Les acteurs extérieurs, éloignés de la frénésie qui se concentre en grande partie sur l’Europe, doivent secouer la tête avec incrédulité devant le zèle de l’Europe à se joindre à cette « guerre » . A-t-elle été délibérément provoquée ? Y a-t-il une escalade « en préparation » quelque part ?
Par Alastair Crooke – Le 13 mars 2022 – Source Al Mayadeen
Quel est l’événement géostratégique le plus important de la semaine ? Eh bien, c’est l’Inde qui a insisté pour supprimer le dollar américain dans ses échanges avec la Russie et le remplacer par la monnaie locale (tandis que les États-Unis réagissent en menaçant l’Inde de sanctions spécifiques). La liste des « récalcitrants » s’allonge : la Chine a elle aussi été menacée de sanctions américaines pour ne pas s’être associée aux sanctions contre la Russie. D’autres États, dont la Turquie, le Brésil (un Bolsonaro sceptique) et les États du Golfe, boycottent la « guerre contre la Russie » . En fait, c’est surtout l’Europe qui s’est lancée à corps perdu dans une « guerre économique et financière totale contre la Russie » à l’instar du ministre français des finances, M. Le Maire, qui déclare « Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe » . Quant au reste du monde, il reste particulièrement « cool » et distant.
Je me souviens qu’en 1996, un officiel britannique de haut rang m’a dit – bien avant son déclenchement effectif – que la guerre contre l’Irak avait déjà été décidée et qu’elle transformerait le Moyen-Orient (à l’avantage des États-Unis). Lorsque j’ai émis des doutes, on m’a dit de « faire avec » ou d’être renvoyé (du coup, j’ai été exilé).
Je rappelle cet incident parce qu’il me semble que quelque chose d’assez similaire a dû être dit à Olaf Scholz à Washington à l’approche de sa rencontre avec Poutine en février à Moscou : quelque chose comme « nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe, ce qui entraînera probablement l’éviction du président Poutine dans la tourmente qui s’ensuivra ». Il faudra faire avec.
C’est ce que Scholz a fait, et plus encore, en sacrifiant finalement le Nord Stream 2, en promettant une forte augmentation des effectifs militaires allemands et en approuvant même l’envoi d’armes dans des zones de conflit (comme l’Ukraine).
Boris Johnson utilisait déjà le conflit ukrainien pour essayer de récupérer un « rôle mondial » pour une Grande-Bretagne post-Brexit ; et peut-être Scholz a-t-il décidé de « faire de nécessité vertu », de la même manière, pour répondre à un souhait de voir l’Allemagne redevenir un participant « puissant » dans la politique mondiale en se débarrassant du complexe de culpabilité allemand de la Seconde Guerre mondiale et en se rendant « prêt au combat » ; tout ce à quoi aspirait le parti de Scholz bien avant l’Ukraine.
Quoi qu’il en soit, l’Europe s’est lancée dans une guerre économique totale contre la Russie avec un zèle inhabituel. L’Occident a porté sa guerre économique contre la Russie à de nouveaux sommets, jamais atteints auparavant : les réserves de change de la Banque centrale russe ont été saisies, ses institutions financières ont été gelées sur les marchés de capitaux extérieurs, certaines banques russes ont été expulsées de SWIFT et le rouble a subi une opération de « vente » concertée montée depuis New York (comme en 2014).
Toutefois, les détails n’ont pas d’importance. Pas même les moyens par lesquels la Russie a évité sa chute économique prédestinée (les premières perspectives de guerre de wargames). Non, ce qui compte, c’est l’expropriation des réserves étrangères d’un État, la paralysie de ses institutions et l’attaque de sa monnaie, en un clin d’œil.
Puis, tout aussi soudainement, l’Europe a réédifié un rideau de fer (mais cette fois contre la Russie) par le biais d’un récit médiatique conçu à des fins d’opération psychologique qui, superposé à des images qui suscitent l’émotion, a provoqué une indignation morale exigeant certaines représailles.
Le président Poutine devient l’anti-thèse froide, inhumaine et irrationnelle de l’ordre libéral rationnel, rendant nécessaire une croisade morale, peut-être même militaire, pour faire face à cette inhumanité. Tout cela a donné lieu à une frénésie à l’échelle européenne, en un clin d’œil.
Et, toujours en un clin d’œil, le discours et les perspectives russes sont annulés dans l’espace d’information occidental : Bruxelles prône le discours unique et monolithique.
Une fois encore, c’est le contexte qui importe. Dans un sens, la tragédie en Ukraine est une distraction : le point important, qui n’a pas échappé au reste du monde, est de savoir comment tout cela a été « déclenché » contre une grande puissance en un seul jour. Ils réalisent que cela pourrait tout aussi bien leur arriver à eux.
C’est pourquoi la décision de l’Inde de commercer en roupies et en roubles est un signe avant-coureur des choses à venir. En lançant toutes les attaques imaginables contre la Russie, l’Occident a brutalement mis en évidence, pour le reste du monde, les risques inhérents à la participation à cet « ordre mondial fondé sur des règles » dirigé par l’Occident.
Et en déclenchant, par le biais de la gestion des médias, l’indignation qui exige certaines représailles punitives, et en interdisant les points de vue alternatifs, ils font frémir de nombreux dirigeants non occidentaux – dont les particularités civilisationnelles et les valeurs distinctes ne signifient manifestement rien pour l’Occident. Nous verrons de plus en plus de ces pays « abandonner le navire » .
Enfin, les acteurs extérieurs qui sont à l’écart de la frénésie largement concentrée en Europe doivent secouer la tête avec incrédulité devant le zèle de l’Europe à se joindre à cette « guerre ». A-t-elle été délibérément provoquée ? Y a-t-il une escalade « en préparation » quelque part ?
Un « monde en guerre », que la guerre soit armée ou financière, sera un désastre pour l’Europe. La guerre est inflationniste. La guerre est « contractionniste » (et inflationniste aussi). Elle agit comme une taxe sur tout gros importateur comme l’Europe. Les prix de l’énergie et des matières premières sont actuellement plus élevés, relativement, que n’importe quelle année depuis 1915. Les prix du blé (25 % de l’approvisionnement mondial provient d’Ukraine et de Russie) sont à leur plus haut niveau depuis 2008. Tout augmente de manière drastique. L’ensemble de la chaîne de production alimentaire subit des pressions de toutes parts.
Pourquoi l’Europe a-t-elle dit « oui » ?
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone