Souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale à Moscou, autre inquisition de la Guerre froide à Washington


Le 9 mai, alors que la Russie commémorait les 27 millions de citoyens soviétiques tombés en combattant l’Allemagne nazie, la classe politique et les médias étasuniens s’employaient à diaboliser le Kremlin et à dévoiler ses prétendues marionnettes américaines.


Par Stephen F. Cohen – Le 10 mai 2017 – Source The Nation

Le « V-E Day » (jour de la Victoire en Europe) n’est plus fêté en Amérique, alors que le 8 mai était l’un des principaux jours fériés, dont je me souviens  pendant ma jeunesse passée au Kentucky. Par contraste, le 9 mai, jour de la Victoire, reste la fête la plus sacrée au cœur des Russes, une « fête en larmes ». Cette année, comme les précédentes, a été marquée par des commémorations dans toute la Russie et pas seulement par une parade militaire sur la Place Rouge. S’il est vrai que ces manifestations annuelles sont organisées par les autorités, comme les médias états-uniens ne manquent pas de le relever, la « fête en larmes » est célébrée par une majorité écrasante du peuple russe, et cela pour des raisons historiques compréhensibles.

La plupart des Américains croient aujourd’hui « avoir vaincu l’Allemagne nazie », comme le Président Obama l’a écrit à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la guerre, selon l’idée fausse répandue par les films hollywoodiens qui présentent le débarquement en Normandie en juin 1944, comme le commencement de la fin de la guerre contre l’Allemagne de Hitler. Dans les faits, l’Amérique a bien gagné la bataille du Pacifique contre le Japon, mais c’est l’Union soviétique qui a détruit la machine de guerre de Hitler sur le « front de l’Est » et mené le front quasiment seule de 1941 à 1944, à Moscou, Koursk et Stalingrad et jusqu’à Berlin en 1945. Entre 75 à 80 pour cent de toutes les pertes humaines allemandes ont été enregistrées sur le Front de l’Est. Au moment où les forces américaines et britanniques ont débarqué en Normandie, Hitler ne disposait que d’un nombre relativement restreint de divisions pour résister à l’invasion, alors qu’un nombre bien plus grand de ses troupes était encore engagé contre l’Union soviétique.

Les pertes soviétiques étaient alors inouïes. Plus de 27 millions de citoyens soviétiques sont morts, dont 60 à 70 pour cent étaient des Russes de souche. Quelque 1 700 villes et agglomérations ont été quasiment détruites. La plupart des familles ont perdu un de leurs membres directs ou proches. Plus parlant encore, le fait que seulement trois garçons sur chaque promotion de cent élèves qui ont terminé leur école obligatoire en 1941 et 1942 sont revenus de la guerre. Cela signifie que des millions d’enfants soviétiques n’ont jamais connu leur père, et que des millions de femmes soviétiques n’ont jamais pu se marier. (Elles étaient connues sous le nom de « veuves d’Ivan » et la plupart d’entre elles étaient condamnées à une vie solitaire dans le contexte souvent très dur de l’URSS d’après-guerre.) C’est cela même, qui reste au cœur de la « fête en larmes » de la Russie.

On comprend mieux pourquoi tant de Russes, et pas seulement le Kremlin, ont vu avec inquiétude l’OTAN progresser, depuis l’Allemagne jusqu’à leurs frontières, à partir de la fin des années 1990, pourquoi ils rejettent et craignent les visées politiques de Washington sur les ex-républiques soviétiques d’Ukraine et de Géorgie, et pourquoi ils considèrent qu’avec le renforcement en cours de l’OTAN dans les pays baltes et en Pologne « il n’y a jamais eu autant de forces militaires occidentales amassées à nos frontières depuis l’invasion nazie de juin 1941 ». Toute cette histoire et ces souvenirs vivants expliquent la réaction de la Russie, face à la nouvelle Guerre froide.

Entre-temps à Washington, pendant ces deux journées du 8 et du 9 mai, la Russie actuelle continue d’être présentée – dans les nouvelles auditions du Sénat – comme une menace existentielle pour l’Amérique, comme l’auteur d’« un acte de guerre contre la démocratie américaine » en se rendant coupable du  « détournement » de l’élection présidentielle de 2016 en faveur du Président Trump, grâce à une manœuvre complice avec le Kremlin. En cette fin de journée du 9 mai (où nous rédigeons cet article), l’éviction du directeur du FBI James Comey par Trump est présentée comme une tentative visant à camoufler cette prétendue collusion.

À ce stade, voici ce que l’on peut en dire. Après environ une année, aucun fait avéré n’a encore été présenté à l’appui des accusations selon lesquelles le Kremlin se serait immiscé dans l’élection de 2016 ou aurait conspiré avec Trump ou ses associés. Il ne s’agit toujours que d’allégations et de vagues « évaluations » des services secrets. En revanche, on dispose de fortes preuves que depuis plus d’un an, des éléments des services américains du renseignement – presque certainement le FBI et la CIA – se sont livrés à d’obscures opérations destinées à compromettre Trump avec le Kremlin de Poutine. C’est sur cet « Intelgate » qu’il faudrait avant tout enquêter. Grâce aux fuites et aux « rapports » des services de renseignement, qui auraient fait ressortir un lien « évident » avec la défaite de Clinton, l’affabulation du « Kremlingate » a pu s’imposer dès le départ et a été amplifiée par les médias bien-pensants, qui n’ont accordé en revanche aucun intérêt pour « l’Intelgate ».

La Russie a plus souffert du djihadisme que tout autre pays occidental. Pour la majorité des Russes, cette menace prend un caractère existentiel, semblable à celle du fascisme allemand pendant les années 1930. C’est pourquoi ils souhaitent une nouvelle alliance de guerre avec les États-Unis, comme Poutine l’a proposée à plusieurs reprises. En dépit du prix politique payé pour sa prétendue « collusion » avec le Kremlin, Trump semble toujours ouvert et a continué de poursuivre une coopération en Syrie avec Poutine, en privé comme en public, depuis qu’il a accédé à la présidence.

C’est dans ce contexte que le 10 mai, une rencontre est prévue à Washington entre le Ministre des affaires étrangères de Poutine, Serguei Lavrov, et le Président Trump, en réplique à la récente rencontre du Secrétaire d’État Rex Tillerson avec Poutine. Mais le 9 mai, Trump a limogé Comey. Les accusations selon lesquelles il aurait agi ainsi pour empêcher une enquête sur une prétendue conspiration de Trump avec le Kremlin pourraient à nouveau compromettre les tentatives faites en vue d’une reprise de la détente avec Moscou, même si les agissements de Comey sont de nature diverse et si ses déclarations sur Poutine et la Russie sont particulièrement ineptes et dénuées de fondement. (On peut espérer, de façon peu réaliste, que le limogeage de Comey soulève des questions sur ce qui pourrait bien devenir un « Intelgate ».)

Les conséquences semblent de peu d’importance pour la direction du Parti démocrate ou pour la coalition bipartisane favorable à la Guerre froide. Ils préfèrent nettement poursuivre leurs affabulations ineptes contre Trump, plutôt que de contribuer à réduire les dangers réels d’une guerre avec la Russie. Les 8 et 9 mai, ils auraient dû se rendre à Moscou pour commémorer la victoire historique sur l’Allemagne nazie. Mais ils n’ont fait que répéter un précédent : le Président Obama avait déjà boycotté la commémoration du 70e anniversaire de la victoire en 2015 et fait ainsi un pas de plus en direction d’une nouvelle guerre froide, dont Washington aura été la principale instigatrice.

Stephen F. Cohen

Traduit Jean-Marc, relu par nadine pour le Saker Francophone

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