La guerre commerciale de Trump contre la Chine poursuit un objectif plus profond


Par F. William Engdahl – Le 8 avril 2018 – Source New Eastern Outlook

Les récentes mesures commerciales de Washington visent la Chine et non l’UE ou d’autres partenaires commerciaux. Toutefois, l’objectif n’est pas de réduire les exportations chinoises vers les États-Unis. L’objectif est de pousser à une ouverture fondamentale de l’économie chinoise aux réformes libérales du marché que cherche Washington mais auxquelles la Chine s’oppose fermement. Dans un sens, il s’agit d’une nouvelle version des guerres de l’opium anglo-américaines des années 1840, en utilisant d’autres moyens, pour pénétrer économiquement la Chine. Celle-ci a une vision de sa souveraineté économique en contradiction totale avec celle de Washington. Pour cette raison, Xi Jinping n’est pas prêt de céder et les dernières menaces d’escalade de Trump risquent la déstabilisation complète d’un système financier mondial déjà bien instable.

Il existe essentiellement deux visions contradictoires de la future économie chinoise et c’est ce fait qui justifie les attaques de la part de Washington. L’une est de forcer la Chine à ouvrir son économie aux conditions dictées par l’Occident, en particulier par les multinationales américaines. La deuxième vision est celle mise en place au cours du premier mandat de Xi Jinping visant à transformer l’énorme économie chinoise en la première nation technologique mondiale au cours des sept prochaines années, une tâche ardue mais Pékin prend les choses très au sérieux. Cette vision intègre aussi totalement l’initiative de la nouvelle Route de la soie de Xi Jinping.

Chine 2030…

Washington est déterminée à pousser la Chine à respecter un document qu’elle a édité en 2013, avec la Banque mondiale et sous la direction de Robert Zoellick. Ce document intitulé Chine 2030 appelle la Chine à achever des réformes radicales de son marché. Il stipule : « Il est impératif que la Chine (…) développe un système basé sur le marché avec des bases solides (…) tandis qu’un secteur privé vigoureux joue un rôle plus important comme moteur de la croissance ». Le rapport, cosigné alors par le ministère chinois des Finances et le Conseil d’État, déclarait en outre que « la stratégie de la Chine à l’égard du monde devra être régie par quelques principes clés : ouverture des marchés, équité, coopération mutuellement bénéfique, inclusivité mondiale et développement durable ».

Se référant à la stratégie actuelle de Washington qui consiste à imposer des droits de douane sur des milliards de produits chinois, Michael Pillsbury, un ancien conseiller néoconservateur de Trump et expert sur la Chine, a déclaré au South China Morning Post : « L’objectif final est que la Chine achève les profondes réformes de son économie telles qu’elles sont exposées dans le rapport conjoint » en voulant parler du rapport Chine 2030 de la Banque mondiale.

… Versus Made in China : 2025

Ce rapport a été publié au tout début de la présidence de Xi Jinping, il s’agit donc d’un accord qui précède son arrivée au pouvoir. Rapidement, Xi a présenté ce qui est maintenant son initiative de nouvelle Route de la soie, l’ambitieux projet d’infrastructure industrielle de plusieurs milliers de milliards de dollars de trains à grande vitesse et de ports en eau profonde qui créerait un espace économique intégré à travers l’Eurasie, y compris la Russie, l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et certaines parties de l’Afrique de l’Est. Deux ans après que Xi Jinping a dévoilé sa nouvelle Route de la soie économique, son gouvernement a publié un document de stratégie économique nationale tout à fait différent de celui de la Banque mondiale. Il s’intitule China 2025 : Made in China.

Le document envisage une Chine émergeant de sa phase initiale d’économie assemblant des technologies pour Apple ou GM sous licence et devenant autosuffisante grâce à sa propre technologie. Le succès spectaculaire de la société chinoise de téléphonie mobile Huawei qui rivalise avec Apple ou Samsung en est un bon exemple. Chine 2025 est une stratégie de soutient au développement, comme cela a été fait en Allemagne, après 1871, avec « Made in Germany ». En l’espace de trente ans, les fabricants allemands sont passés d’une production de faible qualité à l’une des normes de qualité les plus élevées. Les Chinois connaissent bien ce modèle.

Des sanctions à l’encontre de la Chine sont en cours d’élaboration par le Bureau du représentant américain au commerce (USTR). Le premier rapport de l’USTR, quelque 200 pages, va explicitement au-delà de ce qu’il considère comme des pratiques commerciales déloyales de la part de la Chine, l’accusant de non-respect des droits de propriété intellectuelle, de discrimination à l’égard des entreprises étrangères et d’utilisation de politiques industrielles préférentielles pour « injustement » soutenir les entreprises chinoises. Ce rapport de l’USTR cite Made in China : 2025 et le considère comme une stratégie offensante que les taxes douanières de Trump visent à changer.

Chine 2025 est le plan directeur actuel pour faire de la Chine une économie de haute technologie de classe mondiale, exportant sa propre technologie ferroviaire à grande vitesse, ses avions, ses véhicules électriques, ses robots, ses technologies d’intelligence artificielle et d’innombrables autres technologies de pointe. Il s’inspire à certains égards du modèle sud-coréen de 1950-1980, dans lequel le pays est passé, par étapes, d’une industrie à forte main-d’œuvre à une industrie de haute technologie avec le soutien nécessaire de l’État. La Chine, déjà confrontée au début d’un déséquilibre démographique, sait qu’elle doit développer ce nouveau modèle de base industrielle ou faire face à une stagnation économique si elle perdait de sa compétitivité. Il s’agit de passer de la dépendance à l’égard de la technologie et des investissements étrangers à l’indépendance dans des domaines clés. Une grande partie du projet Chine 2025 est basée sur l’étude minutieuse de l’industrie allemande « Industry 4.0 » qui cherche à marier la production industrielle allemande à l’ère numérique. Chine : 2025 cherche à atteindre « l’autosuffisance » par le biais de la substitution technologique, en devenant une « superpuissance manufacturière » de niveau mondial dans certaines industries critiques de la haute technologie.

« … frapper le serpent au cœur »

Les enjeux de cette dernière confrontation avec Washington sont beaucoup trop élevés pour que Xi Jinping  cède à la pression américaine et ouvre son économie selon les exigences de Washington. Cela ne compromettrait pas seulement la stratégie économique de la Chine, cela ferait aussi perdre sérieusement la face à Xi Jinping, ce qu’il n’est pas enclin à faire. Les titres des récents médias d’État du Parti communiste indiquent cet état d’esprit. L’article principal du Quotidien des Peuples déclare : « dégaine bravement ton épée, ait le courage de faire face et frappe le serpent au cœur… ». Il continue ainsi :  « Une guerre commerciale fera du mal aux consommateurs à faible revenu, aux travailleurs industriels et aux agriculteurs américains….les principaux partisans de Trump… ».

En effet, les salves commerciales de Washington sont destinées à pousser la Chine à garder sa place dans la version américaine d’un ordre libéral mondialisé où l’État n’est pas autorisé à jouer un rôle significatif, où le pouvoir décisif est détenu par une élite gérant les multinationales. Xi Jinping, qui vient de consolider sa position sans restrictions sur le nombre de mandats et qui consolide son rôle de leader chinois comme personne d’autre depuis Mao, n’est pas sur le point de faire marche arrière à cause de ce que la Chine considère comme des pressions étrangères sur sa souveraineté économique. En privé, comme je l’ai confirmé dans de nombreuses discussions en Chine au cours des années qui ont suivi la crise financière de 2008, la Chine considère les États-Unis comme un hégémon en déclin, tout comme l’Empire britannique après 1873. Elle est déterminé à préparer une alternative multipolaire à la « seule superpuissance » américaine de l’après 1990. En lien étroit avec la Russie, elle prépare une monnaie adossée à l’or, une alternative au mode de paiement SWIFT occidental, des défenses militaires contre toute menace américaine potentielle en mer de Chine ou ailleurs. Notable dans ce contexte, le premier voyage à l’étranger du nouveau ministre chinois de la Défense, Wei Fenghe, fut pour rencontrer son homologue russe pour montrer à Washington les liens étroits existant entre les deux puissances eurasiennes. Les Chinois considèrent les États-Unis comme une ancienne puissance industrielle dont la dette est hors de contrôle et dont le modèle de « marché libre » a manifestement échoué chez eux et encore plus dans le reste du monde.

Un éditorial paru le 3 avril dans le Beijing Global Times officiel suggère que la Chine n’a pas l’intention de reculer ou de revenir à l’ordre du jour de la Banque mondiale. Il déclare : « Washington voulait montrer son autorité au monde, mais malheureusement, elle a mal joué son coup. Les élites américaines ont surestimé leur force et leurs plans ». L’éditorial poursuit : « Il n’y a aucun moyen pour les États-Unis de reconstruire l’hégémonie que recherchent les élites de Washington. Alors que la mondialisation et la démocratie ont sapé les fondements de cette hégémonie, les États-Unis manquent de la force, de la volonté et de l’unité interne nécessaires. En fait, les États-Unis ont du mal à maîtriser l’Iran et la Corée du Nord, alors que dire de grands pays comme la Chine. Washington ne peut pas gouverner le monde comme s’il était son empire. »

L’exécution par la Chine de son ambitieuse initiative de Route de la soie n’a pas été toujours sans erreurs. C’est le projet le plus vaste de toute l’histoire du monde, mettant en coopération économique plus de 60 nations et cultures. Elle semble apprendre de ses erreurs et les corriger au fur et à mesure que le travail se développe. Jusqu’à présent, Washington a répondu aux invitations directes à participer en claquant la porte et en imposant de sévères sanctions douanières pour forcer la Chine à abandonner son modèle de politique industrielle d’État.

Il est difficile d’éviter la conclusion que cela ne se terminera pas par une victoire de Trump ou de l’économie américaine. La réaction des marchés boursiers américains à la récente escalade suggère que la plus grande bulle spéculative de l’histoire des marchés boursiers américains risque d’exploser, ce qui déclencherait une crise financière bien pire qu’en 2008. Tout cela suggère le vieil adage selon lequel les gens qui vivent dans des maisons de verre ne devraient pas jeter de pierres.

Trump a décidé de lancer non pas une guerre commerciale, mais une confrontation entre la version de Washington d’une économie mondialisée dirigée par les États-Unis et la vision de la Chine d’un développement économique national souverain. Aujourd’hui, nous voyons le fossé s’élargir avec des pays comme la Chine, la Russie, l’Iran et plusieurs pays européens comme la Hongrie ou l’Autriche, qui réalisent que le plan de globalisation poussé par les États-Unis est un désastre pour leur avenir. Cette divergence est la ligne de faille tectonique la plus importante dans la géopolitique mondiale et définira si le monde descend dans une nouvelle dépression ou s’il développe un modèle de croissance et d’expansion centré autour de la coopération eurasienne entre la Chine et la Russie.

L’économie américaine n’est pas en mesure de remporter une telle confrontation, et Xi Jinping ne reculera pas non plus. Ça pourrait tourner assez mal. Mais la Chine réagit de manière très prudente et mesurée.

Le dernier document de politique stratégique du Pentagone, le 2018 National Defense Strategy, cite explicitement la Chine et la Russie comme les principales menaces à la « sécurité nationale » des États-Unis et accuse la Chine d’être une « économie prédatrice » (sic) c’est à dire d’utiliser les règles du système à son avantage, comme si les États-Unis ne le faisaient pas. Si Trump fait vraiment monter les enchères, la Chine est clairement prête à faire tout ce qui est nécessaire, même dans la douleur, pour défendre son modèle économique, tel qu’il est défini dans le projet Chine : 2025.

William Engdahl

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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