Par Rosa Llorens – Le 9 septembre 2015
«Sorrentino est vulgaire, il est arrogant» : ces critiques (qui sont celles par exemple de J. Mandelbaum, dans Le Monde), Sorrentino s’en moque en les faisant répéter par son héros porte-parole, le chef d’orchestre retraité, mais au faîte de sa gloire, Fred Ballinger. Et quand bien même elles seraient justifiées, qu’est-ce que ça peut faire?
«Il n’y a que les émotions qui comptent», dit l’ami et complice de Fred, le vieux cinéaste Mick Boyle – et le plaisir qu’elles procurent, pourrait-on ajouter. Le cinéma de Sorrentino est un cinéma-plaisir. Pourquoi le bouder, alors que les écrans sont pleins de films vulgaires, prétentieux, et en plus ennuyeux, comme Cemetery of splendour? Les critiques doivent se mordre les doigts de n’avoir pas, en son temps, reconnu dans Oncle Boonmie un chef-d’œuvre ; aussi en remettent-ils des couches pour Cemetery, s’extasiant même sur la métaphore des soldats endormis qui, selon eux, traduit la colère de Weerasethakul contre le régime militaire thaïlandais (il doit se féliciter d’avoir affaire à une révolte aussi zen!). Mais, cette fois, la mayonnaise ne prend pas, et on s’ennuie ferme.
Youth, par contre, est riche en émotions, et la séquence finale leur apporte le couronnement qu’on attendait, avec une certaine inquiétude ; en effet, tout au long du film, Mick et ses collaborateurs cherchent une idée pour la fin de leur film, et font les propositions les plus saugrenues. Mais si Sorrentino s’amuse ainsi à entretenir l’incertitude, c’est qu’il est sûr de son propre dénouement.
Savourons donc le charme latin de Sorrentino, vulgaire ou pas. Chacun de ses deux derniers films est comme un beau voyage, d’où l’on sort envoûté, par la musique (ici de David Lang, qu’on entendait déjà dans le «prologue au ciel» de La Grande Bellezza), comme par les images.
Certes, Youth est moins beau, moins prenant que le précédent (mais nous sommes dans les Alpes suisses, pas à Rome), les séquences sont plus courtes, la caméra moins mobile. Mais il y a toujours des cadrages inattendus (comme la première image, où on ne réalise pas tout de suite pourquoi l’arrière-plan tourne tandis que le premier plan reste immobile), un montage symphonique (accordé au personnage principal), ainsi les juxtapositions de visages appartenant à des histoires différentes, et chaque image apporte une émotion esthétique, entrant souvent en résonance avec notre mémoire cinématographique. Le gag des dizaines de coucous qui sonnent à contre-temps, dans une réjouissante cacophonie, rappelle Le Troisième Homme : lorsque Orson Welles descend de la grande roue, il conclut : la Renaissance a été une période sombre de violence, mais elle a donné Michel-Ange et Vinci. Les Suisses ont eu 500 ans de paix, et ils ont inventé… the cuckoo clock! Le défilé sinistre des patients tous revêtus du même peignoir qui se rendent à leurs salles de massage évoque la marche des ouvriers robotisés lors du changement d’équipe dans Métropolis, tandis que les vues d’ensemble du restaurant de l’hôtel nous ramènent à l’ambiance morne de l’hôtel de Mort à Venise (dont le héros était aussi un chef d’orchestre).
Mais ces rappels ne sont pas gratuits : tout le film peut apparaître comme un résumé de cinéma et de culture européens, on y parle de Novalis, de Stravinski. Mick, lorsqu’il évoque toutes les actrices qu’il a dirigées, fait penser à Kubrick, dont les derniers films sont peut-être, en effet, «de la merde» ; et c’est comme un cortège funèbre, le rappel d’une splendeur passée, une sorte de version filmée du Déclin de l’Occident de Spengler. Car derrière le feu d’artifice des images s’impose le décor finalement inquiétant du centre de santé.
Sorrentino n’est pas un intellectuel (Fred se félicite de ne l’être jamais devenu), il ne met pas en images des analyses, comme Lars von Trier, et la critique qu’on peut lui faire, c’est qu’il sait très bien ce qu’il veut nous montrer, mais beaucoup moins ce qu’il veut nous dire (c’est pourquoi il s’en tient à de grandes vérités existentielles comme l’angoisse devant le temps qui passe) ; mais cette disponibilité le rend sensible à l’air du temps historique, et Youth peut être vu comme un portrait de l’Europe avant la catastrophe, qui rejoint Film Socialisme de Godard : l’Europe est tantôt un paquebot de croisière sur lequel erre une population de spectres qui cherchent à s’étourdir avant le choc contre l’iceberg, tantôt un spa.
Cette dernière métaphore était au centre des Thermes (1986), de Vazquez Montalban, qui s’ouvrait sur cette épigraphe : «L’Europe est un établissement thermal». Ce centre de remise en forme par le jeûne était situé en Andalousie (à cause du climat), mais appartenait à des Suisses allemands qui y faisaient régner la même discipline et hygiène que dans le spa suisse de Youth. On y voyait un groupe de riches de divers pays d’Europe, avachis et frivoles, qui voulaient retrouver la forme sans se priver de leurs plaisirs et s’abandonnaient dans leur ennui à des distractions vulgaires (comme le flamenco du Nino Camaleon), mais qui pouvaient devenir dangereux si des pauvres menaçaient leur sécurité placide ; par contre, ils assistaient sans réaction au vol de leur bien le plus précieux, leur mémoire historique, par un commando de GI américains qui s’emparaient des archives cachées dans l’établissement. Synthèse de la situation européenne qui n’a pas pris une ride.
Chez Sorrentino, il n’y a aucune analyse ni engagement politique ou social, mais on ne peut pas éviter de remettre le film dans notre contexte : l’Europe, vue de loin, peut encore sembler un havre de paix bucolique, et beaucoup d’Européens sont encore plongés dans une léthargie sécuritaire ; mais, pendant ce temps, les tragédies qui se passaient d’abord loin de nous se rapprochent, et la carte des camps de réfugiés se surimpose déjà à celle des hôtels-spa. Dans quelques années, combien d’entre nous pourront encore se cacher dans un cocon de confort et d’ennui placide ?
Sorrentino a voulu faire passer dans son dénouement un message optimiste ; mais les images de déclin du film sont plus fortes (tel le déclin de Maradona, ancien dieu du football). Curieusement, deux films aussi différents que Cemetery et Youth se rejoignent dans les images de lieux désaffectés ou vides, et dans le décor : le spa de l’un devient hôpital dans l’autre. Youth est un film séduisant ; pour qu’il soit un grand film, il aurait peut-être fallu que Sorrentino suive la logique de ces symboles, comme Visconti dans Mort à Venise.
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.