Tocqueville et la rage antirusse en 1849


Nicolas Bonnal

Par Nicolas Bonnal – Le 5 janvier 2017 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Sans l’Angleterre, notre diplomatie est frappée de la « peur du vide » écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires. À partir de 1815, on aime jouer au caniche, jusqu’au suicide de 1940. Voyons une guerre évitée contre la Russie, racontée par Tocqueville dans ses souvenirs.

On est en 1849. Les peuples se révoltent et se font écraser les uns après les autres, en France y compris. La belle révolution finit par le pitoyable coup d’État de Louis-Napoléon, qui laisse le peuple à peu près sans réaction. Sur cette triste époque Flaubert a tout dit en 1853 dans sa correspondance :

« 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. »


Un temps ministre, Tocqueville est confronté à une grande crise antirusse. Le tzar Nicolas (ce n’est pas qu’on le défende…) a contribué à écraser les rebelles de l’empire autrichien, ils se sont réfugiés en Turquie et il menace l’empire ottoman qui héberge ces rebelles, dont le fameux hongrois Kossuth. L’empire ottoman devient un havre de paix et de démocratie, lui qui massacrera les bulgares puis les Arméniens, simples orthodoxes il est vrai. Tout d’un coup, la presse britannique qui laisse « le marché » exterminer et exiler trois millions d’Irlandais au cours d’une famine qui dure cinq ans, décide de faire la guerre à la Russie pour sauver les droits de l’homme ! Cette guerre continentale pouvait détruire l’Europe (la guerre de Crimée – toujours d’actualité – aussi barbare et occidentale qu’elle soit, aura le mérite de rester limitée, en ne privant de vie qu’un million de soldats…).

On écoute Tocqueville qui narre la préparation britannique d’une guerre occidentale (déjà…) contre l’Autriche et la Russie :

« Malgré la gravité des circonstances, les ministres anglais, alors dispersés à cause des vacances du parlement, furent assez longs à se réunir, car, en ce pays, le seul dans le monde où l’aristocratie gouverne encore, la plupart des ministres sont en même temps de grands propriétaires et, d’ordinaire, de grands seigneurs. Ils se délassaient, en ce moment, dans leurs terres des fatigues et des ennuis des affaires ; ils ne se pressèrent pas de les quitter.

Pendant cet intervalle, toute la presse anglaise, sans distinction de parti, prit feu. Elle s’emporta contre les deux empereurs et enflamma l’opinion publique en faveur de la Turquie. »

Qui tenait, qui finançait cette fameuse presse anglaise, la plus libre du monde qui n’est bonne depuis toujours qu’à abrutir sa masse de lecteurs par le culte du fric et du people et à déclencher des guerres plus ou moins mondiales ?

Tocqueville décrit cette préparation à la grande guerre européenne (et je crois que mon ami Preparata a raison, les élites anglaises sont aussi responsables de la première guerre mondiale que de la deuxième, comme elles seront responsables de la troisième à venir) :

« Le gouvernement anglais, ainsi chauffé, prit aussitôt son parti. Cette fois il n’hésitait point, car il s’agissait, comme il le disait lui-même, non seulement du sultan, mais de l’influence de l’Angleterre dans le monde. Il décida donc : 1° qu’on ferait des représentations à la Russie et à l’Autriche ; 2° que l’escadre anglaise de la Méditerranée se rendrait devant les Dardanelles, pour donner confiance au sultan et défendre, au besoin, Constantinople. On nous invita à faire de même et à agir en commun. Le soir même, l’ordre de faire marcher la flotte anglaise fut expédié. »

Le ministre Tocqueville, qui passe pour un anglophile (ici encore on ne l’a pas lu) essaie de calmer les ardeurs guerrières abruties et eschatologiques :

« La nouvelle de ces résolutions décisives me jeta dans une grande perplexité ; je n’hésitais pas à penser qu’il fallait approuver la conduite généreuse qu’avait tenue notre ambassadeur et venir en aide au sultan, mais quant à l’attitude belliqueuse, je ne pensais pas qu’il fût encore sage de la prendre. Les Anglais nous conviaient à agir comme eux ; mais notre position ne ressemblait guère à la leur. En défendant les armes à la main la Turquie, l’Angleterre risquait sa flotte et nous notre existence. Les ministres anglais pouvaient compter qu’en cette extrémité le parlement et la nation les soutiendraient, nous étions à peu près sûrs d’être abandonnés par l’Assemblée et même par le pays, si les choses en venaient jusqu’à la guerre. Car les misères et les périls du dedans rendaient en ce moment les esprits insensibles à tout le reste. J’étais convaincu, de plus, qu’ici, la menace, au lieu de servir à l’accomplissement de nos desseins, était de nature à lui nuire. »

Tocqueville évoqua la Russie sans sympathie et surtout sans hostilité préconçue :

« Si la Russie, car c’était d’elle seule au fond qu’il s’agissait, voulait par hasard ouvrir la question du partage de l’Orient par l’envahissement de la Turquie, ce que j’avais peine à croire, l’envoi de nos flottes n’empêcherait pas cette crise : et s’il ne s’agissait réellement, comme cela était vraisemblable, que de se venger des Polonais, il l’aggravait, en rendant la retraite du tsar difficile et en mettant sa vanité au secours de son ressentiment. J’allai dans ces dispositions au Conseil. »

Il comprend alors que Louis-Napoléon (il n’est alors que président, et comploteur encore) est un bon agent anglais qui pousse ses pions :

« Je m’aperçus sur-le-champ que le président était déjà décidé et même engagé, comme il nous le déclara lui-même. Cette résolution lui avait été inspirée par l’ambassadeur anglais, lord Normanby, diplomate à la manière du XVIIIe siècle, lequel s’était fort établi dans les bonnes grâces de Louis-Napoléon… La plupart de mes collègues pensèrent comme lui, qu’il fallait entrer sans hésitations dans l’action commune à laquelle nous conviaient les Anglais, et envoyer comme eux notre flotte aux Dardanelles. 

Je ne me troublais guère de ce qui allait se passer à Vienne, car je n’assignais dans cette affaire à l’Autriche d’autre position que celle de satellite. Mais qu’allait faire le tsar, qui s’était engagé si inconsidérément et en apparence si irrévocablement vis-à-vis du sultan, et dont l’orgueil était mis à une si rude épreuve par nos menaces ? »

Tocqueville tente de sauver la paix malgré le bellicisme humanitaire (et à géométrie variable) du gouvernement républicain :

« Heureusement, j’avais alors à Saint-Pétersbourg et à Vienne deux agents habiles, avec lesquels je pouvais m’expliquer à cœur ouvert. ‘Engagez l’affaire très doucement’, leur mandai-je, ‘gardez de mettre contre nous l’amour-propre de nos adversaires, évitez une trop grande et trop ostensible intimité avec les ambassadeurs anglais, dont le gouvernement est abhorré dans les cours où vous êtes, tout en conservant pourtant avec ces ambassadeurs de bons rapports. Pour arriver au succès, prenez le ton de l’amitié, et ne cherchez pas à faire peur. Montrez notre situation au vrai ; nous ne voulons pas la guerre ; nous la détestons ; nous la craignons ; mais nous ne pouvons-nous déshonorer. Nous ne pouvons conseiller à la Porte, qui nous demande avis, de faire une lâcheté ; et, lorsque le courage qu’elle a montré et que nous avons approuvé lui attirera des périls, nous ne pouvons, non plus, lui refuser une aide qu’elle réclame. Il faut donc qu’on nous prépare un moyen de sortir d’affaire.’ »

Puis Tocqueville met les pieds dans le plat sans mâcher ses mots cette fois :

« La peau de Kossuth vaut-elle la guerre générale ? Est-ce l’intérêt des puissances que la question d’Orient s’ouvre en ce moment et de cette façon ?

Ne peut-on trouver un biais qui ménage l’honneur de tout le monde ? Que veut-on enfin ? Ne veut-on que se faire livrer quelques pauvres diables ? Cela ne mérite pas assurément de si grandes querelles ; mais si c’était un prétexte, si au fond de cette affaire se trouvait l’envie de porter, en effet, la main sur l’empire ottoman, ce serait alors décidément la guerre générale qu’on voudrait ; car, tout ultra-pacifiques que nous sommes, nous ne laisserions jamais tomber Constantinople sans tirer l’épée. »

Le grand homme est aidé par la « diplomatie de style arabe » de Lamoricière pour éviter la guerre en soutenant la Turquie :

« L’affaire était heureusement terminée quand ces instructions arrivèrent à Saint-Pétersbourg. Lamoricière s’y était conformé sans les connaître. Il avait agi, dans cette circonstance, avec une prudence et une mesure qui surprirent ceux qui ne le connaissaient pas, mais qui ne m’étonnèrent point. Je savais que son tempérament était impétueux, mais que son esprit formé à l’école de la diplomatie arabe, la plus savante de toutes les diplomaties, était circonspect et fin jusqu’à l’artifice.

Lamoricière, dès que le bruit de la querelle lui fut arrivé par la voie directe de la Russie, se hâta d’exprimer très vivement, quoique sur un ton amical, qu’il blâmait ce qui venait de se passer à Constantinople ; mais il se garda de faire des représentations officielles et surtout menaçantes. Tout en se concertant avec l’ambassadeur d’Angleterre, il évita soigneusement de se compromettre avec lui dans des démarches communes ; et quand Fuad-Effendi, chargé de la lettre d’Abdul-Medjid, arriva, il lui fit dire secrètement qu’il n’irait pas le voir, afin de ne pas compromettre le succès de la négociation, mais que la Turquie pouvait compter sur la France. »

Le génie turc se rapproche alors prudemment de la Russie en déboutant les boutefeux occidentaux dirigés par le monstrueux Palmerston (lisez le très bon texte de Marx sur ce sinistre personnage) :

« Il fut merveilleusement aidé par cet envoyé du Grand Seigneur, qui, sous sa peau de Turc, cachait une intelligence très prompte et très déliée. Quoique le sultan eût réclamé l’appui de la France et de l’Angleterre, Fuad en arrivant à Saint-Pétersbourg, ne voulut pas même rendre visite aux représentants de ces deux puissances. Il refusa de voir personne avant d’avoir parlé au tsar de la volonté libre duquel il attendait seulement, disait-il, le succès de sa mission. »

Comme notre Poutine, le tzar Nicolas garde son sang-froid :

« Celui-ci dut éprouver un amer déplaisir en voyant le peu de succès qu’avaient eu ses menaces et le tour imprévu que prenaient les choses, mais il eut la force de se contenir. Au fond, il ne voulait pas ouvrir la question d’Orient, bien que, peu de temps auparavant, il se fût laissé aller à dire : ‘L’empire ottoman est mort ; il ne reste plus qu’à régler l’ordre de ses funérailles.’ »

Puis le tzar recule :

« Faire la guerre pour forcer le sultan à violer le droit des gens était bien difficile. Il eût été aidé en cela par les passions sauvages de son peuple, mais repoussé par l’opinion de tout le monde civilisé. Il savait déjà ce qui se passait en Angleterre et en France. Il résolut de céder avant qu’on le menaçât. Le grand empereur recula donc, à la profonde surprise de ses sujets et même des étrangers. Il reçut Fuad et se désista de la demande qu’il avait faite au sultan.

L’Autriche se hâta de suivre son exemple. Quand la note de lord Palmerston arriva à Saint-Pétersbourg, tout était fini. »

Les Anglais en rajoutent comme toujours (le flegme ?) :

« Le mieux eût été de ne plus rien dire, mais tandis que dans cette affaire nous n’avions visé qu’au succès, le cabinet anglais avait, de plus, cherché le bruit. Il en avait besoin pour répondre à l’irritation du pays. L’ambassadeur anglais lord Bloomfield, le lendemain même que la résolution de l’empereur eût été connue, se présenta donc chez le comte de Nesselrode, qui le reçut fort sèchement, et il lui lut la note, par laquelle lord Palmerston demandait d’une façon polie, mais péremptoire, qu’on ne forçât pas le sultan à rendre les réfugiés. — Le Russe répliqua qu’il ne concevait ni le but ni l’objet de cette demande ; que l’affaire dont, sans doute, on voulait parler était arrangée, et que, d’ailleurs, l’Angleterre n’avait rien à y voir. »

Les Russes remettent le British à sa place :

« Lord Bloomfield demanda où en étaient les choses. Le comte de Nesselrode refusa avec hauteur de lui donner aucune explication ; parce que ce serait, dit-il, reconnaître le droit de l’Angleterre de s’immiscer dans une affaire qui ne la regarde point. Et comme l’ambassadeur anglais insistait pour laisser du moins copie de la note dans les mains du comte de Nesselrode, celui-ci après s’y être d’abord refusé, reçut enfin la pièce de mauvaise grâce et le congédia en disant nonchalamment, qu’il allait répondre à cette note, qu’elle était terriblement longue et que ce serait fort ennuyeux. »

Et la classe russe pour conclure – et remettre les Occidentaux à leur place :

« La France, ajouta le chancelier, m’a déjà fait dire les mêmes choses ; mais elle les a fait dire plus tôt et mieux. »

Cent-cinquante ans plus tard on en est toujours au même stade belliqueux, imbécile et humanitaire. C’est Borges qui évoquant Bouvard et Pécuchet, contemporains de Louis-Napoléon et de Palmerston, définit notre temps : « ce sont deux êtres qui copient et ne meurent pas. » Idem de Theresa May et de nos présidents…

Nicolas Bonnal

Sources bibliographiques

Alexis de Tocqueville – Souvenirs (dernières pages)

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