Hypothèses sur les stratégies de Trump
Par Alastair Crooke – Le 22 mars 2018 – Source Strategic Culture
La présidence de Donald Trump entre visiblement dans une nouvelle phase. Il commence à sortir la tête de l’eau et peut maintenant s’enorgueillir de quelques succès, il semble s’enhardir et être prêt à poursuivre avec son style personnel, impulsif et instinctif, style qui, selon lui, l’a conduit à la Présidence. Les choses sont sur le point de devenir « intéressantes » (au sens chinois du terme). Il se libère de ses harnais (Tillerson pour le JCPOA ; et Cohn pour les droits de douane). Et d’autres « gêneurs » conventionnels (c’est-à-dire McMaster) pourraient aussi disparaître dans les jours à venir. Le général Mattis risque de se sentir un peu seul à l’avenir.
En octobre dernier Tillerson déclarait : « Le président est une personne très peu conventionnelle, comme nous le savons tous, pour ce qui est de la façon dont il communique, de la façon dont il aime créer des événements qui forcent l’action. Ainsi, le Président prend souvent des mesures pour forcer une action lorsqu’il a l’impression que les choses ne bougent tout simplement pas ». Il semble que donc que Trump a décidé de « forcer l’action ». Mais dans quel but ? Et, plus important encore, ce but est-il réaliste ou nous mènera-t-il à la catastrophe, voire à la guerre ?
Trump aime le risque et pousse les enjeux à un niveau très élevé. Et ses choix de remplaçants après les licenciements de cette semaine reflètent ceci : David Stockman décrit Larry Kudlow [le nouveau conseiller économique de Trump, NdT] comme étant « depuis des années à l’extrême sur les questions importantes comme les déficits, les déductions fiscales, l’impression d’argent par la Fed, les taux de croissance économique et est, par-dessus tout, un incorrigible propagandiste pour les bulles financières en série de Wall Street ». En bref, Trump met de côté la prudence du banquier conventionnel qu’est Cohn, afin de mettre le paquet sur le côté financement de l’économie (un grand risque alors que la dette publique représente déjà 105 % du PIB nominal et que les États-Unis ont déjà besoin d’emprunter plus de trois mille milliards de dollars pour financer les trois prochaines années).
Et il vient de jeter par-dessus bord la diplomatie à l’ancienne, courtoise et conventionnelle, de Tillerson pour embarquer celle d’un « faucon » polarisant – Mike Pompeo. Pas n’importe quel vieux faucon, mais un faucon sur la Corée du Nord, ainsi qu’un faucon sur l’Iran et aussi un faucon sur la Russie. Et, pour compléter l’image, c’est un islamophobe (comme le documente Jim Lobe), et – comme Trump – un partisan, un loyaliste israélien.
« Deux jours seulement avant d’être nommé successeur de Rex Tillerson au poste de secrétaire d’État, écrit Uri Friedman dans The Atlantic, le directeur de la CIA, Mike Pompeo (…) un critique impitoyable de l’accord nucléaire avec l’Iran, s’est juré de ne pas répéter les erreurs de Barack Obama. Ce qu’il a promis est époustouflant : que le président Trump obtiendrait un meilleur accord avec la Corée du Nord (…) que son prédécesseur ne l’avait fait avec l’Iran, qui n’avait pas encore acquis d’armes nucléaires. » Friedman poursuit : « L’administration précédente négociait en position de faiblesse. Cette administration négociera à partir d’une énorme position de force… » Le plan de l’administration pour les pourparlers, comme [Pompeo] l’a expliqué, est de maintenir et d’augmenter la pression économique sur la Corée du Nord tout en visant la « dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible de la Corée du Nord » (…) [contrairement à Obama, qui a laissé] « les Iraniens avec une possibilité d’esquive » pour produire des armes nucléaires. Le « capital humain et la capacité d’enrichissement » qui sous tendent le programme d’armes nucléaires de l’Iran « est resté en place » malgré l’arrêt des essais, a-t-il averti, et « le président Trump est déterminé à empêcher que cela ne se produise en Corée du Nord ».
Friedman fait aussi ce commentaire : « Ce qui a rendu remarquables les commentaires de Pompeo n’est pas seulement son affirmation selon laquelle les États-Unis pourraient contraindre la Corée du Nord à faire ce que la plupart des experts pensent que la Corée du Nord ne fera jamais, abandonner complètement ses armes nucléaires. C’est aussi le degré de confiance qu’il a montré, compte tenu de ce qu’il a dit dans le passé au sujet de la Corée du Nord. »
Il n’est pas surprenant que la presse américaine et européenne se demande si Trump, en choisissant Pompeo comme secrétaire d’État, a finalement succombé aux néo-conservateurs (d’autant plus que John Bolton semble être considéré pour un poste supérieur dans l’administration de Trump) [Chose faite au moment de la traduction du texte, NdT]. Cela a incité des commentateurs sérieux et calmes à prédire que la nomination de Pompeo, plus Bolton en vol stationnaire dans les coulisses, suggèrent que nous nous dirigeons vers une guerre avec l’Iran et la Russie.
Ces derniers ont peut-être raison, mais avant de s’emballer nous devrions essayer de pousser le raisonnement un peu plus loin. « L’État profond américain » et ses collaborateurs parmi les Européens et les services de renseignement européens « globalistes » augmentent de toute évidence la pression sur la Russie – espérant pousser le président Poutine à une réaction émotive et mal jaugée, qui obligerait Trump à prendre des mesures de rupture complète et irréversible à l’encontre de la Russie. Ils espèrent coincer Trump pour qu’il abandonne tout lien avec Poutine, pour de bon. Mais Trump, même s’il plie un peu sous la force extrême de ces vents, reste sur pied – ainsi que le président russe, malgré la force des provocations qu’il essuie.
Trump cherche-t-il la guerre avec la Russie ? Non. Mais l’État profond oui et il fera tout ce qu’il faut pour l’obtenir. Trump ne veut pas de guerre avec la Russie. En fait, il veut que le président Poutine l’aide à installer la paix au Moyen-Orient.
Tillerson est mis de côté non pas parce que Trump veut la guerre nucléaire, mais en raison de l’inadéquation entre le mode de négociation de Trump – tel qu’exprimé dans son livre Art of the Deal [l’art de la négociation] – et la diplomatie conventionnelle qui veut que l’on établisse rapports et bonnes relations avec ses homologues, telle qu’elle était menée par Tillerson. Trump ne croit tout simplement pas que la méthode de Tillerson puisse fonctionner. Ce n’est visiblement pas la méthode de Trump. Il n’y croit pas. Il a besoin d’un effet de levier. Il insiste pour montrer sa force. Il fait monter les menaces aux niveaux d’Armageddon ; il pousse les enjeux à la hausse, et juste au moment où il semble que les tensions vont inexorablement exploser, il essaie d’obtenir un accord.
C’est aussi la méthode de Pompeo, je pense : Il est le « catalyseur » poussant les enjeux jusqu’à leurs limites ; le « faucon » qui fait craindre – et croire – que le conflit est inévitable ; mais qui – une minute avant minuit – offre un marché. Il s’agit d’un processus totalement différent de l’approche laborieuse et progressive de la diplomatie conventionnelle. Tillerson aurait-il vraiment pu rendre crédible un tel bluff – la guerre imminente, le « feu et la fureur » ? Il est peut-être trop aimable.
Alors, que se passe-t-il ? Trump, semble-t-il, s’est suffisamment enhardi pour essayer de déployer son « plan » de paix au Moyen-Orient. Il ne s’agit pas tant d’un « plan » au sens conceptuel, mais plutôt d’une série d’étapes transactionnelles qu’il semble avoir à l’esprit. La clé de ce séquençage est la « semence » plantée par Mark Dubowitz et la Fondation pour la défense des démocraties (FDD), qui est financée principalement par des partisans israéliens de droite, dont le milliardaire Sheldon Adelson, un proche allié du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. C’est un défenseur de longue date de la guerre contre l’Iran.
Politico décrit Dubowitz comme « un conseiller externe clé de l’administration Trump sur l’Iran ». Et le point sur lequel Dubowitz a insisté avec Trump, c’est que tout accord nucléaire nord-coréen est intimement lié au JCPOA iranien – et que les deux sont en fin de compte liés à l’établissement de la paix au Moyen-Orient.
La thèse du FDD est que « l’axe Iran-Corée du Nord remonte à plus de 30 ans. Les deux régimes ont échangé leur expertise nucléaire, ont largement coopéré dans le domaine de la technologie des missiles et se livrent à des manœuvres similaires face aux négociateurs occidentaux. La crainte : que Téhéran utilise Pyongyang pour des travaux qui ne sont plus autorisés dans le cadre de l’accord nucléaire de 2015 [c’est-à-dire sur les têtes nucléaires] tandis que [l’Iran] améliorerait les systèmes de lancement de missiles pour le compte des Nord-Coréens, en Iran même [puisque ce n’est pas couvert par la JCPOA] ». En d’autres termes, Pyongyang sous-traiterait le développement d’une tête nucléaire pouvant être placée sur un missile balistique, tandis que Téhéran – de son coté – se concentrerait sur le développement de la capacité de ce missile. Et cette présomption d’une division du travail entre la Corée du Nord et l’Iran est essentiellement à l’origine de la demande de Trump envers les Européens qui doivent amener l’Iran à renoncer aux clauses dites « sunset clauses » et au programme de missiles iraniens – de peur que l’Iran ne permette à la Corée du Nord de se doter de la capacité de lancer une bombe nucléaire sur les États-Unis.
Cette conspiration est-elle une réalité ? Il y a peut-être eu coopération il y a quelques années, à l’époque de A. Q. Khan [le principal ingénieur nucléaire pakistanais, NdT], mais la thèse du FDD est plus spéculative que substantielle. Les objectifs de la Corée du Nord et de l’Iran diffèrent : la Corée du Nord veut des missiles intercontinentaux qui peuvent atteindre l’Amérique. L’Iran n’en a pas besoin. Il veut des missiles à courte et moyenne portée centrés sur l’autodéfense.
Quoi qu’il en soit, il y a des raisons de croire que l’hypothèse de travail de Trump est basée sur la théorie de la FDD. De plus, le fait de mettre fin à cette supposée interaction entre l’Iran et la Corée du Nord constitue le pilier sur lequel repose l’« accord du siècle » de Trump pour le Moyen-Orient.
Le travail de Pompeo est donc de convaincre Kim Jong-un qu’il risque la destruction totale s’il ne se dessaisit pas de son programme nucléaire ; et de faire quelque chose de semblable avec l’Iran en ce qui concerne sa possibilité de contourner l’accord et son programme de missiles ; c’est-à-dire que Pompeo doit parvenir à une double dénucléarisation en faisant monter les enchères au point que tout le monde craigne une guerre – et dans l’espoir que la Corée du Nord et l’Iran reculeront (L’Art de la négociation).
Et cette « double dénucléarisation » – selon cette hypothèse – placerait Israël et l’Arabie saoudite plus en sécurité : l’Arabie saoudite pourra normaliser ses relations avec Israël, et celui-ci pourra alors faire quelque chose pour les Palestiniens (selon le point de vue de la Maison-Blanche). La dernière partie de ce scénario étant l’espoir non dit que la Russie cherchera à calmer l’Iran, la Syrie et le Hezbollah ; et Trump s’engagera à calmer Israël… La paix dès aujourd’hui ?
Peut-être. Mais pour être bien clair, il s’agit d’un projet très risqué, qui pourrait bien conduire à une guerre. La Corée du Nord peut simplement traiter de bluff le « feu et la fureur » de Trump (laissant Washington sans aucune porte de sortie, à l’exception d’une riposte militaire que ce bluff est justement censé éviter). L’Iran peut aussi choisir d’ignorer Pompéo ; il a appris à se méfier de la parole de l’Amérique. Israël peut craindre les armes conventionnelles de l’Iran autant – ou plus – que les têtes nucléaire inexistantes de l’Iran, et chercher à entraîner les États-Unis dans une guerre destructrice pour l’Iran, et ainsi préserver l’hégémonie régionale d’Israël.
Puis vient la question de savoir si l’Amérique est actuellement « capable de conclure des accords ». L’État unitaire américain est fragmenté. Pour qui ou pour quoi parle Trump ? Trump peut-il donner à la Corée du Nord ou à l’Iran des garanties de sécurité crédibles en cas d’accord ? Le Congrès coopérera-t-il ? L’État profond coopérera-t-il ? Le super-faucon qu’est Pompeo restera-t-il fidèle à la vision de Trump ? Les néo-conservateurs manipuleront-ils ce processus pour provoquer les conflits qu’ils cherchent tant à déclencher ?
Eliot Cohen, dans The Atlantic, écrit ceci sur Pompeo :
« Il est parfois décrit comme un loyaliste de Trump, mais cela n’a pas de sens : personne n’est loyal envers Trump. Il est un être humain trop indécent pour attirer de tels attachements personnels normaux. L’administration n’est pas divisée entre ceux qui sont loyaux envers Trump et ceux qui ne le sont pas. Elle est plutôt divisée entre ceux qui savent manipuler sa vanité, ses haines, ses sensibilités, et ceux qui ne le savent pas. »
Trump pourrait bien découvrir que l’intransigeance de ses adversaires présumés n’est pas son plus gros problème, mais emmener Washington – et toutes ses haines ardentes – avec lui, c’est cela qui représente son plus grand défi.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone.
Ping : Un accord avec la Corée du Nord comme moyen de reconfigurer le Moyen Orient ? – Le Saker Francophone – RESEAU ACTU