De nouvelles informations confirment que le déploiement russe visait autant à éviter un plan américain d’imposition d’une zone d’exclusion aérienne sur la Syrie – provoquant un changement de régime – qu’à vaincre État islamique.
Par Daniel Fielding – Le 6 octobre 2015 – Source : Russia Insider
La réaction outrancière de l’Otan à une violation mineure de l’espace aérien turc par un avion russe souligne le point crucial du déploiement militaire russe. L’Occident a perdu le contrôle du ciel en Syrie.
Quand j’ai parlé pour la première fois de l’arrivée des avions russes en Syrie, j’ai dit que les quatre avions de chasse SU-30 devaient fournir la couverture aérienne de la force de frappe. J’avais aussi pensé que les six SU-34 n’étaient pas vraiment nécessaires, et qu’ils étaient là pour être testés dans un environnement de combat.
J’avais raison pour les SU-30 ; je me suis trompé sur les SU-34.
J’ai négligé le fait que tout en étant un redoutable bombardier de combat et d’attaque au sol, le SU-34 excelle aussi en combat aérien. En cela, il diffère fondamentalement du SU-24, qu’il remplace.
Le total combiné des dix SU-30 et SU-34 représente pour les Russes un groupe de défense aérienne fantastique. Alors que le SU-34 n’est pas un combattant aussi puissant que le SU-30 ultra maniable, il est supérieur aux F16 qui composent le gros de l’armée de l’air turque, et vaut bien les F15 et F16 de l’armée de l’air israélienne.
C’est important parce que, comme le montre l’incident à la frontière turque, le groupe d’attaque russe mène des frappes aériennes dans les zones proches des frontières turque et israélienne, là où l’armée de l’air syrienne n’avait pas encore osé aller par peur d’une intervention des forces aériennes de ces pays.
Cela comprend des frappes sur Raqqa – la capitale de facto d’État islamique – et Idlib, toutes deux à faible distance de la frontière turque.
La présence des SU-30 et SU-34 signifie qu’à la différence des Syriens, les Russes peuvent effectuer ces frappes sans craindre d’interférences avec l’armée de l’air turque.
Cela signifie que, pour la première fois dans la guerre syrienne, il n’y a aucun endroit de la Syrie où État islamique et les milices islamiques peuvent se protéger des frappes aériennes.
Le tableau militaire s’en trouve radicalement changé. C’est en partie parce que l’armée de l’air syrienne avait peur d’opérer près de la frontière turque qu’elle a été chassée de lieux comme Raqqa et Idlib, et pourquoi elle a été sur la défensive dans le nord de la Syrie et dans les territoires nord et ouest d’Alep, qui sont facilement accessibles aux avions F16 turcs opérant à partir de bases intérieures.
Certains rapports suggèrent que la présence de l’aviation russe a même contraint les avions syriens à retourner à nouveau dans leur espace aérien.
Il y a des indications que des F16 turcs volant durant le week-end près de la frontière syrienne ont été suivis (ou allumés) pendant 6 minutes par le radar d’un chasseur MiG-29. Le groupe d’attaque russe ne comprend pas de MiG-29. Si cet incident a réellement eu lieu, le MiG29 a dû être un avion syrien.
Les dix SU-30 et SU-34 ne sont qu’une partie de la force de défense aérienne que les Russes ont installée en Syrie.
La base aérienne de Lattaquié est défendue contre les attaques par des systèmes Pantsir. Le Pantsir est un système mobile de défense aérienne à courte portée, combinant des canons antiaériens de 30 mm à courte portée et des missiles antiaériens. C’est l’équipement standard pour la défense des bases aériennes, et son déploiement n’a pas plus d’importance que cela.
Beaucoup plus important, et changeant la donne, est le déploiement du croiseur russe lance-missiles Moskva au large de la côte syrienne. Le Moskva a des radars de défense aérienne extrêmement efficaces, il est aussi équipé de puissants missiles longue portée basés sur le système S300.
Il n’y a aucune preuve que les Russes aient déployé des missiles S300 en Syrie elle-même. Cependant, la présence du Moskva au large des côtes syriennes leur donne essentiellement la même aptitude.
On pense que les missiles S300 du Moskva ont une portée de 90 à 150 km. Bien que ceux portés par le Moskva ne soient apparemment pas l’une des versions les plus sophistiquées de S300 – qui devraient plutôt être considérés comme une famille de missiles – ce sont néanmoins des armes puissantes, offrant une formidable capacité de défense aérienne.
La raison de la présence de ces systèmes de défense aérienne – les avions SU-30 et SU-34 et le Moskva avec ses missiles S300 – est maintenant claire.
L’article paru dans le Financial Times que je joins ci-dessous confirme ce que beaucoup avaient déjà soupçonné : les États-Unis étaient sur le point de déclarer une zone d’exclusion aérienne sur la Syrie.
Quoique la cible présumée ait été État islamique, étant donné que ce dernier n’a pas de force aérienne la cible réelle était clairement le gouvernement syrien.
Il semble qu’un scénario semblable à celui utilisé en Libye en 2011 était prévu : la déclaration d’une zone d’exclusion aérienne, suivie d’une campagne prolongée de bombardement contre l’armée syrienne destinée à donner la victoire à l’opposition soutenue par les USA. Le but déclaré de la zone d’exclusion aérienne – lutter contre État islamique – était simplement une couverture.
Cela explique le déploiement russe.
Les Russes ont évidemment découvert le plan américain et, afin de le prévenir, se sont précipités pour mettre à exécution leur propre déploiement.
Qu’ils aient été à même de le faire sans avoir aucune base aérienne dans la région – contrairement aux États-Unis – est remarquable ; c’est aussi une preuve supplémentaire de la capacité des Russes, manifestée à maintes reprises, à agir avec une rapidité foudroyante, prenant les États-Unis à contre-pied. Les occasions précédentes où cela s’est produit étaient la guerre de 2008 en Géorgie et l’opération de Crimée en 2014.
Que les Russes aient découvert le plan américain nous révèle aussi le haut degré de qualité de leurs services de renseignements.
L’article paru dans le Financial Times montre l’ampleur de la consternation à Washington, qui finit par admettre à contrecœur – malgré les demandes hystériques d’action par les faucons de guerre – que le plan pour une zone d’exclusion aérienne «est désormais impossible à mettre en œuvre».
Voyez ce commentaire que le Financial Times attribue au chef militaire de l’Otan, le général Breedlove :
«Le commandant militaire suprême de l’Otan en Europe, le général américain Phillip Breedlove, a averti la semaine dernière que l’alliance était ‹inquiète d’une autre bulle A2/AD en cours de création dans la Méditerranée orientale›. A2/AD signifie anti-accès, interdiction de zone.»
En d’autres termes, les Russes ont réussi à interdire aux États-Unis l’accès du ciel de la Syrie, contrecarrant leur plan pour une zone d’exclusion aérienne, et pour une campagne de bombardement forçant le renversement du gouvernement syrien.
Le Financial Times cite des sources qui décrivent le déploiement russe en Syrie comme un désastre, montrant la consternation éprouvée par les États-Unis et les dirigeants occidentaux.
Le déploiement russe en Syrie a considérablement modifié la situation géopolitique. Il montre que 25 ans après la chute de l’URSS, la superpuissance russe est de retour.
Daniel Fielding
L’article suivant a été publié dans le Financial Times :
Le bombardement par la Russie des rebelles anti-régime en Syrie a été décrit comme un désastre pour les efforts de la coalition menée par les USA pour détruire Isis, le groupe militant islamiste, mais le vrai défi du Kremlin à Washington est dans les cieux au-dessus du pays déchiré par la guerre. Parallèlement au modeste contingent, basé à Lattaquié, de deux douzaines d'avions Su-24 Fencer et Su-25 Frogfoot – conçus pour frapper des cibles terrestres – Moscou a déployé des atouts qui rendent la perspective d'une zone d'exclusion aérienne exécutée par les États-Unis ou ses alliés au dessus de la Syrie impossible à mettre en œuvre. Il y a seulement quelques semaines, après des mois de diplomatie, les officiels étaient proches d'un accord sur l'application de zones de sécurité aériennes pour mettre fin aux bombardements de civils dans le nord et le sud de la Syrie par le régime d'Assad, selon des diplomates et des responsables militaires de la coalition menée par les USA. L'accord était fondé sur des plans jordaniens et turcs présentés plus tôt cette année. Beaucoup d'officiels pensent que l'indice d'une imminente accélération de l'activité de la coalition en Syrie a précipité la soudaine intervention du Kremlin à la fin du mois dernier. «La raison ultime de ce qui arrive est l'intérêt renouvelé pour la Syrie et la nécessité d'une sorte de solution politique – quelque chose que nous avons pensé pouvoir réaliser en appliquant des zones d'exclusion aérienne, des zones de sécurité», a déclaré un haut diplomate européen. Mais tout espoir de coordination militaire avec la Russie pour atteindre cet objectif, même à la suite de son intervention perturbatrice, s'est rapidement éteint. Le commandant militaire suprême de l'Otan en Europe, le général américain Phillip Breedlove a averti la semaine dernière que l'alliance était «inquiète d'une autre bulle A2/AD en cours de création dans la Méditerranée orientale ». A2/AD signifie anti-accès, interdiction de zone. Les craintes du Général Breedlove se sont réalisées ces derniers jours quand le petit déploiement russe de quatre avions flanker Su-30 – avions très manœuvrables conçus pour le combat aérien –, qui se trouvent à la base aérienne Bassel al-Assad de Lattaquié, a été élargi par un arsenal beaucoup plus conséquent. Le ministère russe de la Défense a annoncé vendredi le déploiement de son croiseur lance-missiles Moskva à Lattaquié. Le Moskva est armé d’un complément de 64 S-300 missiles mer-air, la plus puissante arme anti-aérienne de la Russie. Le déploiement des S-300 – ou d'autres systèmes pareillement sophistiqués, également connus comme Sams à trois chiffres – a longtemps été l'une des plus grandes craintes du Pentagone au Moyen-Orient. Le système S-300, qui a une portée de 150 km, est capable d'abattre tous les avions furtifs, sauf les plus sophistiqués. Cela signifie que la plupart des missions effectuées par les alliés de la coalition de Washington – la Jordanie utilise, par exemple, les avions F16 – sont aujourd'hui très vulnérables. Même le déploiement des Tornados et Typhoons du Royaume-Uni à la base de la Royal Air Force de Akrotiri, à Chypre, est menacé par les missiles. «Les forces russes maintenant en place rendent parfaitement évident que tout type de zone d'exclusion aérienne sur le modèle libyen imposé par les États-Unis et leurs alliés est désormais impossible, à moins que la coalition ne soit prête à abattre des avions russes », affirme Justin Bronk, analyste de recherche au Royal United Services Institute. «Les Russes ne jouent pas la désescalade ; ils disent simplement: ‹Laissez-nous le champ libre.› Les opérations de la coalition en Syrie seront beaucoup plus complexes du point de vue de la planification des missions et du point de vue de l'évaluation des risques.» Même les missions de surveillance au-dessus de la Syrie par des avions américains et de la coalition seront compliquées. Un officier de l'armée de l'air de l'Otan a déclaré que l'organisation s'attend à voir apparaître le genre de «tactiques de la guerre froide», politique de la corde raide que la Russie a récemment utilisée dans les pays baltes. Les pilotes devront s'attendre à voir de puissants systèmes de radar russes allumer leurs avions en démonstrations de force, a-t-il dit. Prévenir la création de zones d'exclusion aérienne en Syrie par la coalition menée par les USA est important pour l'influence de Moscou sur les événements dans le pays. Avec l'emprise territoriale du régime d'Assad devenant fragile ces derniers mois, l'imposition supplémentaire par la coalition américaine d'une zone d'exclusion aérienne aurait pu imposer des négociations menant à une perte d'influence de la Russie. Maintenant tout processus diplomatique ou politique qui aura lieu se fera aux conditions de Moscou. «Les actions militaires de la Russie servent à des fins politiques, il en existe plusieurs», déclare Alex Kokcharov, analyste chez IHS Russie Janes, service de conseils de défense. Pour M. Poutine, les États-Unis et l'Otan, les zones d'exclusion aérienne ont aussi une résonance supplémentaire. «Poutine a été profondément affecté par le renversement de Kadhafi en Libye», note M. Kokcharov. «Il y a une motivation personnelle à cela.» Pour les planificateurs militaires russes, les zones d'exclusion aérienne – vues d’Occident comme une mesure de clémence humanitaire – sont souvent considérées comme des outils de changement de régime.
Traduit par Claude, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone