Les deux puissances ne voient pas le conflit sous le même angle, mais n’ont pas d’autre choix que de nager ensemble
Par M.K. Bhadrakumar – Le 15 juin 2016 – Source Russia Insider
La réunion des ministres de la défense de l’Iran, de la Russie et de la Syrie à Téhéran jeudi dernier soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Pourquoi l’Iran pense-t-il qu’il est nécessaire de prendre une telle initiative à ce stade ?
Presque tout ce que nous savons à propos de l’événement est attribuable au ministre iranien de la Défense, le général Hossein Dehqân, qui a été largement cité par les médias iraniens.
Dehqân a souligné que la réunion de Téhéran a fait le bilan du conflit en Syrie, à partir d’un point de vue stratégique. Il a noté les points clés suivants :
- La cause profonde du conflit syrien a été la politique des États-Unis, de l’Arabie saoudite, d’Israël et de certains autres états de la région «agressifs et expansionnistes» ;
- Les États-Unis et leurs alliés régionaux ont été malhonnêtes dans leurs prétentions de lutter contre le terrorisme ;
- Il y a un «dangereux complot» en cours, qui vise à déstabiliser la région, incite au séparatisme et porte atteinte à la souveraineté nationale de la Syrie ;
- L’ordre du jour de l’Iran a toujours été d’engager «un combat tous azimuts» contre le terrorisme et cette approche va persister ;
- L’Iran a convoqué la réunion pour discuter de la nécessité de mener «une action rapide, globale et coordonnée décisive» contre les groupes terroristes. La réunion de Téhéran a eu lieu dans le contexte de rumeurs, selon lesquelles les approches russes et iraniennes concernant la situation syrienne ne sont pas convergentes. Certains rapports récents dans les médias iraniens ont même exprimé la critique que la Russie se relâchait dans ses opérations militaires récentes en Syrie.
D’autre part, Moscou a très peu divulgué au sujet de la réunion de Téhéran. Le Ministère de la Défense russe a simplement dit que la réunion avait discuté des «mesures prioritaires pour renforcer la coopération» contre les groupes extrémistes et des «initiatives de sécurité» visant à empêcher les groupes djihadistes de «mener des opérations plus larges».
L’assaut problématique sur Raqqa
Cependant, quatre jours après la réunion de Téhéran, le 13 juin, l’agence de nouvelles russe Sputnik a publié un commentaire intéressant analysant l’équilibre des forces en Syrie.
Il a souligné que les forces gouvernementales syriennes sont surchargées et que les attentes d’une victoire militaire imminente à Raqqa ou à Alep doivent être tempérées. Le commentaire a donné l’appréciation suivante sur Raqqa :
- Raqqa est une grande ville avec une population de 200 000 personnes, qui rend toute tentative d’assaut très difficile. En outre, les militants de Daesh ont sérieusement renforcé leurs positions à travers la ville… Un autre problème est le manque de troupes dans l’armée et les forces populaires. À l’heure actuelle, les unités de l’armée et les forces populaires les plus capables sont déployées à Raqqa, dont une brigade de chars et la brigade des opérations spéciales Desert Eagles. Cependant, il est difficile d’évaluer leur nombre, ainsi que leurs capacités de combat.
- L’efficacité des frappes aériennes russes lors de l’avance sur Raqqa est inférieure à ce qu’elle était au cours de la phase active de la campagne de la Russie, parce que les aéronefs opèrent maintenant au maximum de leur distance de combat. Il est également peu probable que l’armée puisse reprendre le contrôle de l’aérodrome militaire local et, même si l’aérodrome était repris, les militants de Daesh seraient encore en mesure de le bombarder… Qui plus est, des frappes aériennes dans les zones résidentielles sont impossibles, et l’armée syrienne ne va pas engager une attaque directe contre Raqqa, en raison du manque de personnel. Dans cette situation, l’assaut prendrait des mois.
Faisant une évaluation quelque peu semblable à Alep, le commentaire a noté que les meilleures unités des forces syriennes se sont déjà engagées sur le front de Raqqa et les réseaux de communication et les lignes d’approvisionnement sont étirées à Alep.
Le commentaire a averti que si l’offensive sur Raqqa pourrait faire une bonne propagande, son tribut serait lourd en temps et en ressources, et, en attendant, il y a plusieurs autres fronts «où la situation peut se détériorer à tout moment».
Arrivant une semaine après le discours musclé du président Bachar al-Assad au parlement syrien à Damas mercredi dernier, où il a appelé à une victoire militaire totale, le commentaire russe équivaut à un sobre rappel à la réalité.
Il va de soi que Moscou ne partage pas l’enthousiasme ni la confiance exsudés par Téhéran et Damas, à propos de la situation globale au sol. De toute évidence, la Russie esquive, alors que Damas et Téhéran sont impatients d’y aller.
La préférence russe pour un cessez-le-feu est compréhensible. L’Iran et la Syrie, de leur côté, sont d’avis que le cessez-le-feu a seulement aidé l’opposition à récupérer et à retrouver certains territoires perdus.
Et de fait, c’est seulement le soutien russe qui a permis au gouvernement syrien de consolider son contrôle sur une grande partie de Damas, Homs et Hama, et de prendre le contrôle de territoires autour d’Alep. Le régime ne peut pas espérer porter un coup décisif à l’opposition, sauf dans les régions de l’ouest du pays.
De même, la Russie sera appelée à assumer le coût de toute tentative du régime syrien et de ses alliés de prendre le contrôle de l’ensemble du pays. Moscou montre de la réticence à assumer ce fardeau.
Il ressort des remarques de Dehqân, que Téhéran se méfie de la relation de travail que Moscou a maintenue avec les États-Unis et Israël. Moscou, d’autre part, utilise les discussions avec les États-Unis afin de mettre en place des mécanismes plus solides pour vérifier et faire appliquer le cessez-le-feu.
Moscou est également actif dans la promotion des liens de communication entre le gouvernement syrien et les chefs militaires de l’opposition, afin de désamorcer le conflit au niveau local.
En d’autres termes, l’accent de la Russie est mis sur la négociation d’une cessation durable des hostilités et parallèlement sur le soutien au dialogue intra-syrien au sujet de la forme future de l’État syrien, et ainsi de suite.
Un piège américain ?
La Russie estime qu’il est utile que les États-Unis semblent également cesser de mettre l’accent sur le départ d’Assad comme objectif immédiat, pour une réduction significative et durable de la violence.
La grande question est ce qui arrivera ensuite. L’Iran et la Syrie seront extrêmement méfiants sur le fait que les États-Unis et leurs alliés peuvent avoir un plan B – et que la Russie puisse tomber dans le piège – de sorte que le débat pourrait éventuellement commencer à se déplacer vers l’établissement d’une sorte de mécanisme d’application du cessez-le sous la forme de forces de maintien de la paix, par des acteurs externes, dans les territoires respectifs qui leur seraient favorables.
Maintenant, la prochaine étape inévitable d’un tel développement serait le transfert de l’autorité locale aux factions syriennes (gouvernement et opposition) dans leurs domaines respectifs de contrôle.
En effet, il y a des signes naissants que la situation politico-militaire se déplace dans une telle direction, au vu de l’absence d’un processus de paix prometteur ou de la possibilité d’une impasse militaire pure et simple.
L’arrivée récente de forces spéciales britanniques et françaises pourrait bien être en prévision d’un tel processus de décentralisation, qui est probablement en préparation.
Bien sûr, Téhéran et Damas vont voir cela comme une partition de facto de la Syrie par les puissances extérieures entre les factions qu’elles protègent, et ne l’accepteront pas. Moscou semble tergiverser.
Bien sûr, du point de vue russe, la collaboration avec les États-Unis offre la perspective alléchante de l’ouverture d’un dialogue plus large avec Washington, pour apaiser les tensions dans les relations entre les deux pays.
Pour citer Stratfor, «La Maison Blanche a été réceptive à une coordination tactique ici et là avec Moscou, mais Washington ne se sent pas particulièrement obligé de faire des concessions substantielles à la Russie (sur des questions autres que la Russie).» Malgré tout, Moscou met ses espoirs dans une coordination US-Russie qui interviendrait inévitablement à un moment donné.
Tous comptes faits, l’Iran semble avoir senti l’urgence de tirer la sonnette d’alarme pour rappeler que tous les trois – la Russie, l’Iran et la Syrie – n’ont pas vraiment d’autre choix que de nager ensemble. Reste à voir si Moscou a entendu le tintement de la cloche à Téhéran jeudi dernier.
M.K. Bhadrakumar
Article original paru dans Asia Times
Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone.
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