Par M.K. Bhadrakumar – Le 14 juin 2024 – Source Indian Punchline
L’État profond aurait dû être alerté il y a cinq ans lorsque le candidat Joe Biden a annoncé qu’il était déterminé, s’il était élu président, à faire payer le prix aux dirigeants saoudiens et à faire d’eux les parias qu’ils sont.
Joe Biden a été direct, voire brutal, à l’égard de la famille royale saoudienne, affirmant qu’il y avait « très peu de valeur sociale rédemptrice dans le gouvernement actuel de l’Arabie saoudite » sous le règne du roi Salman.
Mais au lieu de cela, l’État profond s’est réjoui que Biden soit l’homme idéal pour succéder à Donald Trump et renverser la pratique de l’ère Trump consistant à pardonner les violations des droits de l’homme en Arabie saoudite afin de préserver les emplois dans l’industrie américaine de l’armement.
Biden savait probablement à ce moment-là que le renseignement américain avait conclu au rôle de Mohammed bin Salman, le prince héritier saoudien et le dirigeant de facto du pays, dans le meurtre du journaliste dissident Jamal Khashoggi, qui était un « atout stratégique » de la CIA pour controler la future succession saoudienne et le changement de régime qui s’ensuivrait vers l’objectif recherché. La décapitation de Khashoggi a paralysé le plan de Washington visant à installer un dirigeant malléable à Riyad.
Aujourd’hui, tout cela appartient à l’histoire. Mais, contrairement aux Bourbons, les Saoudiens n’oublient pas et ne pardonnent pas. Ils ont aussi une patience infinie et leur propre conception du temps et de l’espace. Et dimanche dernier, le 9 juin, ils ont frappé.
Dans le plus pur style royal, dimanche dernier, Riyad a tout simplement laissé expirer l’accord sur les pétrodollars conclu il y a 50 ans entre les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Pour rappel, le terme « pétrodollar » fait référence au rôle central du dollar américain en tant que monnaie utilisée pour les transactions de pétrole brut sur le marché mondial, conformément à l’accord américano-saoudien datant de 1974, peu après que les États-Unis ont abandonné l’étalon-or.
Dans l’histoire de la finance mondiale, peu d’accords ont eu autant d’effets bénéfiques pour l’économie américaine que le pacte du pétrodollar. À la base, l’accord stipulait que l’Arabie saoudite fixerait le prix de ses exportations de pétrole exclusivement en dollars américains et investirait ses recettes pétrolières excédentaires dans des bons du Trésor américain – et, en contrepartie, les États-Unis fourniraient soutien militaire et protection au royaume.
Cet accord « gagnant-gagnant » a permis aux États-Unis d’obtenir une source stable de pétrole et un marché captif pour leur dette, tandis que l’Arabie saoudite assurait sa sécurité économique et globale. En retour, le fait que le pétrole soit libellé en dollars renforçait le statut du dollar en tant que « monnaie de réserve » mondiale.
Depuis lors, la demande mondiale de dollars pour l’achat de pétrole a contribué à maintenir la monnaie forte, non seulement en rendant les importations relativement bon marché pour les consommateurs américains, mais en termes systémiques, l’afflux de capitaux étrangers dans les bons du Trésor américain a soutenu des taux d’intérêt bas et un marché obligataire robuste.
Il est évident que l’expiration de l’accord « pétrole contre sécurité » conclu en 1974 entre les États-Unis et l’Arabie saoudite a des implications considérables. Au niveau le plus évident, elle met en évidence l’évolution de la dynamique du pouvoir sur le marché pétrolier, avec l’émergence de sources d’énergie alternatives (par exemple, les énergies renouvelables et le gaz naturel) et de nouveaux pays producteurs de pétrole (par exemple, le Brésil et le Canada) qui remettent en cause la domination traditionnelle du Proche Orient. Mais il s’agit surtout d’une question d’optique.
L’expiration du pétrodollar pourrait affaiblir le dollar américain et, par extension, les marchés financiers américains. Si le prix du pétrole devait être fixé dans une devise autre que le dollar, cela pourrait entraîner une baisse de la demande mondiale de billets verts, ce qui, à son tour, pourrait entraîner une hausse de l’inflation et des taux d’intérêt ainsi qu’un affaiblissement du marché obligataire aux États-Unis.
Il est logique qu’à l’avenir nous puissions nous attendre à un changement significatif dans la dynamique du pouvoir mondial avec l’influence croissante des économies émergentes, l’évolution du paysage énergétique et un changement tectonique dans l’ordre financier mondial qui entre dans une ère « post-américaine« . En définitive, la domination du dollar américain n’est plus garantie.
Il ne fait aucun doute que l’Arabie saoudite a élaboré une feuille de route. Quatre jours avant l’expiration de l’accord « pétrole contre sécurité », Reuters rapportait que l’Arabie saoudite avait rejoint une mionnaie numérique de banque centrale dominée par la Chine pour un essai transfrontalier, « dans ce qui pourrait être une nouvelle étape vers une diminution du commerce mondial du pétrole en dollars américains« .
L’annonce a été faite le 4 juin par la Banque des règlements internationaux [BRI], une institution financière internationale basée en Suisse et détenue par les banques centrales membres. Cela signifie que la banque centrale saoudienne est devenue un « participant à part entière » du projet mBridge, une collaboration lancée en 2021 entre les banques centrales de Chine, de Hong Kong, de Thaïlande et des Émirats arabes unis.
L’annonce de la BRI a pris acte du fait que mBridge avait atteint le stade de « produit minimum viable« , c’est-à-dire qu’il est prêt à dépasser la phase de prototype. Par ailleurs, 135 pays et unions monétaires, représentant 98 % du PIB mondial, étudient actuellement la possibilité de créer des monnaies numériques de banque centrale, ou CBDC.
L’entrée de l’Arabie saoudite, une économie majeure du G20 et le plus grand exportateur de pétrole au monde, signale une augmentation du règlement des matières premières sur une plateforme autre que le dollar dans un scénario à court terme, avec une nouvelle technologie à l’appui. Il est intéressant de noter que les transactions mBridge peuvent utiliser le code sur lequel est construit le e-yuan chinois !
L’objectif est de moderniser les paiements grâce à de nouvelles fonctionnalités et d’offrir une alternative à l’argent liquide, qui semble de toute façon en voie de disparition. La Chine domine le projet mBridge et mène le plus grand projet pilote de CBDC nationale au monde, qui touche désormais 260 millions de personnes et couvre 200 scénarios, du commerce électronique aux paiements de relance du gouvernement.
D’autres grandes économies émergentes, dont l’Inde, le Brésil et la Russie, prévoient également de lancer des monnaies numériques au cours des deux prochaines années, tandis que la Banque centrale européenne a commencé à travailler sur un projet pilote d’euro numérique en vue d’un lancement possible en 2028.
À cela s’ajoute le plan directeur de la Russie visant à créer un nouveau système de paiement pour les BRICS qui contournerait complètement le dollar. La bourse de Moscou a annoncé mercredi qu’elle cesserait d’échanger des dollars et des euros à partir du jeudi 13 juin.
Ainsi, l’expiration de l’accord américano-saoudien le week-end dernier est emblématique de la remise en cause en cascade de la prééminence du dollar en tant que « monnaie de réserve« . En particulier, la fin de la liberté sans entrave dont jouissait l’Amérique d’imprimer des dollars à volonté et de les faire fructifier bien au-delà de ses moyens, imposant ainsi l’hégémonie mondiale des États-Unis, est proche.
Les élites américaines craignent de plus en plus que la belle vie ne prenne fin à mesure que le fardeau écrasant de la dette fait sombrer l’économie américaine. Dans une interview accordée hier à CNBC, Janet Yellen, secrétaire au Trésor, avertissait que les taux d’intérêt élevés alourdissent également le fardeau, alors que les États-Unis gèrent leur dette colossale de 34 700 milliards de dollars.
Certes, il n’existe pas encore d’alternative claire au dollar américain en tant que première monnaie de réserve mondiale, mais il est clair que les tensions commerciales mondiales et le recours accru aux droits de douane ou aux sanctions pourraient compromettre son rôle tôt ou tard, alors que les investisseurs étrangers s’inquiètent de plus en plus de la viabilité de la dette publique des États-Unis.
L’agence de notation FitchRatings a noté hier que « les déficits primaires importants et les coûts plus élevés du service des intérêts continueront à alourdir le fardeau de la dette souveraine américaine après les élections de novembre, quel que soit le vainqueur« .
En résumé, ce qui semblait jusqu’à présent être une rivalité géopolitique sur l’expansion de l’OTAN et Taiwan – ou l’établissement de normes commerciales/technologiques dans la quatrième révolution industrielle – prend une dimension existentielle pour Washington, car l’avenir du dollar est en jeu. De nombreux indices témoignent des actions coordonnées de Moscou et de Pékin pour accélérer le processus de « dédollarisation« .
D’une part, la Russie met tout en œuvre pour présenter au monde, lors du prochain sommet des BRICS en octobre, un système de paiement sans dollar pour régler les échanges commerciaux, tandis que, d’autre part, la Chine se débarrasse systématiquement de ses avoirs en bons du Trésor américain, ce qui lui permettra d’avoir les coudées plus franches lorsque l’heure de vérité sonnera.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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