Par John Pilger – Le 27 mai 2016 – Source Counterpunch
De retour aux États-Unis dans une année électorale, je suis frappé par le silence. J’ai couvert quatre campagnes présidentielles depuis 1968 ; j’étais avec Robert Kennedy quand il a été abattu et je voyais son assassin, se préparant à le tuer. Ce fut un baptême à la manière américaine, de même que la violence enragée de la police de Chicago au congrès truqué du Parti démocrate. La grande contre-révolution était en marche.
Le premier à être assassiné cette année-là, en 1968, fut Martin Luther King. Il avait osé faire le lien entre les souffrances des Afro-Américains et le peuple du Vietnam. Lorsque Janis Joplin a chanté Liberté n’est qu’un autre mot pour dire rien à perdre, elle a parlé, peut-être inconsciemment, pour des millions de victimes de l’Amérique dans des lieux éloignés.
«Nous avons perdu 58 000 jeunes soldats au Vietnam, et ils sont morts en défendant votre liberté. Maintenant, ne l’oubliez plus.» Ainsi parlait un guide du National Parks Service alors que je le filmais, la semaine dernière, au Lincoln Memorial à Washington. Il s’adressait à un groupe d’écoliers, de jeunes adolescents en T-shirts orange vif. Comme si instinctivement, ou par réflexe conditionné, il inversait la vérité au sujet du Vietnam, dans un mensonge incontestable.
Les millions de Vietnamiens qui sont morts et ont été mutilés, empoisonnés et dépossédés par l’invasion américaine, n’ont pas leur place historique dans les jeunes esprits, pour ne pas mentionner les quelque 60 000 anciens combattants qui ont eux-mêmes mis fin à leurs jours. Un de mes amis, un marine qui est devenu paraplégique au Vietnam, a souvent été interrogé : «De quel côté avez-vous vous combattu ?»
Il y a quelques années, je participais à une exposition populaire appelée The Price of Freedom [Le Prix de la Liberté] au vénérable Smithsonian Institute à Washington. Aux files de gens ordinaires, pour la plupart des enfants, se trimbalant dans la grotte du Père Noël révisionniste, a été distribuée une variété de mensonges : le bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki a sauvé «un million de vies ; l’Irak a été libéré [par] des frappes aériennes d’une précision sans précédent». Le thème était infailliblement héroïque : seuls les Américains paient le prix de la liberté.
La campagne électorale 2016 est remarquable, non seulement pour l’ascension de Donald Trump et Bernie Sanders, mais aussi pour la résilience d’un silence persistant sur une entité meurtrière auto-proclamée divine. Un tiers des membres des Nations Unies a subi la botte de Washington : gouvernements renversés, démocraties subverties, blocus et boycotts imposés. La plupart des présidents responsables ont été des libéraux [au sens américain, NdT] – Truman, Kennedy, Johnson, Carter, Clinton, Obama.
Le record époustouflant de la perfidie s’est donc ancré dans l’esprit du public, a écrit le regretté Harold Pinter, tout cela «n’a jamais eu lieu […] Rien n’est jamais arrivé. Même pendant que cela se passait, cela ne se passait pas. Cela n’a pas d’importance. C’était sans intérêt. Vraiment ça n’a pas d’importance […]» Pinter a exprimé une admiration ironique, pour ce qu’il appelait «une manipulation tout à fait clinique du pouvoir, dans le monde entier, tout en se faisant passer pour une force inspirée par le bien universel. C’est un acte d’hypnose brillant, spirituel même, et surtout très réussi».
Prenez Obama. Alors qu’il se prépare à quitter ses fonctions, l’adulation a commencé une fois de plus. Il est cool. L’un des présidents les plus violents, Obama, a donné carte blanche à l’appareil guerrier du Pentagone, hérité de son prédécesseur discrédité. Il a poursuivi plus de lanceurs d’alertes – diseurs de vérité – que tout autre président. Il a décrété Chelsea Manning coupable avant qu’elle ne soit jugée. Aujourd’hui, Obama dirige une campagne mondiale sans précédent de terrorisme et d’assassinats par drones.
En 2009, Obama a promis d’aider «à débarrasser le monde des armes nucléaires» et a reçu le prix Nobel de la paix. Aucun président américain n’a construit plus d’ogives nucléaires qu’Obama. Il a modernisé l’arsenal apocalyptique de l’Amérique, y compris une nouvelle mini arme nucléaire, dont la taille et la technologie intelligente assurent que son utilisation n’est «plus impensable», selon l’un des plus importants généraux US.
James Bradley, l’auteur du best-seller Flags of Our Fathers [Bannières de nos pères] et fils de l’un des Marines américains qui a planté le drapeau sur Iwo Jima, a dit : «[Un] grand mythe que nous voyons se jouer est celui d’Obama comme une sorte de gars paisible, qui essaie de se débarrasser des armes nucléaires. Il est le plus grand guerrier nucléaire, voilà ce qu’il est. Il nous engage dans des dépenses ruineuses de milliers de milliards de dollars pour des armes nucléaires. D’une certaine manière, les gens vivent dans le fantasme que, parce qu’il donne de vagues conférences, fait des discours et paraît photogénique, il est en quelque sorte intéressé à la politique réelle. Ce n’est pas le cas.»
Dans l’agenda d’Obama, une seconde guerre froide est en cours. Le président russe est une méchante pantomime ; les Chinois ne sont pas encore réduits à leur sinistre caricature de nattes – comme lorsque tous les Chinois étaient interdits aux États-Unis – mais les guerriers des médias s’en occupent.
Ni Hillary Clinton, ni Bernie Sanders n’ont mentionné tout cela. Il n’y a aucun risque ni danger pour les États-Unis et pour nous tous. Pour eux, le plus grand renforcement militaire sur les frontières de la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu. Le 11 mai, la Roumanie a été déclarée bonne pour le service, avec la mise en œuvre de la base de défense antimissile qui vise à frapper la première au cœur de la Russie, deuxième puissance nucléaire du monde.
En Asie, le Pentagone envoie des navires, des avions et des forces spéciales aux Philippines, pour menacer la Chine. Les États-Unis encerclent déjà ce pays avec des centaines de bases militaires, qui forment un arc partant d’Australie, traversant l’Asie jusqu’en Afghanistan. Obama appelle ça un pivot.
En conséquence directe, la Chine aurait changé sa politique d’utilisation de l’armement nucléaire, passant de non-utilisation en premier à haute alerte, et elle a mis à la mer des sous-marins équipés d’armes nucléaires. L’ascenseur s’emballe.
C’est Hillary Clinton qui, en tant que Secrétaire d’État en 2010, a fait des revendications territoriales concurrentes sur les récifs de la mer de Chine méridionale une question internationale. L’hystérie de CNN et de la BBC a suivi. La Chine construisait des pistes d’atterrissage sur les îles en litige. Dans leur gigantesque jeu de guerre en 2015, l’Opération Talisman Sabre, les États-Unis ont simulé le blocage du détroit de Malacca, à travers lequel passe la majeure partie du pétrole et du commerce de la Chine. Ce n’était pas nouveau.
Clinton a déclaré que l’Amérique avait un intérêt national dans ces eaux asiatiques. Les Philippines et le Vietnam ont été encouragés, et soudoyés, pour poursuivre leurs revendications et entretenir leur vieille inimitié avec la Chine. En Amérique, les gens sont formatés pour voir toute position défensive chinoise comme offensive, ainsi la situation est prête pour une escalade rapide. Une stratégie similaire de provocation et de propagande est appliquée à la Russie.
Clinton, la candidate des femmes, laisse une traînée de coups d’État sanglants : au Honduras, en Libye (plus l’assassinat du président libyen) et en Ukraine. Ce dernier est maintenant un parc à thème de la CIA grouillant de nazis et la ligne de front d’une guerre narguant la Russie. Ce fut à travers l’Ukraine – pays dont le nom signifie étymologiquement frontière – que les nazis d’Hitler ont envahi l’Union soviétique, qui a perdu 27 millions de personnes. Cette catastrophe épique demeure prégnante en Russie. La campagne présidentielle de Clinton a reçu de l’argent de pratiquement tous les dix plus grands fabricants d’armes du monde – sauf un. Aucun autre candidat n’en est proche.
Sanders, l’espoir de beaucoup de jeunes Américains, n’est pas très différent de Clinton, dans sa propre vision du monde au-delà des États-Unis. Il a soutenu le bombardement illégal de Bill Clinton en Serbie. Il soutient le terrorisme d’Obama par drone, la provocation de la Russie et le retour des forces spéciales (escadrons de la mort) en Irak. Il n’a rien à dire sur le roulement de tambour des menaces qui pèsent sur la Chine et le risque d’accélération de la guerre nucléaire. Il dit que Edward Snowden devrait subir son procès et il traite Hugo Chavez – un social-démocrate comme lui, de «dictateur communiste mort». Il promet de soutenir Clinton si elle est nommée candidate du parti démocrate.
Trump ou Clinton, il s’agit toujours de la vieille illusion du choix qui n’en est pas un : ce sont les deux faces d’une même médaille. En prenant les minorités comme bouc émissaires et en promettant «de rendre à l’Amérique sa grandeur», Trump agit comme un populiste national d’extrême-droite ; mais le danger de Clinton peut être plus mortel pour le monde.
«Seul Donald Trump a dit quelque chose de significatif et critique au sujet de la politique étrangère américaine», écrit Stephen Cohen, professeur émérite d’histoire russe à Princeton et NYU, l’un des rares experts russes aux États-Unis qui parle sur le risque de guerre.
Dans une émission de radio, Cohen fait référence aux questions critiques que seul Trump avait soulevées. Parmi elles : «Pourquoi les États-Unis sont-ils partout sur le globe ? Quelle est la vraie mission de l’OTAN ? Pourquoi les États-Unis poursuivent-ils toujours un changement de régime en Irak, en Syrie, en Libye, en Ukraine ? Pourquoi Washington traite-t-il la Russie et Vladimir Poutine comme des ennemis ?»
L’hystérie dans les médias libéraux au sujet de Trump, sert l’illusion d’un débat libre et ouvert et de la démocratie à l’œuvre. Ses vues sur les immigrés et les musulmans sont grotesques, cependant l’expulseur-en-chef des personnes vulnérables de l’Amérique n’est pas Trump, mais Obama, dont la trahison des personnes de couleur reste un héritage proverbial : comme l’accumulation d’une population carcérale principalement noire, maintenant plus nombreuse que le goulag de Staline.
Cette campagne présidentielle ne doit pas être sur le populisme, mais sur le libéralisme américain, une idéologie qui se considère comme moderne, donc de qualité supérieure, et la seule vraie. Ceux qui sont sur son extrême-droite ressemblent aux impérialistes chrétiens du XIXe siècle, avec un droit accordé par Dieu de convertir, coopter ou conquérir.
En Grande-Bretagne, c’est le blairisme. Le criminel de guerre chrétien Tony Blair est entré dans sa préparation secrète pour l’invasion de l’Irak, en grande partie parce que la classe et les médias politique libéraux sont tombés sous le charme de sa cool Britannia. Dans le Guardian, les applaudissements étaient assourdissants ; il a été qualifié de mystique. Un égarement tel que la politique identitaire, importée des États-Unis, a bien profité de ses soins.
L’Histoire a été déclarée terminée, les classes ont été abolies et le genre promu comme le féminisme ; beaucoup de femmes sont devenues députées du New Labour, le nouveau parti travailliste. Lors de leur première session du Parlement elles ont voté, selon les instructions, pour réduire les avantages des parents isolés, majoritairement des femmes. La majorité a voté pour une invasion qui a fait 700 000 veuves irakiennes.
L’équivalent aux États-Unis sont les bellicistes politiquement corrects du New York Times, du Washington Post et les réseaux de télévision qui dominent le débat politique. Je regardais un furieux débat sur CNN, à propos des infidélités de Trump. Il était clair, disaient-ils, qu’on ne pouvait pas faire confiance à un tel homme pour la Maison Blanche. Aucun autre problème n’a été soulevé. Rien sur les 80 % d’Américains dont le revenu s’est effondré au niveau des années 1970. Rien sur la dérive vers la guerre. La consigne de sagesse reçue semble être «pincez-vous le nez» et votez pour Clinton : tout sauf Trump. De cette façon, vous arrêtez le monstre et préservez un système qui vous embobine pour une autre guerre.
John Pilger
Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone
Ping : Revue de presse inter. | Pearltrees
Ping : Mais QUI pilote vraiment les Etats-Unis ? Où va le monde ?