteresse régionale de Washington, le corollaire Trump à la doctrine Monroe affirme “que les États-Unis feront tout leur possible pour expulser les entreprises étrangères qui construisent des infrastructures dans la région”.
Trump montre, par son blocus naval du Venezuela, que les chaînes d’approvisionnement chinoises, les prêts, les systèmes de paiement alternatifs et les corridors de matières premières seront “expulsés” de la forteresse américaine qu’est l’hémisphère occidental. D’où le blocus naval du Venezuela et de Cuba.
C’est le premier round d’une guerre pour savoir qui façonnera l’architecture et le système économiques en Amérique latine, et bien sûr au-delà.
C’est extrêmement symbolique et dangereux. Par quels moyens – économiques ou militaires – le corollaire Trump sera-t-il appliqué ? Nous verrons bien.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.