Ukraine:
Un témoin, chirurgien, a la parole: un nouveau Slaviansk

Le 13 février 2015 – Source newsbalt.ru

Michael Kowalenko.

Comme promis, je publie mon interview avec Michael Kowalenko, qui a sauvé des civils, des membres de l’armée et des gardes nationaux nazis.

Propos recueillis par Andrej Omeltschenko

Le 15 février, à minuit, le sang doit cesser de couler en Novorussie, sang versé dont la photo ci-dessous est devenue pour beaucoup l’amer symbole. Le portail d’information et d’analyse „NewsBalt“ a pu trouver et parler avec l’homme de la photo, qui tient dans ses bras une petite fille morte. Michael Kowalenko est médecin, il vit maintenant en Russie, mais nous ne voulons pas indiquer la région où il vit, car les Bandéristes recherchent le héros chirurgien.

-– Michael Georgiewitch, cette photo est célèbre. Dans les médias ukrainiens, on a pu lire que c’est la photo d’un père qui fuit avec sa fille devant les séparatistes. Êtes-vous l’homme de la photo ?

-– Oui, c’est moi. Je ne sais pas d’où vient la photo. Et les grenades qui ont tué cette petit fille venaient de Karatschun. Il y avait là-bas une batterie ukrainienne qui canonnait régulièrement la ville. C’est de là-bas qu’on a tiré.

– Quels sont les événements représentés sur la photo?

– Cela se passait à Pâques. Je revenais de l’église avec ma femme. L’approvisionnement en eau de la ville était déjà coupé. Dans ce quartier de maisons privées, quelques puits avaient été forés et tous les voisins venaient y chercher de l’eau. La milice a apporté un générateur (il n’y avait plus d’électricité non plus). On a entendu deux explosions. On tirait sur la place où les gens venaient chercher de l’eau. Un milicien est arrivé en courant, une petite fille dans les bras. Quelqu’un a crié: «Le médecin est ici !» Le soldat m’a donné la petite fille. De ma maison jusqu’à l’hôpital, il y avait 500 mètres. J’ai couru jusque là. Lorsque je l’ai déposée sur la table d’opération, j’ai compris que la petite fille était morte. Elle était blessée aux hanches, à l’abdomen, à la tête. Plus tard, quand j’ai observé cette photo, j’ai compris que la petite fille était déjà morte. Sur le moment, dans la hâte, je ne l’avais pas vu.

– Qui a tiré?

– Une montagne, le Karatschun, domine la ville. La seule montagne dans notre région. C’est là qu’était postée la batterie ukrainienne, qui mitraillait la ville en permanence. C’est de là qu’on a tiré. Les traces aussi montrent exactement d’où venaient les tirs. A Slaviansk, la milice n’a jamais tiré sur la ville, j’en mets ma main au feu.

– Beaucoup d’Ukrainiens, qui sont pour l’ATO [Action anti-teroriste, NdT], croient que les milices se tirent elles-mêmes dessus.

– On peut faire croire beaucoup de choses à un être humain. Moi-même j’ai dû convaincre des patients incurables qu’ils allaient guérir. Ils m’ont cru.

– Ils ont guéri?

– Non. Ils sont morts. Mais ils y croyaient.

– Michail Georgiewitch, quelles impressions, quels souvenirs vous sont restés du commencement de la guerre?

– Jusqu’à Pâques, j’avais l’impression que tout pourrait encore se régler. On tirait un peu à la périphérie de la ville, mais il n’y avait pas beaucoup de victimes. L’horreur a commencé le 2 mai. Le 2 mai, exactement, la colonne militaire qui contrôlait Karatschun a bombardé le village de Semenowka – c’est une petite localité, si on la compare à Donetsk, environ 200 maisons. Les habitants ont bloqué la rue pour empêcher la colonne d’arriver à Karatschun. Ils ont convenu avec le commandant de l’unité que les soldats tireraient en l’air puis diraient à leurs supérieurs: nous avons tiré toutes nos munitions et nous avons dû nous retirer. Et l’unité de l’armée régulière ukrainienne a tiré quelques coups en l’air, puis ils ont tout simplement commencé à tirer sur les gens. Ce jour-là, j’étais justement de garde à l’hôpital. Ça a été le premier vrai carnage. Seize personnes blessées par balle nous ont été amenées. De telles blessures, aussi nombreuses, c’était inhabituel pour nous, médecins. Trois personnes avaient reçu des balles dans la région abdominale. Un autre dans la cage thoracique. Nous l’avons perdu. Les autres étaient blessés aux jambes. Ce jour-là, nous avons perdu quatre personnes. Les autres ont survécu. Après ce carnage, une partie des habitants a fui en ville. Une partie est restée. Il y avait un certain équilibre entre la milice et les troupes ukrainiennes. La milice a pris position au pied de la montagne. L’armée ukrainienne était sur la montagne.

Dans l’étape initiale, il y a eu quatre attaques. Il y a eu quatre blessés civils. Des miliciens ont aussi été blessés. On nous amenait aussi les gardes nationaux nazis. Nous les avons soignés. Il y avait beaucoup de bombardements sur les zones d’habitation. Ma maison aussi a été bombardée. Cela fait très peur lorsque tu entends des explosions pendant que tu es en train d’opérer un blessé, et à l’hôpital, les explosions sont si fortes que tout le bâtiment tremble. Les militaires se préparent à ce genre de choses, d’une certaine manière. Ils savent comment se cacher, comment se comporter. Mais nous pas. Mon infirmière est morte à trente mètres de l’hôpital. Une maison a été bombardée par un avion. Maintenant, j’ai déménagé dans un logement à proximité de l’aéroport. Ce n’est qu’au bout de six mois que j’ai cessé de sursauter quand j’entends un avion.

Il y avait beaucoup de travail?

– Pendant un temps, je ne suis pas du tout sorti de l’hôpital. Il fallait constamment un chirurgien parce que des blessés arrivaient régulièrement. Nous n’avons pas séparé les gens entre ceux-ci et ceux-là. Nous les avons tous opérés. Il est arrivé que sur un lit il y ait un milicien et sur le lit voisin un garde national nazi.

-– Michail Georgiewitch, comment avez-vous décidé d’aller en Russie?

– Le 17 mai, lorsque la milice a perdu la ville, je suis aussi parti. Trois ou quatre jours plus tard. D’abord à Kharkov, ensuite en Russie. En plus, nous avons appris que la milice s’en allait le jour où elle est venue. Ils sont entrés et nous on dit : « Docteurs, nous quittons la ville maintenant. Ceux qui le veulent peuvent venir avec nous. Montez dans les voitures. »

Nous avons brûlé tous les dossiers médicaux. La milice de Slaviansk était composée presque exclusivement de locaux. Slaviansk est une petite ville comparée à Donetsk, 120 000 habitants. Pouvez-vous vous représenter ce qui se serait passé pour leurs familles si l’armée ukrainienne avait appris qu’ils avaient été blessés par balle? Après le départ de la milice, la ville a été calme pendant toute une nuit. Un silence absolu, lumineux. Personne, ni civils, ni soldats ukrainiens. Vers midi, les premiers soldats ukrainiens sont apparus dans la ville. Les gens se sont évidemment cachés. Pendant ce temps, j’étais à l’hôpital et j’ai observé comment deux véhicules blindés sont arrivés puis sont repartis. La nuit, ils sont partis. Le lendemain, ils sont revenus pendant la journée, et repartis la nuit. Ce n’est que le troisième ou quatrième jour qu’ils sont restés dans la ville. Ils ont ainsi établi une ceinture de blindés et ils passaient la nuit derrière.

– Pourquoi avez-vous décidé de partir?

– C’est personnel. On a tiré sur moi personnellement. Avec des canons, avec des fusils. On peut le formuler comme ça: le gouvernement ukrainien a tout fait pour me tuer personnellement. Ils ne m’ont pas tué, parce que je suis habile. Pas parce qu’ils ne se sont pas assez donné de peine – ils se sont donné beaucoup de peine – mais parce que j’ai eu la chance de m’en tirer. Et vivre dans un pays dans lequel le gouvernement me tire personnellement dessus, je ne le peux tout simplement pas.

– Vous avez pensé qu’ils se trouvaient en territoire ennemi? Est-ce qu’ils avaient peur?

– Oui, ils ont encore peur. Mon ami m’a raconté. Après 18h ou 19h, la ville est vide. Personne ne va dans la rue. Ils patrouillent dans la ville. Mon ami était dehors tard, il était en route pour rentrer chez lui avant le début du couvre-feu. Et tout à coup, à peu près à dix mètres de lui, des tirs de mitrailleuse. Sans sommation. Il a sauté sur le côté : «Mais que faites-vous? » Et eux : «Tournez et faites un détour.» Cela veut dire que si un civil s’approche d’eux, ils ont peur.

– Qu’avez-vous entendu sur les actes de vengeance sans comparution au tribunal?

– Des gens ont disparu. Un de mes amis a disparu. Il ne faisait pas partie de la milice. C’était seulement un petit entrepreneur. La plupart des petits entrepreneurs ont financé la milice. En août, sa femme a téléphoné, en larmes, elle a raconté que son mari n’était plus là depuis trois jours et que personne ne pouvait le trouver. Donc rien que parmi mes connaissances, il y a déjà deux cas comme ça.

– Michail Georgiewitch, est-ce que Strelkov leur a monté la tête ou est-ce que le peuple s’est levé tout seul?

– Strelkov est arrivé dans la ville qui était déjà prête pour un soulèvement. C’est pourquoi tous les gens de Strelkov sont tous des gens du coin. C’était un véritable soulèvement populaire. D’abord les gens étaient armés de fusils de chasse, quelques-uns avaient des fusils mitrailleurs Schmeisser allemands, ou des PPS [fusils mitrailleurs russes, NdT]… Pourquoi est-ce que les gens ont commencé à s’armer? Il y avait des manifestations de masse. Et après ces énormes assemblées, des gens ont commencé à disparaître. En plus, tous voyaient les photos de Korsun-Schwetschenkowa. Comment les bus étaient incendiés, comment les gens étaient battus et tués. Jusqu’à une période récente, j’étais sceptique à propos de ce Maïdan, je le prenais plutôt avec humour, comme le dernier, celui de 2004. Jusqu’à ce que la véritable boucherie commence. Tout à coup, le Secteur Droit, le Tribzub, etc. [mouvements nazis, NdT], sont sortis comme des diables de leurs boîtes. Nous n’avions jamais entendu parler de ces organisations auparavant. Là, j’ai eu peur. Pour la première fois.

– La raison de la résistance n’était probablement pas qu’on les a forcés à écouter les informations en ukrainien?

– Nous avons entendu pendant plusieurs années, de la part de Kiev, qu’au Donbass ne vivent pas des humains, mais des Donbassjane, qu’avec ces Donbassjane, on ne peut parler que le langage de la violence, que Lvov est la capitale culturelle. Désolé, mais tout, leur théâtre, etc. a été construit par les Autrichiens et ils n’ont même pas de troupe. Et le Théâtre académique de Donetsk a monté le Hollandais volant, et ce spectacle a fait fureur dans le monde entier. Cela n’a paru nulle part dans la presse ukrainienne. Toute l’Europe était enthousiasmée par ce Hollandais volant. Tout cela a aussi joué un rôle. Pour nous, c’était clair qu’on ne tiendrait aucun compte de nous. Comme nous disions : «Le gouvernement des vainqueurs est arrivé au pouvoir en Ukraine». Pas l’Ukraine tout entière, mais celle des vainqueurs.

Tout ce que j’ai observé en Ukraine est parfaitement décrit dans les ouvrages de Feuchtwanger, de Remarque. Je me sentais parfois comme un personnage de ces romans. Sauf que, dans L’obélisque noir [de Erich-Maria Remarque, NdT], par exemple, les personnages vivent dans une situation où la junte a déjà perdu.

On peut dire que vous avez affronté les nazis les yeux dans les yeux, même le blessé. Est-ce qu’ils ont peut-être changé d’avis après avoir vu les résultats de leur défense de la patrie, après avoir vu les enfants et les civils morts, lorsque les chaînes de télévision ukrainiennes n’étaient plus là?

– Je ne me rappelle pas qu’ils aient changé d’avis. Vous savez, je crois que le sujet, ce n’est pas le téléviseur. Je pense que ce sont des médicaments psychotropes ou quelque chose comme ça. Les nazis que j’ai vus donnaient l’impression d’être sous l’influence de préparations quelconques. Peut-être du groupe des phénamines. Probablement que c’était une sorte de pharmacologie de combat. Elle abaissait le seuil de la peur, celui de la douleur, augmentait la tension musculaire et la rapidité de réaction.

Une fois, j’ai opéré un combattant de la garde nazie, qui avait une blessure mortelle. Il s’est comporté de manière extrêmement inadéquate. Il était irrité. Agressif. Il ne ressentait absolument aucune douleur. Il se levait, s’asseyait. On ne peut pas décrire l’expression de son visage. Des yeux de verre, une perception totalement acritique de l’environnement… Peut-être que c’est subjectif, peut-être que je me trompe.

Je pense que la brutalité apparaît dans le processus. Quelqu’un s’y abandonne, l’autre non. Prenons Khatyn. Il s’avère maintenant que ce sont les Ukrainiens qui l’ont fait. En URSS, cette question était occultée. Mais maintenant, il est connu que Khatyn est un exploit ukrainien. C’est aussi comme ça ici. Ce sont les mêmes personnes, avec le même comportement.

– Pourquoi si peu de gens ont-ils rejoint la milice les premiers temps?

– On ne les a pas pris. Une connaissance est allée au point de rassemblement avec une carte d’identité militaire, un officier. On lui a demandé: «As-tu des enfants? ». Il a dit qu’il en avait deux. On ne l’a pas pris. On a pris des jeunes, célibataires, qui étaient dans l’armée.

Avez-vous entendu dire que les hôpitaux dans les territoires occupés par la junte sont pleins de femmes violées, dont aussi des jeunes filles mineures?

– J’en ai entendu parler. Je ne l’ai pas vu moi-même. Mais je le crois, parce que j’ai vu ces gardes nationaux nazis.

– Michail Georgiewitch, peut-on dire que le gouvernement ukrainien pratique un génocide sur la population du Donbass?

– Comment voyez-vous cela: une ville paisible, où la milice populaire est constituée par les habitants de la ville, est tout simplement bombardée par le gouvernement? Au lieu de discuter avec les habitants, d’envoyer un négociateur? Pourquoi est-ce que cela n’a pas été fait? Pourquoi ensuite les bombardements ont-ils commencé?

Et les bombes au phosphore? J’ai vu ces brûlures. Six personnes avec de telles brûlures ont été amenées chez nous. J’ai vu tout cela et je suis prêt à le confirmer sous serment.

Est-ce que Porochenko a envoyé un négociateur? Peut-être pour demander: «Que voulez-vous?» Le peuple voulait se sentir un peuple. Personne n’a parlé avec nous. Et la guerre a commencé.

– Vouliez-vous que ces tirs d’artillerie, que la même guerre commence dans le centre de l’Ukraine et dans l’Ouest ? Pour leur faire sentir ce que vos compatriotes ressentaient? Pour qu’ils comprennent que tuer des civils, c’est mal?

– En aucun cas! Ce qui se passe maintenant en Ukraine – c’est exactement le fascisme. Comprenez-moi bien. Le Donbass est un endroit où on n’a pas distingué les gens en fonction de leur caractéristique nationale. Où un Russe, un Ukrainien, un Tatar, un Arménien, un juif et un Ouzbek buvaient du cognac ensemble, à la même table. Nous avons fait la fête et discuté de religion. Une image merveilleuse.

– Et comment se fait le passage à une vie paisible ?

– Mes amis en Russie m’ont aidé pour le déménagement. Lorsque nous sommes arrivés, il s’est avéré que l’hôpital ici cherchait à la fois un chirurgien et un médecin généraliste. Ma femme et moi avons été engagés. Nous nous habituons lentement à la vie dans la paix. Personnellement, ce n’est que depuis quelques semaines que j’ai cessé de sursauter la nuit lors des feux d’artifices des mariages. Je souhaite à tous la paix et une vie tranquille.

Traduction du russe par http://anjamueller.livejournal.com/92379.html

Traduit de l’allemand par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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