Par Tyler Durden – Le 13 janvier 2018 – Source Zero hedge
« Cette… chose, [la guerre contre la drogue] ce n’est pas un travail pour la police… Je veux dire, vous appelez cela une guerre et bientôt tout le monde va se comporter en guerrier… partir en croisade, envahir les quartiers, frapper les gens menottés, ramasser et compter les cadavres…. Bientôt, presque tout le monde, à chaque coin de rue, devient un putain d’ennemi. Et bientôt, le quartier que tu es censé surveiller, devient simplement un territoire occupé. »
Le sergent « Bunny » Colvin, troisième saison de The Wire sur HBO.
2006 : mon premier raid dans le sud de Bagdad.
2014 : je regarde sur YouTube un officier de la police de New York en train d’asphyxier – d’assassiner – Eric Garner car il est soupçonné de vendre des cigarettes au noir à un coin de rue de Staten Island, à moins de cinq milles de mon ancien appartement. Ces deux événements ont choqué ma conscience.
Cela fera 11 ans le mois prochain : ma première patrouille de guerre. Nous apprenions encore les ficelles de l’unité de l’armée que nous remplacions. Les remplacements d’unités sont une période délicate et dangereuse. Dans le langage de l’armée, « siège droit – siège gauche conduit ». Imaginez une voiture. Lorsque vous apprenez à conduire, vous devez d’abord vous asseoir sur le siège du passager et observer. C’est après seulement que vous occupez le siège conducteur. C’était l’Irak, et des unités comme la nôtre entraient et sortaient dans une sorte de rotation annuelle. Des officiers d’unités entrantes comme la mienne ont été forcés d’apprendre le terrain, d’identifier les personnages importants de notre zone d’affectation et d’apprendre les tactiques les plus efficaces au cours des deux semaines avant que les officiers expérimentés de l’ancienne unité ne s’en aillent. C’était une période stressante.
Ces semaines de transition consistaient en des patrouilles quotidiennes dirigées par les officiers de l’unité sortante. Ma première incursion hors de la BOA (Base d’opération avancée) fut une patrouille de nuit. Le peloton auquel je participais s’est rendu chez un chef de milice chiite présumé. (À l’époque, nous combattions à la fois les rebelles chiites de l’armée Mahdi et les insurgés sunnites). Nous avons roulé jusqu’à la périphérie de Bagdad, encerclé une ferme et frappé à la porte. Une vieille dame nous a fait entrer et quelques soldats se sont rapidement mis à fouiller toutes les pièces. Seules les femmes, vraisemblablement la mère et les sœurs du suspect, étaient à la maison. Par l’intermédiaire d’un traducteur, mon homologue, l’autre lieutenant, demanda haut et fort à la vieille femme où se cachait son fils. Où peut-on le trouver ? Était-il à la maison récemment ? Comme on pouvait s’y attendre, elle a prétendu ne rien savoir. Après que les soldats eurent fouillé vigoureusement (« saccagé ») quelques pièces et rien trouvé d’anormal, nous nous sommes préparés à partir. À ce moment-là, le lieutenant a prévenu la femme que nous reviendrions – comme cela s’était déjà produit plusieurs fois auparavant – jusqu’ à ce qu’elle livre son propre fils.
Je suis retourné à la base avec un sentiment de malaise. Je ne comprenais pas ce que nous venions de faire. Comment le fait d’avoir harcelé ces femmes, d’être entrés chez elles après la tombée de la nuit et d’avoir proféré des menaces a-t-il contribué à vaincre l’armée du Mahdi ou à gagner la loyauté et la confiance des civils irakiens ? J’étais, bien sûr, tout nouveau à la guerre, mais l’incident semblait totalement contre-productif. Supposons que le fils de la femme faisait vraiment parti de l’armée du Mahdi. Et alors ? Sans une surveillance à long terme ou des renseignements fiables concernant cette maison, l’intrusion dans les lieux et les menaces ne pouvaient que renforcer l’aversion de la famille pour l’armée. Et si on s’était trompé ? Et s’il était innocent et qu’on avait aidé à créer une nouvelle famille d’insurgés ?
Bien que cela ne m’ait pas traversé l’esprit pendant des années, ces femmes ont dû ressentir la même impression que de nombreuses familles afro-américaines vivant sous une pression policière constante dans certaines parties de New York, Baltimore, Chicago ou ailleurs dans le pays. Cela peut paraître étrange aux yeux des Blancs plus riches, mais il est assez clair que certaines communautés de couleur appauvries du pays perçoivent effectivement la police comme leur ennemi. Pour la plupart des officiers militaires, il était tout aussi impensable que de nombreux Irakiens en proie aux combats voient tout le personnel militaire américain d’un mauvais œil. Mais dès le premier raid, j’ai su une chose : nous devions ajuster nos perceptions – et rapidement. Ce n’est pourtant pas ce que nous avons fait.
Les années ont passé. Je suis rentré à la maison, je suis resté dans l’armée, j’ai eu un enfant, j’ai divorcé, j’ai déménagé plusieurs fois, je me suis remarié, j’ai eu d’autres enfants – mes grands ont même gagné deux Super Bowls. Tout d’un coup, tout le monde s’est mis à avoir un IPhone, à être sur Facebook, ou sur Twitter, à s’envoyer des textos plutôt que d’appeler. D’une certaine façon, au cours de ces années glauques, la brutalité et la violence policières de type irakienne – en particulier contre les Noirs pauvres – ont progressivement fait la une des journaux. Les cas, avec ces vidéos YouTube d’amateurs, ont suivi les uns après les autres : Michael Brown ; Eric Garner ; Tamir Rice ; Philando Castile et Freddie Gray, le début d’une longue liste. Autant de vidéos qui m’ont rappelé les vidéos de propagande de l’ennemi, à Bagdad, ou les prises de vue faites avec les caméras incrustées dans les casques de nos soldats au combat, sauf que celles-ci était prises à New York, Chicago ou San Francisco.
Des connexions brutales
À Baltimore, c’est comme à Bagdad. C’est lié, vous voyez. Les érudits, les experts, les politiciens, la plupart d’entre nous aiment que nos mondes restent discrètement et confortablement séparés. C’est la raison pour laquelle si peu d’articles, de rapports ou de chroniques d’opinion pensent même à lier la violence policière au pays à nos activités impériales à l’étranger, la militarisation du maintien de l’ordre en Amérique urbaine à nos guerres dans le Grand Moyen-Orient et en Afrique. Je veux dire, combien d’activistes du mouvement Black Lives Matter mentionnent la guerre contre le terrorisme menée par l’Amérique depuis 16 ans à travers le monde ? Inversement, vous souvenez-vous d’un article de politique étrangère qui citerait Ferguson ? Cela m’étonnerait.
Néanmoins, prenez un moment pour réfléchir aux moyens par lesquels la contre-insurrection à l’étranger et la police urbaine au pays pourraient, dans ces années-là, être apparentées les unes aux autres et être en fait des phénomènes connexes :
- Les dégradations que cela implique : bien trop souvent, la contre-insurrection, comme la police urbaine, impliquent d’innombrables humiliations routinières envers une population pour la plupart innocente. Peu importe la façon dont nous avons déformé les termes « partenariat », « conseiller », « assister », etc., l’armée américaine a agi comme un occupant de l’Irak et de l’Afghanistan pendant toutes ces années. Ces milliers de patrouilles omniprésentes effectuées à pied et en véhicule par l’Armée de terre dans les deux pays ont eu tendance à mettre en évidence le manque de souveraineté de leurs peuples. De même, dès 1966, l’auteur James Baldwin reconnaissait que les ghettos de New York ressemblaient, selon ses propres termes, à des « territoires occupés ». À cet égard, les choses n’ont fait qu’empirer depuis. Demandez à la communauté noire de Baltimore ou de Ferguson, Missouri. Il est difficile de nier que la police américaine devient de plus en plus provocante ; le mois dernier, les flics de Saint-Louis se sont moqués des protestataires en scandant « Les rues de qui ? Ce sont nos rues » lors d’un rassemblement. Pardonnez-moi, mais depuis quand la police peut-elle régner sur les rues des États-Unis ? N’est-elle pas là pour nous protéger et nous servir ? Quelque chose me dit que les pères fondateurs, extrêmement libertaires, seraient consternés par une telle arrogance.
- Les stéréotypes raciaux et ethniques. À Bagdad, tout le monde appelait les habitants locaux des hajis, des chiffonniers ou, pire encore, des nègres des sables. Ce n’est pas surprenant. Les frustrations liées à l’occupation et la peur de la mort inhérente aux campagnes anti-insurrectionnelles conduisent les soldats à stéréotyper, et parfois même à haïr, les populations qu’ils sont censés protéger. Les Irakiens ordinaires ou les Afghans deviennent l’ennemi, un « autre », à peine digne de préjugés raciaux et (parfois) de petites cruautés. Ça vous dit quelque chose ? Écoutez les conversations privées des membres de la police urbaine sur les écrans, aux États-Unis, ou les insultes parfois publiques qu’ils lancent à la population qu’ils sont payés pour « protéger ». Pour ma part, je ne peux pas oublier la vidéo d’un officier blanc furieux qui se moque des manifestants de Ferguson : « Ramenez-vous, espèce d’animaux ! » Ou un flic de Staten Island qui s’est fait avoir au téléphone en train de se vanter auprès de sa copine d’avoir piégé un jeune homme noir ou, selon ses propres mots,« d’avoir grillé un autre nègre ». La déshumanisation de l’ennemi, que ce soit au pays ou à l’étranger, est aussi ancienne que l’empire lui-même.
- Les fouilles : des fouilles, des fouilles et encore plus de fouilles. À l’époque, en Irak – je parle de 2006 et de 2007 – nous n’avions pas vraiment besoin de mandat de perquisition pour fouiller partout où nous le voulions. Les tribunaux, la police et le système judiciaire irakiens étaient alors à peine opérationnels. Nous avons fouillé les maisons, les cabanes, les appartements et les hauts lieux à la recherche d’armes, d’explosifs ou d’autres objets de contrebande. Aucune famille – coupable ou innocente (et presque toutes étaient innocentes) – n’était à l’abri des petites indignités quotidiennes dues aux fouilles militaires. De retour ici, un phénomène similaire règne, qui a débuté avec la « guerre contre la drogue » des années 1980. Il est maintenant courant pour les équipes du SWAT d’exécuter des mandats de perquisition avec estampillage ou des mandats de perquisition « no knock » [sans frapper, NdT] contre les domiciles des trafiquants de drogue présumés (souvent uniquement pour des cachettes de marijuana) avec une agressivité que la plupart des soldats de nos guerres lointaines applaudiraient. Ensuite, il y a les millions de fouilles au hasard, sans garantie, dans les rues de l’Amérique urbaine peuplées par les minorités. Prenons l’exemple de New York, où un régime discriminatoire de tactiques « arrêt et fouille au corps » terrorise les Noirs et les Hispaniques depuis des décennies. Des millions de jeunes (essentiellement) issus de minorités ont été arrêtés et fouillés par des policiers new-yorkais qui ne peuvent donner que des explications opaques telles que « mouvements furtifs » ou « correspond à une description recherchée » – causes peu convaincantes – pour justifier de telles horreurs quotidiennes. Comme de nombreuses études l’ont montré (et une décision judiciaire l’a conclu), ces procédures « arrêt et fouille au corps » sont discriminatoires et probablement inconstitutionnelles.
Comme dans mon expérience en Irak, ici dans les rues des quartiers urbains de couleur, n’importe qui, coupable ou innocent (surtout innocent) peut être la cible de telles opérations. Et les liens entre la guerre à l’étranger et le maintien de l’ordre au pays sont de plus en plus profonds. Considérez qu’à Springfield, au Massachusetts, les unités antigang de la police ont appris et littéralement appliqué la doctrine anti-insurrectionnelle militaire dans les rues de cette ville. Dans la ville de New York après le 11 septembre 2001, la NYPD Intelligence Unit a pratiqué le profilage religieux et mis en place une surveillance de type militaire pour espionner ses résidents musulmans. Même les inébranlables alliés israéliens, qui ne sont pas étrangers à la contre-insurrection nationale, sont entrés dans le jeu. Les forces de sécurité de ce pays ont formé des policiers américains, malgré leur long passé de violations des droits de l’homme, bien documenté.
- L’équipement, les appareillages : qui n’ a pas remarqué ces dernières années que grâce en partie à un programme du Pentagone − qui vend des armes et de l’équipement venant directement des champs de bataille américains − les policiers dans nos rues ressemblent de moins en moins à de gentils policiers et de plus en plus à Robocop ou aux soldats lourdement armés et protégés de nos guerres lointaines ? Pensez à la puissance de l’armure et du feu, dans les rues de Ferguson, sur ces photos qui ont choqué et gêné tant d’Américains. Ou les conséquences de l’attentat tragique du marathon de Boston ? Watertown, dans le Massachusetts, ressemblait sûrement à Bagdad ou Kaboul occupés par l’Armée de terre, puisque la zone a été verrouillée et mise sous couvre-feu pendant la recherche des auteurs de l’attentat.
Ici, au moins, le lien est indéniable. L’armée a vendu des centaines de millions de dollars d’armes et de matériel excédentaires – véhicules blindés, fusils, uniformes de camouflage et même drones – aux services de police locaux, ce qui a donné lieu à un militarisme urbain auto alimenté. Est-ce que Walla Walla, Washington, a vraiment besoin des camions résistants aux mines et protégés contre les embuscades (MRAP) avec lesquels j’ai parcourus Kandahar, en Afghanistan ? Et au cas où vous seriez inquiet de la capacité de Madison, Indiana (population : 12 000 habitants), à combattre les grenades propulsées par fusée grâce à ces nouveaux MRAP, ne craignez rien, le président Trump a récemment annulé les restrictions d’Obama sur les transferts de technologie avancée à la police locale. Permettez-moi d’ajouter, d’après ma propre expérience à Bagdad et à Kandahar, que ce doit être une cause perdue d’essayer d’être un policier amical et de faire de la police communautaire à l’intérieur d’un véhicule blindé. Même les soldats apprennent à ne pas faire de contre-insurrection de cette façon (bien que nous finissions par le faire tout le temps).
- Torture : le recours à la torture a rarement – sauf pendant plusieurs années, à la CIA – été une pratique officielle au cours de ces années, mais cela s’est quand même produit. (Voir Abou Ghraib, bien sûr). Cela a souvent commencé petit à petit à mesure que les frustrations des soldats ou de la police apparaissaient et que les petits tourments habituels contre la population locale se transforment en abus. C’est pourquoi, à 34 ans, lorsque j’ai vu les photos pour la première fois d’Abou Ghraib, j’ai fait un retour en arrière, en 1997, quand la police a sodomisé Abner Louima, un immigrant haïtien, dans ma ville natale. Les jeunes gens pourraient considérer l’affaire beaucoup plus récente à Baltimore, celle de Freddie Gray, menotté brutalement et sans raison, ses explications ignorées, puis conduit jusqu’ à sa mort à l’arrière d’une fourgonnette de police. De plus, sont référencées aujourd’hui environ deux décennies de torture systématique, sur plus de 100 hommes noirs, par la Chicagopolice, pour solliciter des aveux (souvent faux).
Guerres non gagnables, au pays comme à l’étranger
Depuis près de cinq décennies, les Américains sont hypnotisés par les déclarations du gouvernement sur la « guerre » contre le crime, les drogues et, plus récemment, le terrorisme.
Au nom de ces luttes perpétuelles, des citoyens apathiques ont consenti à d’innombrables agressions contre leurs libertés. Pensez à l’écoute électronique sans garantie, au Patriot Act et à l’utilisation d’un drone pour exécuter un citoyen américain (vraiment déplorable) sans procédure légale.
Les premier, quatrième et cinquième amendements ? Qui en a besoin de toute façon. Aucune de ces attaques contre la Déclaration des droits prétendûment sacrée n’a mis fin aux attentats terroristes, n’a empêché une virulente épidémie d’opioïdes, n’a stoppé le taux record de meurtres à Chicago ou n’a empêché les fusillades, omniprésentes en Amérique, dont la tragédie de Las Vegas n’est que le dernier et le plus horrible exemple. Les guerres contre la drogue, le crime et la terreur – elles sont toutes ingagnables et déchirent le cœur de la société américaine.
Par notre apathie, nous sommes tous complices.
Comme tant d’autres dans notre monde contemporain, les Américains se divisent, mécaniquement, sur des sujets comme la brutalité policière, les guerres à l’étranger et le péché originel de l’Amérique : le racisme. Trop souvent, dans ces débats, les arguments ne sont pas rationnels mais émotionnels, car les gens se coincent dans des opinions inexorables. C’est devenu une question culturelle, qui transcende les débats politiques traditionnels. Vous voulez vous disputer avec votre père ? Parlez-lui de la brutalité policière. Cela marche à tous les coups.
Tyler Durden
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.