L’Empire ottoman : le retour ?


Par Varoujan Sirapian − Le 13 novembre 2018

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Le brouhaha du 17e Sommet International de la francophonie qui se déroulait à Yerevan, la capitale de la République d’Arménie, les cérémonies suivant le décès d’Aznavour, les différentes polémiques — volontaires ou involontaires — suscitées par les chefs d’État français et américain ont occulté la récente déclaration du ministre des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan Elmar Mammadyarov qui s’interrogeait sur «l’avenir de la souveraineté d’Arménie», autrement dit l’existence même de ce pays du Sud-Caucase. Ces assertions ont été relevées par Stepan Danielian, dans un article publié sur Hetq.am (le 8 novembre2018).


Bien que l’Arménie orientale à moins de 30 000 km² (grande comme la Suisse ou la Belgique) ne représente que le dixième de ce que fut l’Arménie historique (ou occidentale, aujourd’hui sous domination turque), les deux voisins, à l’Est et à l’Ouest de ce petit pays n’ont cessé d’afficher leurs ambitions de l’anéantir dans des termes plus ou moins diplomatiques.

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Ce fut le cas tout de suite après l’indépendance de l’Arménie en 1991, pendant la guerre du Haut-Karabagh, pendant laquelle le Premier ministre turc de l’époque Tansu Çiller, a eu l’ambition d’envahir l’Arménie. Tentation vite stoppée par l’avertissement du général russe en charge de protéger la frontière arméno-turque : «Si vous faites un pas de plus, vous vous trouverez en face l’armée russe!»

La guerre du Karabagh (aujourd’hui Artsakh) s’est terminée par la victoire des Arméniens qui ont non seulement libéré le territoire historiquement arménien (offert par Staline à l’Azerbaïdjan) mais ont conquis sept régions autour créant ainsi une zone tampon, assurant ainsi une profondeur stratégique, militairement parlant. Mais depuis le cessez-le-feu signé en 1994 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan la Turquie a toujours soutenu l’idée de garantir l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan autrement dit la restitution de la totalité des territoires conquis par les Arméniens. Alors que l’expression azérie reste assez directe, brutale, primitive et belliqueuse, la subtilité traditionnelle de la diplomatie turque permet d’avancer leurs idées d’une façon plus sournoise.

La Turquie, sous le régime d’Erdogan, notamment depuis le «coup d’État» de juillet 2016 (considéré par lui comme un «don de Dieu»), affiche ouvertement son ambition de redevenir une puissance régionale et faire renaitre la grandeur de l’Empire ottoman, sultan Abdulhamid II étant l’idole du président turc. Pour réaliser cet objectif, la Turquie travaille sur trois axes :

  1. Au Proche-Orient, la Turquie essaye de prendre pied militairement grâce à une subtile diplomatie de séduction ou de chantage avec une alliance contre nature avec les Russes, tout en restant membre (et la deuxième armée) de l’OTAN.
  2. Aux Balkans ils essayent de renforcer leur présence sur le plan politique, grâce à la société civile turque, certes en minorité mais active dans ces pays.
  3. À l’Ouest, en Europe, mais aussi aux États-Unis, ils essayent d’organiser la diaspora turque qui commence à avoir un certain poids démographique, pour mieux les mobiliser et peser sur les décisions politiques des pays respectifs où ils habitent.

Sur ce dernier point, la suprématie de l’influence turque sur les autres lobbies (notamment, arméniens, grecs ou kurdes) n’est qu’une question de temps. Pour deux raisons : d’abord sur le plan démographique (aujourd’hui la présence turque en Europe et supérieure aux autres minorités issues de la Turquie) et ensuite par les méthodes utilisées. Alors que certaines n’ont pas su «moderniser» le fond de leurs revendications (évoquer le(s) génocide(s) perpétrés par les Jeunes Turcs est-ce suffisant) ou adapter leurs démarches dans la vie politique (aujourd’hui il y a plus d’élus d’origine turque dans l’UE que d’autres membres de la diaspora issue de la Turquie). Puis dans le monde où nous vivons, certains n’ont pas compris qu’une cause ne peut pas triompher uniquement parce qu’elle est juste. L’affecte ou le pathos seront toujours vaincus par les intérêts.

Donc il paraît évident que la Turquie et l’Azerbaïdjan, deux pays musulmans, chacun avec son style et ses atouts, entretiennent un plan global sur le plan géopolitique. Que l’un soit majoritairement sunnite et l’autre chiite ne pose pas de problème, le lien s’établissant par la langue ; si le ciment de l’islam ne marche pas le turquisme prend le relais et inversement.

Deuxième nuage noir sur l’Arménie est apparu lors de la visite de John Bolton1 dans le Sud Caucase. Contrairement à son attitude de profil bas à Moscou il a pris une posture plutôt hautaine, voire provocante, intimant à l’Arménie de revoir sa position (de lui tourner le dos) vis-à-vis de l’Iran, qui pourtant est un allié stratégique notamment sur le plan commercial.

On peut être d’accord avec Bolton 1 quand il dit que la question de l’Artsakh est une question internationale. Un ancien dicton perse disait : «Celui qui domine Chouchi 2 domine le Caucase». Or historiquement le Caucase a été la pomme de discorde entre les Empires russes, perse et ottoman. La paix entre ces trois puissances était maintenue grâce à l’équilibre de forces entre les différentes gouvernances dans le Caucase. Chacune de ces nations avait son allié. Et chacun des alliés jouait sur les conflits entre ces nations situées au Caucase pour avancer ses pions. Depuis quelques années les conflits qui se déroulent au Proche-Orient (Irak, Syrie…) influencent la géopolitique du Caucase en général et celle de l’Artsakh en particulier. L’avenir de l’Artsakh et même celui de l’Arménie dépendent des évolutions sur la scène du Proche-Orient. Or les puissances qui s’occupent du dossier syrien (groupe d’Astana) sont la Russie, l’Iran et la Turquie et ils auraient pu s’occuper également du dossier de l’Artsakh s’il n’y avait pas eu des intérêts géopolitiques des États-Unis ou des pays européens.

Le néo-ottomanisme d’Erdogan

De nos jours les zones de turbulences géopolitiques accroissent le rôle des puissances régionales. Chaque grand pays reconsidère sa position et sa responsabilité dans son environnement immédiat tout en évaluant ses priorités pour maintenir sa cohésion identitaire et la stabilité de ses institutions ainsi que ses alliances. La Turquie est actuellement devant ces choix et les bouleversements politiques et sociétaux qui traversent le pays auront un impact direct sur l’avenir de l’Arménie et de l’Artsakh.

L’Arménie elle-même est en pleine mutation politique après la «révolution de velours» d’avril 2018 et avance vers une vraie démocratie souhaitée (et espérée) par une très grande majorité de la population malgré les embuches semées aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. De ce point de vue les élections législatives du 9 décembre (qui aboutiront très probablement à la victoire des partisans du Premier ministre Nikol Pachinian) seront le point de départ d’une nouvelle gouvernance qui aura la lourde de tâche de redresser le pays tout en restant vigilant sur le plan extérieur.

Varoujan Sirapian
Directeur de la revue Europe&Orient

Liens

L’auteur a déjà réagi sur notre site au sujet de cette révolution de velours, comme Andrew Korybko et Dmitry Orlov.

Notes

  1. John Robert Bolton, 70 ans, est un homme politique américain proche des néo-conservateurs, chargé de 2001 à 2005 des
    questions de désarmement par George W. Bush, puis ambassadeur américain aux Nations unies d’août 2005 à décembre 2006 Le 22 mars 2018, le président Donald Trump le nomme son conseiller à la Sécurité nationale ; il entre en fonction le 9
    avril. Il était jusqu’à cette nomination président du think tank Gatestone Institute.
  2. Chouchi, ancienne capitale culturelle arménienne. De nos jours deuxième ville de l’Artsakh. La libération de Chouchi par les forces arméniennes en 1992 a été déterminante dans la victoire finale.
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