Idées fausses et faux débats à propos de la monnaie : réflexion à partir de la « loi de 1973 »

"Certes, les économistes n’ont pas le monopole des débats sur la monnaie, pas plus que les physiciens n’ont le monopole des débats sur le nucléaire. En dernière instance, les questions politiques doivent être tranchées par les citoyens. Mais encore faut-il que les citoyens soient éclairés par une information de qualité et par une présentation claire des enjeux…" Alain Beitone

Par Alain Beitone – Le 24 mars 2012 – Source Scribd

En 1988, dans leur bilan critique du débat sur la courbe de Laffer, Bruno Théret et Didier Uri 1  utilisaient la distinction entre les discours exotériques (ceux du grand public, des politiques et des médias) au sein duquel la fameuse courbe a eu un grand succès, et les discours ésotériques (la littérature scientifique) qui permettent de montrer la très faible pertinence empirique et théorique de la thèse de Laffer. On rencontre aujourd’hui le même problème (amplifié par internet) à propos de la loi de 1973

On ne peut qu’être frappé par le fait qu’aucun des grands manuels ou ouvrages de référence sur la monnaie (Plihon, Patat, Goux, De Mourgues, Ottavj, Bordes, Jacoud, Aglietta, Allegret et Courbis,Coupey-Soubeyran, Delaplace, etc.) ne fait la moindre référence à un bouleversement majeur qui serait intervenu en 1973 et qui marquerait une rupture décisive dans l’histoire monétaire et l’histoire du financement public. On ne trouve pas non plus de publication scientifique (recherche dans Google Scholar, dans Persée, dans Cairn) qui traiterait de cette question sous cet angle. Par contre, il y a une immense production exotérique sur internet, avec des sites consacrés à la question, des vidéos, des forums, des interventions multiples de divers militants anti-loi de 1973 sur des forums parfois sérieux (A. Holbecq est inscrit comme économiste sur le Cercle des Échos, où il côtoie donc H. Sterdyniak, J. Stiglitz, etc.). Certaines vidéos (L’argent dette de Paul Grignon, des conférences d’Etienne Chouard, des interventions de N. Dupont-Aignan, Marine Le Pen ou A. Soral) ont été vues des milliers de fois et sont diffusées par divers canaux. Par exemple, la vidéo La dette expliquée en quelques minutes a eu un énorme succès, s’est retrouvée sur des sites militants progressistes, et a été utilisée comme point de départ de réunions publiques sur la dette organisées par des mouvements de la gauche radicale, etc. Au point que, dans certains milieux militants, la culpabilité de la loi de 1973 appartient au domaine des évidences. Faut-il se réjouir de cette participation d’un public très large au débat sur les questions monétaires ?

Pas sur de telles bases. Certes, les économistes n’ont pas le monopole des débats sur la monnaie, pas plus que les physiciens n’ont le monopole des débats sur le nucléaire. En dernière instance, les questions politiques doivent être tranchées par les citoyens. Mais encore faut-il que les citoyens soient éclairés par une information de qualité et par une présentation claire des enjeux. Or, en l’occurrence, c’est un rouleau compresseur de contre-vérités, d’approximations et de confusions, qui conduit à présenter comme évidentes des solutions dont la portée politique se révèle des plus suspectes.

Ce qu’est la loi de 1973 et ce qu’elle n’est pas

La loi de 1973 reste d’actualité. Dans son non-débat avec Jean-Luc Mélenchon (le 23 février 2012), c’est le seul argument avancé par Marine Le Pen. Dans le numéro de mars d’Alternatives économiques, un lecteur reproche à la rédaction de ne pas avoir fait «une seule allusion à la loi Giscard du 3 janvier 1973» dans le numéro hors-série consacré à la dette 2. Essayons de faire rapidement le point sur cette fameuse loi.

1. Abroger une loi déjà abrogée ?

D’innombrables textes et déclarations (et même plusieurs pétitions) exigent l’abrogation de la loi de 1973… qui a été abrogée en 1993. Certes, ajoutent les mieux informés, la loi a été abrogée, mais remplacée par le Traité de Maastricht. Ce dernier, selon Nicolas Dupont-Aignan, aurait sacralisé la loi de 1973. Cet argument appelle deux objections. D’une part, si c’est le Traité de Maastricht qui est en question, pourquoi continuer à dénoncer la loi de 1973 ? D’autre part, il y a une différence majeure entre ces deux textes : la loi de 1973 maintenait un financement direct du Trésor par la Banque de France, ce qui disparaît dans le Traité de Maastricht. Raison de plus, donc, pour dénoncer le Traité de Maastricht plutôt que la loi de 1973. Pourquoi cette fixation sur cette loi ? Je ne vois pour ma part qu’une explication : cette loi est aussi appelée loi Pompidou-Rothschild ou plus simplement Loi Rothschild. Et cette référence permet d’alimenter l’idée (parfois explicite sur certains sites) selon laquelle Pompidou et Giscard sont des traîtres à la Patrie, qui ont vendu le droit de battre monnaie aux banques privées.

2. La loi de 1973 attribue-t-elle aux banques privées le droit de créer la monnaie ?

Outre qu’à l’époque les principales banques de dépôt étaient publiques, il est bien évident que le pouvoir de création monétaire des banques de second rang est bien antérieur à la loi de 1973.

3. Est-ce à partir de 1973 que l’État commence à emprunter sur les marchés ?

La réponse est évidemment négative.

L’émission de bons du Trésor vendus par les percepteurs aux paysans et commerçants prospères n’a rien de récent. Au XIXe siècle, les chambres de commerce reprochent à la haute banque d’opérer sur les rentes d’État, au lieu de financer les petites entreprises et elles revendiquent l’ouverture de nouveaux comptoirs de la Banque de France pour permettre aux entreprises d’accéder au crédit. On se souvient aussi de l’emprunt Pinay.

Edwin Le Héron le rappelle aussi : «L’État a depuis plusieurs siècles (c’était déjà vrai sous Louis XIV et même avant) toujours payé des intérêts sur la dette qu’il émettait, tout simplement parce que sinon personne ne lui prêterait.» 3.

4. La loi de 1973 marque-t-elle une rupture dans les rapports entre la Banque de France et l’État ?

Pas du tout.

L’acte d’accusation porte généralement sur l’article 25 de la loi 4, qui indique : «Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France». Cela aurait conduit à soumettre l’État aux marchés financiers. Le seul ennui pour cet argumentaire, c’est que cet article ne change rien à la situation qui existait depuis… 1936. L’article 13 de la loi du 24 juillet 1936 (texte signé par L. Blum et V. Auriol) précise en effet : «Tous les Effets de la dette flottante émise par le Trésor public et venant à échéance dans un délai de trois mois au maximum sont admis sans limitation au réescompte de l’Institut d’Émission, sauf au profit du Trésor public.» Ce qui veut donc dire que, dès cette époque, le Trésor ne pouvait pas être le présentateur de ses propres effets à l’escompte. De plus, les contempteurs de la loi de 1973 mettent en avant le fait que si la loi autorise les avances de la Banque de France, ces avances doivent être approuvées par le Parlement.5

L’article 19 de la loi précise en effet : «Les conditions dans lesquelles l’État peut obtenir de la Banque des avances et des prêts sont fixées par des Conventions passées entre le Ministre de l’Économie et des Finances et le Gouverneur, autorisé par délibération du Conseil général. Ces Conventions doivent être approuvées par le Parlement.» Mais, là encore, il n’y a rien de nouveau. L’article 135 du décret du 31 décembre 1936 indique le montant total des avances consenties par la Banque de France à l’État et la date des conventions et traités (votés par le Parlement) qui ont autorisé ces avances. Au demeurant, le 17 septembre 1973, en application de la loi votée en janvier de la même année, une convention approuvée par le Parlement fixe le plafond des avances que la Banque peut accorder au Trésor à 20,5 milliards de francs (dont la moitié à titre gratuit). 6

Par conséquent, lorsque le site Alterinfo publie un billet dans lequel on trouve le texte suivant, il s’agit soit d’un grave déficit d’information, soit d’un mensonge délibéré : «3 janvier 1973, réforme de la Banque de France. Dans la loi portant sur la réforme des statuts de la Banque de France, nous trouvons en particulier cet article 25 très court, qui bloque toute possibilité d’avance au Trésor : ‹Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la banque de France.› Ce qui signifie que l’article 25 de la loi 73 du 3 janvier 1973 interdit à la Banque de France de faire crédit à l’État, condamnant la France à se tourner vers des banques privées et à payer des intérêts ; alors qu’avant cette loi, quand l’État empruntait de l’argent, il le faisait auprès de la Banque de France qui, lui appartenant, lui prêtait sans intérêt ».7

5. Mais alors, quels changements la loi de 1973 apporte-t-elle ?

Pas grand-chose ! En fait la loi découle de la loi de 1945, qui prévoyait la rédaction d’un nouveau statut… mais cette disposition n’avait jamais été appliquée. A l’ouverture du débat sur la loi au Sénat (saisi en première lecture), c’est un sénateur communiste qui reproche à Giscard d’Estaing le caractère tardif de ce texte ! La nouvelle loi a d’abord une fonction de codification : «La loi du 3 janvier 1973 et ses 42 articles abrogeait 22 lois, décrets ou ordonnances (de 1802 à 1967). Et le décret du 30 janvier (18 articles) effaçait 32 décrets ou ordonnances antérieurs (de juin 1834 à juin 1972). L’adaptation des statuts était à la fois la reconnaissance des évolutions monétaires accomplies, une procédure de rationalisation et un toilettage juridique.» 8

Le grand spécialiste des questions monétaires et bancaires qu’était Jean Bouvier, ne signale d’ailleurs même pas l’article 25, il met l’accent sur la continuité en ce qui concerne les opérations de la Banque de France : «Le titre III concerne les opérations de la Banque définies en douze articles seulement, au lieu d’une cinquantaine dans les anciens statuts, afin de laisser à la gestion toute la souplesse nécessaire. Les opérations sont présentées sous trois rubriques : concours de la Banque à l’État, opérations sur or et devises étrangères, et autres opérations. La disposition de la Constitution de la Cinquième République de 1958 est confirmée par les statuts de janvier 1973, selon lesquels est «soumis au contrôle du Parlement, le recours au mécanisme exceptionnel de création monétaire que constituent les avances à l’État». Les deux autres catégories d’opérations, dont on devine le contenu, entérinent les nouvelles pratiques de la Banque depuis juin 1938 (l’open-market) et surtout depuis 1945.» 9 apporté, par rapport au régime antérieur, aucune atteinte à l’indépendance de la Banque de France.» Handbook on the History of Europeans Banks, Edward Elgar Publishing, 1994 pp. 207-208.]

L’initiative de la loi a été prise par Olivier Wormser (un gaulliste historique), soucieux d’inscrire dans les textes l’indépendance de la Banque. La lutte feutrée mais très vive entre Giscard et Wormser porte sur cette question : Wormser soupçonne Giscard de vouloir renforcer le contrôle de l’État 10 sur la Banque et il cherche, dans la continuité de ses prédécesseurs, à conforter cette indépendance. Pour conclure sur ce point, Jean Bouvier cite le secrétaire général de la Banque de France, qui écrit dans le Bulletin trimestriel en mai 1973 : «L’indépendance de la Banque de France n’a subi aucune atteinte, en dépit des craintes qui se sont fait jour sur ce point et dont la presse économique et financière s’est fait à plusieurs reprises l’écho pendant les premiers mois de 1972.» 11

En résumé : la loi de 1973, abrogée depuis 1993, peut difficilement expliquer la crise de la dette de 2008. Loi votée en France, elle peut difficilement expliquer la hausse de la dette aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon.

En France même, la loi ne change rien d’essentiel. Avant comme après, le Trésor ne peut pas présenter directement ses bons du Trésor à l’escompte. Mais la Banque de France escompte ou achète à l’open market les bons du Trésor détenus par les banques de second rang. Avant comme après, le Trésor peut obtenir des avances de la Banque dans le cadre d’un plafond fixé par une convention votée par le Parlement. Il faut insister sur ce point, car un argument sans cesse répété est que, depuis 1973, l’État ne peut plus financer ses activités par le recours à la Banque de France. Or, lors de la relance Chirac-Fourcade de 1975 (qui représentait 2,8% du PIB), plus de la moitié des dépenses (1,5 points de PIB) ont été financées par une avance de la Banque de France au Trésor. Preuve, s’il en fallait une de plus, que la loi de 1973 ne fait pas obstacle à un financement monétaire des dépenses publiques. La loi de 1973 n’est donc pas cet acte fondateur et destructeur dénoncé par certains.

Mais au fond, quel intérêt y a-t-il à dénoncer cette erreur historique et factuelle ? L’important, disent certains, c’est qu’il y a bien eu financiarisation de l’économie et que c’est la source de nos problèmes. Je considère pour ma part qu’une analyse erronée ne peut pas servir de fondement à des choix  politiques judicieux. Plus grave encore, les analyses erronées, lorsqu’elles se diffusent et répandent des représentations mystificatrices, sont de nature à produire des effets politiques délétères. Les citoyens et les militants sont en effet conduits à se tromper sur les enjeux et les politiques à mettre en œuvre.

Faux et mystifications ou, comment faire en sorte que les vrais enjeux ne soient pas posés ?

1.Un confusionnisme politique

En parcourant le nombre considérable de blogs et de vidéos sur le sujet, on ne peut qu’être frappé par le fait que des textes, des chiffres, des citations se retrouvent indifféremment sur des sites aux orientations politiques les plus diverses. C’est ainsi qu’Étienne Chouard donne des conférences dans le cadre d’ATTAC et des Amis du Monde diplomatique et que ses vidéos sont présentes et vigoureusement approuvées sur des sites comme Français de souche ou Égalité et réconciliation. De même, A.J. Holbecq est présenté sur Wikipédia comme militant altermondialiste, Jean Gadrey lui offre une tribune sur le site d’Alternatives économiques, mais Holbecq se présente lui-même comme disciple de Allais, Fisher et Friedman. Comme référence altermondialiste illibérale, il y a sans doute mieux. La tentation du ni droite, ni gauche est parfois explicite. Par exemple, dans une conférence donnée le 27 juillet 2011, Étienne Chouard déclare : «J’ai derrière moi un prix Nobel d’économie Maurice Allais, mais il est de droite, c’est pour ça que les gens de gauche ne reprennent pas ses idées.» Dans cette même conférence, il déclare que les députés auraient pu empêcher l’augmentation de la dette depuis 1973, en augmentant les impôts ou en baissant les dépenses. Or ils ne l’ont pas fait. Ce n’est pas par manque de courage politique, mais de façon délibérée, pour mettre l’État dans les mains de la finance : «Les députés ont laissé filer la dette depuis 1973, parce que cela correspond aux intérêts de ceux qui financent les élections des élus de droite et de gauche.» Il ajoute : «C’est la même logique de destruction des nations que celle qui est menée par l’Union européenne.» 12

Cette référence à la nation conduit à un discours très présent sur la blogosphère anti-loi de 1973 : pour rendre à la nation sa souveraineté monétaire, il faut rassembler «les patriotes, tous les patriotes» (N. Dupont-Aignan). Bref, le clivage central ne serait pas celui qui oppose les dominants et les dominés, mais celui qui oppose les défenseurs et les adversaires de la nation. La monnaie constituant une composante essentielle et emblématique de la souveraineté, l’idée est donc de rassembler, contre la finance apatride, les défenseurs de la nation.

2. Un confusionnisme théorique

Quelle que soit leur orientation théorique, les discours relatifs à la loi de 1973, à la crise financière, à la dette publique, etc. se retrouvent dans une critique de la théorie économique dominante, de la spéculation, de la tyrannie des marchés, etc. Mais ce qui est curieux, c’est que ceux qui se focalisent sur la question de la loi de 1973 lui opposent des références… libérales. Par exemple, un certain nombre d’entre eux soulignent la proximité entre la décision Nixon du 15 août 1971 13 et la loi de 1973. Le point commun qu’ils y voient, c’est la fin d’une monnaie fondée sur l’or (lequel est dans leur esprit le seul susceptible de donner une vraie valeur à la monnaie). Ils semblent ignorer que le plus célèbre défenseur de l’étalon-or tout au long du XXe siècle est Jacques Rueff, un économiste très libéral. Ils semblent ignorer les critiques de Keynes à l’étalon-or et la dénonciation de la relique barbare. D’autres membres de ce courant font activement campagne pour la monnaie 100 % en invoquant à la fois Fisher et Allais, qui sont aussi deux économistes libéraux. Dans les deux cas, alors qu’ils se croient critiques et hétérodoxes, ils défendent en fait une conception exogène de la monnaie et, à défaut d’une monnaie qui serait naturellement neutre, une politique de neutralisation de la monnaie. Cette prise de position en faveur de la monnaie 100 % renvoie, on le sait, aux conceptions de Ricardo et de la Currency School, qui ont inspiré l’Acte de Peel de 1814. Que ce texte soit pour Polanyi une étape majeure du passage à une économie dominée sans partage par le marché, ces économistes citoyens semblent l’ignorer aussi. De même qu’ils ignorent que la monnaie 100 % est étroitement liée à la conception de l’épargne préalable. C’est ce que souligne Sylvie Diatkine : dans le système de monnaie 100% de Fisher, «le crédit n’est pas lié à la monnaie que les banques créent, mais à l’épargne» 14 et elle ajoute : «On retrouve donc la tradition classique, puisque les investissements et les prêts bancaires ne sont possibles qu’à partir d’une épargne préalable déposée chez elles.» Autre exemple de discours pseudo-critique, le film d’animation Comprendre la dette publique (en quelques minutes) explique la création de la monnaie avec l’image d’un robinet coulant dans une baignoire et l’inflation comme le débordement de la baignoire. On est là, sous couvert de critique antilibérale, dans le quantitativisme le plus trivial.

3. Un confusionnisme historique

La focalisation sur la loi de 1973, outre qu’elle repose sur une méconnaissance du contenu de ce texte, conduit à faire l’impasse sur les évolutions historiques du système financier et donc sur les enjeux de ces évolutions. Ce qu’il importe de comprendre, c’est la façon dont s’est manifestée la victoire progressive de ceux que Keith Dixon a appelé «les évangélistes du marché».

Dans le domaine qui nous occupe, cette victoire se traduit par l’idée que le marché est mieux à même de procéder à l’allocation des ressources financières. Pour éviter de sombrer dans la caricature, il faut d’abord dire que cette idée n’est pas dénuée de fondement. Le marché a d’indiscutables qualités comme procédure d’allocation et d’incitation. Mais, pour reprendre une formule de Christophe Ramaux, le «hold up intellectuel» des libéraux a consisté à placer les décideurs devant l’alternative suivante : ou bien l’archaïsme de la règlementation, ou bien l’efficience du marché. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses sont légèrement plus compliquées.

En France, une étape décisive est franchie (avec difficulté d’ailleurs) à partir du rapport Marjolin, Sadrin, Wormser de 1969. Laisser fixer le taux de l’argent par le marché monétaire et limiter l’intervention de la banque centrale à la régulation de ce taux, est un choix lourd de conséquence. Il peut certes être justifié ou contesté. Mais force est de constater que l’Allemagne, dont on nous vante par ailleurs les mérites depuis fort longtemps, a conservé un système de refinancement à taux fixe jusqu’au passage à l’euro 15. Autre étape importante, si on veut analyser l’évolution du système financier français, le livre blanc sur le financement de l’économie qui conduit au vote de la loi bancaire de 1984. Celle-ci mène (entre autres) à la fin de la distinction entre banque d’affaires et banques de dépôts. Autre épisode majeur (en 1985-1986), qui achève la réalisation des objectifs du rapport Marjolin, Sadrin et Wormser, en ouvrant le marché monétaire aux agents non bancaires. Toutes ces évolutions doivent être mises en relation avec les évolutions internationales (Big Bang financier de Londres en 1986) et avec la volonté de l’État de financer la dette sur un marché plus profond et plus liquide. Bref, faire de la loi de 1973 l’alpha et l’oméga de la mutation financière est extrêmement réducteur.

4. L’illusion de la conception instrumentale de la monnaie et l’incompréhension de la création monétaire

Tous ces discours prétendument critiques sur les questions monétaires, reposent en fait sur une conception instrumentale et substantialiste de la monnaie. La monnaie est une chose qui appartenait jadis à l’État et dont les banquiers se sont emparés pour faire du profit. Il s’agirait donc de rendre cette chose à l’État. La conception instrumentaliste est très perceptible lorsque  E. Chouard propose de résoudre le problème de la pénurie de logements par une création massive de monnaie qui permettrait de faire disparaître sans délai la question des mal-logés. L’aspect substantialiste se révèle à travers la référence à l’or.

Ce qui n’a pas été compris, c’est que la monnaie est un rapport social. Dans un langage inspiré de Marx, la monnaie permet la validation sociale des travaux privés. Dans le même sens, on peut adopter la définition de M. Aglietta, pour qui «la monnaie est un rapport global entre les centres de décision économique et la collectivité qu’ils forment, grâce auquel les échanges entre ces agents acquièrent une cohérence» 16. Le même auteur développe cette idée en insistant sur le lien entre monnaie et économie marchande : «Concevoir la monnaie comme le médiateur de la socialisation des sujets économiques, c’est affirmer que l’analyse de la monnaie et celle de l’économie marchande sont un seul et même problème. On est aux antipodes des théories naturalistes de l’économie, qui ne voient dans la monnaie qu’un intermédiaire technique commode des échanges, ou même une marchandise particulière» 17. M. Aglietta et A. Orléan formulent la même analyse : «Dans l’ordre économique, la monnaie est l’instrument de conversion de l’individuel en collectif et du privé en social.» 18.

Une telle approche de la monnaie suppose que l’on articule, d’une part le caractère décentralisé du fonctionnement de l’économie marchande et le caractère privé (individuel) des choix qui sont opérés et, d’autre part, la nécessaire socialisation/centralisation sans laquelle les décisions privées ne peuvent pas être cohérentes. Face à cette tension, les analyses économiques libérales proposent deux solutions antagoniques :

– La solution de la centralisation : concentrer entre les mains de l’État le pouvoir de création monétaire (Rueff, Allais, Friedman, Fisher).

– La solution de la décentralisation : le Free Banking et les monnaies privées concurrentes (Hayek).

La tâche d’une véritable pensée critique, c’est de peser la tension entre les deux exigences de centralisation et de décentralisation, et de proposer une construction institutionnelle capable de contribuer à la coordination des actions individuelles autonomes. En invoquant tantôt la monnaie 100%, tantôt les monnaies alternatives 19, on passe donc à côté de l’enjeu.

C’est la perspective que trace F. Lordon en se référant à Aglietta et Orléan : «La grande leçon de la violence de la monnaie, c’était qu’en matière monétaire, les modèles polaires purs sont dangereux et qu’il n’y a pas d’autre voie que celle du compromis institutionnalisé entre les principes antagonistes du fractionnement et de la centralisation, de l’État instance de la volonté souveraine et de l’État abuseur monétaire potentiel, etc.» 20.

5. L’illusion du crédit gratuit

Beaucoup de discours sur la loi de 1973 renvoient à un problème plus large : celui de la compréhension de la nature du taux d’intérêt. Il y a implicitement un raisonnement du type suivant : «Puisque la monnaie est créée ex nihilo, et donc puisqu’elle ne coûte rien, elle devrait être prêtée gratuitement.» Il importe donc de préciser ce qu’est un taux d’intérêt.

1) Il ne faut pas confondre monnaie et épargne : lorsqu’un organisme financier collecte de l’épargne, il la rémunère (l’intérêt); lorsqu’il prête cette épargne, il perçoit une rémunération (un autre intérêt, supérieur au précédent) afin de dégager une marge pour l’organisme financier. Les épargnants accepteraient difficilement une rémunération nulle. Le taux d’intérêt rémunère dans ce cas le fait qu’un individu (l’épargnant) renonce provisoirement à disposer de son épargne (dans une perspective keynésienne on dira qu’il renonce à la liquidité de son avoir).

L’organisme financier qui réalise cette opération supporte des coûts (même si la monnaie est crée ex nihilo); les services qu’il offre (gestion des paiements, octroi des crédits, etc.) doivent donc être rémunérés pour, au minimum, couvrir les coûts.

2) Lorsque la somme prêtée résulte d’une création de monnaie, la banque qui crée la monnaie prend un risque (on parle de pari bancaire), le taux d’intérêt est dans ce cas la rémunération de cette prise de risque. On parle du risque de crédit et le taux d’intérêt prend en compte ce risque (un placement plus risqué s’accompagne d’un taux d’intérêt plus élevé). Le taux n’est donc rien d’autre qu’un prix, comme le prix des tomates ou le taux de change.

Bien sûr, nous savons que les marchés ne sont pas efficients et que la prétention des économistes libéraux selon laquelle les marchés fixent le vrai prix est très contestable. Il est donc légitime que les autorités publiques interviennent sur la fixation de ce prix (comme sur la fixation de nombreux autres prix). Il en va ainsi des prêts à taux bonifiés, qui permettent d’orienter les investissements sur des activités socialement utiles. Mais il serait erroné de laisser croire que les financements peuvent être gratuits, cela conduirait vraisemblablement à des choix sociaux sous optimaux (mauvais allocation des moyens de production). Par exemple, si l’on veut organiser une transition écologique de l’économie, il faudra des investissements très importants, il faudra donc rémunérer les épargnants qui accepteront de financer ces investissements, le taux d’intérêt permettra aussi d’effectuer des choix entre divers investissements possibles.

Comme tout prix, le taux d’intérêt a une fonction d’incitation et d’information. A défaut de prix, le risque de dérapage de la part de l’État n’est pas négligeable : «Si l’État n’avait aucune contrainte de rendement puisque l’argent serait gratuit pour lui, il pourrait s’habituer à faire beaucoup de déficits sans faire attention à la rentabilité réelle de ses dépenses, ce qui entraînerait une forte création monétaire (hausse de la demande) sans que l’offre ne suive obligatoirement.» 21

Il faut noter à ce propos que tous les calculs fantaisistes de A.J. Holbecq 22, repris dans de nombreuses publications, qui tendent à montrer que la dette publique s’explique en totalité par le paiement des intérêts de la dette, reposent sur l’hypothèse d’un taux d’intérêt nul qui sert de situation de référence (c’est le crédit gratuit qui serait la norme et le paiement d’intérêts une situation scandaleuse) 23.

6. L’illusion du tout État

Comme nous l’avons vu, la critique de la loi de 1973 débouche généralement sur la volonté de rendre à l’État la totalité du pouvoir de création monétaire. Cette proposition repose implicitement sur l’idée que l’État fera nécessairement un bon usage des moyens qui lui seraient ainsi attribués. Or l’histoire des banques nationalisées, comme l’actualité des institutions financières qui restent sous contrôle de l’État 24, montrent bien que l’État n’est pas nécessairement et spontanément au service du bien commun.

C’est pourquoi, tout en présentant toutes les bonnes raisons qui pourraient conduire à mettre en œuvre des nationalisations sanctions contre les institutions financières, Frédéric Lordon exprime ses doutes à l’égard de la mise en place éventuelle d’un financement étatisé : «Il est permis de redouter que le pôle étatique unifié du crédit, cède plus souvent qu’à son tour à la tentation de substituer aux critères de la sélectivité économique, qui régissent normalement les octrois de crédit, des critères de sélectivité politique avec les risques de surendettement et de mauvaises créances qui vont avec, et plus encore à la tentation d’apporter des solutions monétaires à des conflits qui n’ont pas réussi à être réglés politiquement » 25.

S’il faut mobiliser la main gauche de l’État (Pierre Bourdieu), il faut aussi mettre en place des contre-pouvoirs, garantir le pluralisme et le contrôle démocratique, favoriser la décentralisation (lien entre financement et développement des territoires), etc. Plus généralement sans doute, il faut trouver un équilibre entre la centralisation étatique, la libre initiative des agents (logique marchande voire capitaliste) et la logique collective et communautaire (qui pourrait correspondre à un crédit mutualiste et coopératif retrouvant ses racines démocratiques et émancipatrices.

Plus concrètement, sur la base du constat des dérives du capitalisme financiarisé, trois évolutions semblent nécessaires :

– Un renforcement significatif de la réglementation des activités financières

– Le développement d’un pôle financier public cohabitant avec d’autres types d’activités financières et mis au service d’un volontarisme public en ce qui concerne les grandes orientations du développement économique

– Le développement de structures financières diverses contrôlées par la société civile (associations, syndicats, entreprises) associée aux collectivités territoriales. Pour utiliser un autre vocabulaire, il faut à la fois réduire la place de la logique capitaliste et la place de la logique marchande, alors même que ces deux types de logique ont vu leur impact sur la société se développer considérablement (et en particulier dans le secteur financier) depuis les années 1980.

Une telle perspective étant évidemment complexe et semée d’embûches, il est plus rassurant de croire qu’il suffirait d’abroger la loi de 1973 ou de sortir de l’euro pour résoudre par miracle tous les problèmes.

Alain Beitone est agrégé de sciences économiques et sociales, est professeur en classes préparatoires au lycée Thiers à Marseille, formateur à l’IUFM d’Aix-Marseille.

Relu par nadine pour le Saker Francophone.

Note du Saker Francophone

On publiera sous peu un droit de réponse à cet article de la part des personnes incriminées dans cet article comme ayant "mal interprété" cette "loi de 1973".

Notes

 

  1. B. Théret et D. Uri, La courbe de Laffer dix ans après : un essai de bilan critique, Revue économique, Année1988, Volume 39,Numéro 4, pp. 753-808. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1988_num_39_4_409096
  2. Autre exemple récent, le site de la FNAC annonce la réédition en avril 2012 du livre d’A.J. Holbecq Argent, dettes et banques. Ce livre fait l’objet d’un coup de cœur d’un vendeur de la FNAC qui écrit : «Une révélation : l’État (c’est-à-dire nous tous) a perdu le droit de battre monnaie, la monnaie est devenu un outil qui sert d’abord des intérêts privés. Pour résumer ce brillant essai : la dette a commencé le jour ou l’État a cédé son droit de permettre à la Banque de France de financer le trésor public, en 1973.» http://livre.fnac.com/a4062924/Andre-Jacques-Holbecq-Argent-dettes-et-banques
  3. E. Le Héron, Questions/réponses sur les emprunts d’État, 29 janvier 2012.
  4. Tous les textes législatifs et réglementaires relatifs à la Banque de France figurent sur le site de la Banque : http://www.banquefrance.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/histoire/textes/statuts-lois.pdf. C’est à partir de ce site que les textes sont cités ci-après.
  5. On voit mal en quoi, aux yeux de partisans de la démocratie, l’accord du Parlement peut faire l’objet de critiques.
  6. V. Duchaussoy, La Banque de France et l’État, enjeux de pouvoir, L’Harmattan, 2001, p. 33. Il s’agit d’un mastère d’histoire économique soutenu à l’Université de Rouen sous la direction d’Olivier Feiertag.
  7.  http://www.alterinfo.net/La-loi-Rothschild-cause-de-l-endettement-de-la-France_a50918.html
  8. Jean Bouvier, Les relations entre l’État et la Banque de France depuis les années 1950, Revue XXe siècle, Année 1987, Volume 13, n° 13, p. 30.
  9. Jean Bouvier, Les relations entre l’État et la Banque de France depuis les années 1950, Revue XXe siècle, Année 1987, Volume 13, n° 13, p. 32 . C’est aussi la conclusion d’Alain Plessis : «Au total, la loi et le décret de janvier 1973 [n’ont
  10. Jean Bouvier (dont on connaît les sympathies marxistes) le fait remarquer sur le mode humoristique : «L’hebdomadaire français Valeurs actuelles situé fort à droite critiquait le ministre, l’accusant de vouloir mettre l’institut d’émission dans le carcan et jugeait que ‹le libéralisme giscardien ne produit que des fruits dirigistes›.» Op. cit, p. 30
  11. Jean Bouvier, op.cit., p. 32
  12. http://www.dailymotion.com/video/xk6d48_etienne-chouard-loi-pompidou-1973_webcam
  13. En général désignée de façon erronée comme la fin de l’étalon-or
  14. S. Diatkine, «La monnaie à l’abri des prêts : le plan de I. Fisher (1935) à l’origine des propositions de «Narrow Banking», Communication aux 20e Journées internationales d’économie monétaire et bancaire, Birmingham, 5-6 juin 2003 http://www.univorleans.fr/deg/GDRecomofi/Activ/diatkine_birmingham.pdf
  15. Pour le coup c’est le libéralisme français qui s’est imposé à une logique allemande administrative !
  16. M. Aglietta : La fin des devises clés, La Découverte, Coll. Agalma, 1986 (p. 17)
  17. M. Aglietta, L’ambivalence de l’argent, Revue française d’économie. Volume 3, n° 3, 1988. (p. 98)
  18. M. Aglietta et A. Orléan (dirs) : La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998 (p. 20)
  19. Voir sur ce point la réponse publiée par E. Le Héron à la question d’un internaute sur le site des Économistes atterrés http://atterres.org/article/question-sur-le-monopole-de-la-monnaie
  20. Frédéric Lordon, Pour un système socialisé du crédit, 15 janvier 2009, Blog du Monde diplomatique http://blog.mondediplo.net/2009-01-05-Pour-un-systeme-socialise-du-credit
  21. E. Le Héron, Questions/réponses sur les emprunts d’État, 29 janvier 2012
  22. Voir notamment la critique de J.M. Harribey : Crise : Que la neige tombe! http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2012/02/06/crise-que-la-neige-tombe/
  23. Cette critique de l’illusion du crédit gratuit n’est pas exclusive du fait que, dans certaines conditions, il pourrait être judicieux que l’Institut d’émission fournisse à taux nul ou très faible des moyens de financement à l’État (c’est d’ailleurs ce que prévoyait la loi de 1973). Mais en fait, dans les discours sur le crédit gratuit, il y a bien autre chose. Beaucoup de gens semblent partager la croyance selon laquelle on pourrait, par simple jeu d’écriture, créer de la valeur. Il faut ici revenir à Marx : c’est la force de travail qui crée de la valeur. Le capital argent est de la valeur en procès. On peut compléter Marx à partir des analyses de Keynes, de Myrdal et de Kalecki : la création de monnaie est une ante-validation. Elle est l’opération qui permet de donner son impulsion au circuit monétaire de production. Mais dans cette conception de la monnaie endogène, ce qui est décisif, c’est la qualité des créances monétisées, c’est-à-dire le fait que ces créances correspondent à une valeur produite effectivement par la mise en œuvre de la force de travail. Faire fonctionner la planche à billets, comme on l’écrit beaucoup par les temps qui courent (et à tort selon moi) sans création de valeur par le processus productif, ne permettra en aucune façon d’améliorer la couverture des besoins sociaux.
  24. Voir le limogeage récent du directeur de la Caisse des dépôts et consignation ou les conditions de nomination du PDG du groupe BPCE
  25. Frédéric Lordon, Pour un système socialisé du crédit, 15 janvier 2009, Blog du Monde diplomatique
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