Un monde vide de sens, vraiment ?
Troisième pierre de sens


Même le vide a ses raisons, que la raison n’ignore pas. Il y a bien un message véhiculé par nos sociétés modernes, que nous devons décrypter


Ne regardez pas en arrière. Film de Dan Fogelman avec Al Pacino 2015


Par Marc Rameaux – Le 24 mai 2016 – Source letroisièmehomme

Le sens porté par le néo-libéralisme n’est pas explicite. Il n’a jamais été rédigé, nul père fondateur n’en a écrit le manifeste, et certainement pas les fondateurs du libéralisme politique, Smith, Tocqueville, Popper ou Aron, dont nous verrons qu’ils sont à l’exact opposé du néo-libéralisme.

Tentons maintenant de ramener à la lumière ce qui fonde l’inconscient collectif du néo-libéralisme, pouvant se résumer en quelques propositions qui ne sont en rien vides de sens. Nous en avons identifié quatre, sans prétendre être exhaustif. Nous appellerons chacune de ces propositions des «pierres de sens», afin de marquer que bien loin d’être une ère du vide, le post-modernisme est porteur d’un sens dont nous ne devons pas lâcher le fil des raisons. Voici la troisième pierre...

La philosophie politique se résume aux comportements de prédation

2016-06-12_16h15_05Ce message-là ne sera bien entendu jamais avoué explicitement, demeurant à un niveau subliminal et inconscient. Mais l’un des paradigmes fondateurs du néo-libéralisme, est que la philosophie politique se résume à quelques principes assez simples. Ceux de la compétition sans règles entre individus, dont ne peut ressortir que le bien suprême. Le néo-libéralisme paie son attachement aux pensées magiques par un simplisme vis-à-vis du monde. Il n’est finalement pas nécessaire d’ingurgiter Kant, Smith (réduit à quelques citations de The wealth of nations sorties de leur contexte), Tocqueville ou Popper. L’alpha et l’oméga de la société humaine se résume à Game of Thrones, d’où d’ailleurs le succès de la série et la fascination qu’elle exerce.

Game of Thrones peut représenter tout aussi bien les barbaries qui menacent notre monde à travers la violence de leurs protagonistes, que notre monde lui-même à travers le cynisme absolu des relations sociales. La philosophie politique n’est dans ce cas d’aucune utilité : l’ensemble de l’histoire sociale de l’humanité se résume aux seules guerres de territoires, aux alliances trahies et aux doubles jeux. L’homme est un loup pour l’homme, ne cherchant qu’à l’asservir par la force ou à le tromper. Ceci dure depuis la nuit des temps, et se répétera indéfiniment sans qu’il faille attendre autre chose. Ceux qui perçoivent les choses autrement sont de dangereux idéalistes, amenant des maux bien pires encore que le jeu des tromperies humaines. Voici en quelques traits un résumé de l’inconscient post-moderne, expliquant la fascination qu’exerce la fameuse série, semblable en cela au message que véhiculent les jeux vidéo précités.

Bien entendu, un tel manifeste n’est jamais avoué. Il y a une grande hypocrisie derrière ceux qui se prévalent du discours libéral aujourd’hui, dans la mesure où ils savent pertinemment qu’ils tiennent un double langage. En apparence, celui des valeurs d’initiative et de responsabilité individuelle. De façon sous-jacente en étant convaincus qu’une attitude responsable consiste principalement à prendre les devants dans le grand jeu de l’arnaque et de la roublardise.

Le parallèle entre la violence barbare des protagonistes de Game of Thrones et le mode d’action de ce qu’est devenue notre pratique du libéralisme, fait croire à certains que n’importe quel mode de révolte est permis. Les actions violentes de l’islamisme ou du gauchisme s’auto-justifient en prétextant que de toutes façons, la règle du jeu étant telle, il n’y a plus à prendre de gants.

Ce discours est fondamentalement faux et malhonnête. Car la différence reste l’emploi du crime, l’homicide. Ceux qui dressent un parallèle exact entre les dérives néo-libérales et l’oppression extrême de régimes tyranniques, abandonnent le simple respect des faits. Tant que les dérives du néo-libéralisme ne franchissent pas le seuil du crime physique comme moyen d’élimination de ses adversaires, l’honnêteté intellectuelle ne permet pas de renvoyer purement et simplement dos-à-dos la pente inquiétante de nos sociétés et les barbaries qui prétendent les combattre en invoquant un homme nouveau.

S’il n’y a donc pas une symétrie de la valeur morale, il y a un parallèle des mentalités véhiculées, le monde qui se veut civilisé ayant adopté pour beaucoup les valeurs de la barbarie. Sans que cela ne les justifie, cela explique que les djihadismes et révolutions démagogiques trouvent toujours un carburant : leurs légions ne grossissent pas par le vide que nos sociétés leur ont laissé comme on le lit souvent, mais par un mimétisme des valeurs, la violence cherchant à forcer le cynisme à se déclarer franchement. Nos révolutionnaires et justiciers ne voient pas que ce faisant, loin de démasquer le cynisme, ils lui offrent au contraire du temps supplémentaire pour tenir le discours de la vertu, tout en conservant son déguisement.

Par ailleurs, la forme dévoyée que nos démocraties libérales ont empruntée, font que la mort sociale est de plus en plus proche de la mort physique, ou à tout le moins d’un grand raccourcissement de l’espérance de vie. 2016-06-12_16h15_52Si la mort comme sanction réservée aux perdants du jeu des ambitions humaines demeure généralement symbolique dans nos sociétés, l’accroissement de la précarité et des inégalités sociales rendent cette mort de plus en plus proche de son sens premier.

La destruction de l’autre se fait de façon diluée et progressive dans nos sociétés. On peut y voir un progrès de la civilisation, mais sa redoutable pression crée une société de peur et de violence rentrée, pouvant éclater à tout moment. Tout joueur d’échecs le sait, la menace est plus forte que son exécution. Au-delà d’un certain seuil de précarité et d’inégalité imposé aux couches les plus faibles de la société, le parallèle entre les barbares et le dévoiement de nos sociétés libres deviendra vrai : il n’y aura plus dans ce cas de différence entre le dépeçage façon Game of Thrones produit par le néo-libéralisme au nom du saint marché et celui des djihadistes au nom de Dieu.

Nous n’y sommes pas, et il faut pour cette raison combattre sans faiblesse aucune le discours des islamo-gauchistes, prêts à sacrifier sans sourciller ce qu’il nous reste de libertés authentiques. Mais ne pas voir que notre propre dérive interne menace de rendre vrai leur discours mensonger, c’est ignorer l’autre théâtre du combat, tout aussi important. Si j’attaque avec une grande virulence le néo-libéralisme dans la plupart de mes écrits, avec la même force que l’islamo-gauchisme, ce n’est pas parce que j’estime qu’il y a une symétrie morale entre eux – ce n’est pas encore le cas – mais parce que pragmatiquement, sur le plan des dégâts commis à une véritable société de liberté, ils peuvent saper tout aussi efficacement l’un que l’autre.

Il pourrait nous être objecté que, même dans le cas d’une société extrêmement inégalitaire et maintenant une grande partie de sa population dans la seule survie, le non-emploi direct de la violence physique continuerait de nous distinguer des modèles de société oppressive : la valeur de la vie demeure, pour les tenants de ce contre-argument, la ligne de démarcation ultime. Mais dans ce cas, il faudrait estimer que le peuple qui a fait la révolution française était moralement condamnable et que la monarchie, bien que critiquable, lui était moralement supérieure. Un argument bien court historiquement.

La limite du seul critère du recours explicite à la violence comme moralement condamnable est que, passé un certain seuil, la violence sourde et progressive de la précarité sociale rejoint une pure et simple mise à mort, l’hypocrisie en plus. Il serait cocasse que le libéralisme historique étant né pour combattre l’arbitraire monarchique, ceux qui s’en réclament aujourd’hui en en déformant et usurpant l’héritage, parviennent à rétablir une société tout aussi arbitraire. S’il semble inconcevable à certains que l’on revienne à de pareils faits du prince, les mœurs politiques ou de gouvernance de grandes sociétés de nos jours, lorsqu’ils suivent le schéma de Saviano, ressemblent à s’y méprendre à l’Ancien régime.

Enfin, des atteintes profondes à la dignité et à l’intégrité de la personne, si elles ne provoquent pas la mort physique, nous font rejoindre le territoire de la psychologie. Dans ce domaine, la vérité devient phénoménologique et non plus factuelle, et il est légitime qu’elle le soit. Dans une situation qu’un homme considérera comme un viol de sa personne, la réaction violente allant jusqu’à la mise à mort de l’agresseur sera une conséquence n’échappant pas au motif qu’il l’aura bien cherché.

Il n’y aura pas de démonstration permettant de savoir si la philosophie politique est une belle illusion devant céder devant la routine éternelle des jeux de pouvoir, ou si elle a un sens et une utilité réelle. Le débat entre Socrate et Calliclès, entre Hutcheson et Mandeville, est une tension inhérente à toute société humaine, y compris dans le futur. Le sage ne se contente pas de trancher entre le bien et le mal : il écoute Calliclès, car celui-ci exprime une vérité permettant d’atteindre un jugement juste. Il ne faut pas capituler en résumant toute la société à sa vision, mais ne pas la prendre en compte est également une lourde erreur.

Une vision entièrement historique rendrait tentante l’interprétation cynique, la fresque de l’Histoire ressemblant souvent à s’y méprendre à notre série télévisée à succès. Ce qui nous permet d’éviter la résignation et la capitulation doit puiser dans la littérature. L’œuvre de Balzac est finalement la parfaite synthèse de ce que nous avançons. Balzac trace avec jubilation la comédie humaine, le Game of Thrones de son époque. Il ne verse ainsi dans aucun idéalisme : comprendre la société et comprendre l’économie, c’est admettre que l’attracteur terrible de la comédie humaine exerce constamment sa puissance et qu’il faut en tenir compte. Mais Eugénie Grandet, le docteur Bénassis, le colonel Chabert existent pourtant. Parce que ces personnages existent, la philosophie politique demeure une illusion utile, et évite de nous précipiter vers la télé pour ne voir que la succession routinière d’hommes passant leur temps à arnaquer d’autres hommes.

Marc Rameaux

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