Stratégie chinoise:
Jeu de go en Europe

Par Pasquale Cicalese – Le 31 janvier 2015 – Source Sinistra In Rete

la Chine avance ses pions, le soutien à l’Italie

Nous continuons à acheter des participations dans des sociétés italiennes, mais maintenant nous faisons attention à rester sous le seuil de 2%, de façon à ne pas être obligés de le signaler ; nous détenons des avoirs italiens, entre actions et titres d’Etat, pour une valeur de 100 milliards d’euros et nous continuerons.[ Zhou Xiaochuan, gouverneur de la Banque centrale chinoise, Davos, 22 janvier. Source: Milanofinanza on line, 22 janvier.]

Le jour même de la déclaration du gouverneur de la Banque centrale chinoise, était lancée l’opération Quantitative Easing [planche à billets, NdT]  de Draghi, qui sanctionnait l’annexion définitive à l’Allemagne et la mise sous contrôle d’un commissaire européen de l’Italie par la Troïka. Avec, comme objectif ultime de l’Allemagne, la destruction totale de l’économie productive italienne, concurrente de l’Allemagne, et la prise de l’or de Bankitalia une fois que les écarts de valeur entre les monnaies seront partis à la hausse. Ce qui provoquera  la crise et la désagrégation de l’euro, avec la sortie probable de l’Allemagne, une fois accomplie la stratégie de destruction de l’Europe lancée avec le Plan Werner de 1972.

Toutefois, le point faible de la stratégie allemande est sa demande intérieure, et le nombre excessif des fronts impérialistes ouverts pour faire plaisir aux USA, des Balkans à la Russie. Les objectifs d’hégémonie et de grandeur des Allemands se heurtent, pour la troisième fois après la Première et la Deuxième Guerre mondiale, à un trop grand nombre de fronts ouverts. Et ils ne considèrent pas qu’il peut y avoir d’autres candidats en lice.

Il y a trois ans, la chinoise Cosco acquérait le port athénien du Pirée [acquisition remise en cause depuis l’élection de Tsipras, NdT].

En décembre de cette année, Li Keqiang, en visite dans les Balkans, offrait un financement pour la construction d’un chemin de fer à grande vitesse Le Pirée–Belgrade–Budapest, et informait en outre de la volonté chinoise d’investir massivement dans ce secteur, offrant des débouchés de marché aux entreprises de la région.

Le 24 janvier, Milano Finanza informait que la Chine avait augmenté les importations de pétrole russe de 36 à 50 millions de tonnes en 2014.
A Davos, la délégation chinoise informait à son tour qu’avec la chute du prix du pétrole en 2015, la Chine économisera 100 milliards de dollars, qui seront utilisés dans le commerce de matières premières avec la Russie.

Le 22 janvier, le site du Quotidien du Peuple annonçait l’approbation du projet de la ligne à grande vitesse de 7000 kilomètres Pékin–Moscou, via le Kazakhstan, un investissement d’une valeur d’environ 242 milliards de dollars.

En l’espace de sept mois, Moscou et Pékin ont signé des accords pour 1400 milliards de dollars en tout, si on additionne gaz, pétrole, participations en actions, armements et investissements en infrastructures. Ces échanges commerciaux sont tous effectués en roubles et en yuans. La puissance eurasiatique est née. Elle rencontrera dans les prochaines décennies la puissance thalassocratique méditerranéenne, dont la Grèce et l’Italie sont les centres névralgiques, sabordés – et ce n’est pas un hasard – par les
Allemands.

Pour comprendre tout cela, il faut revenir en arrière. D’où vient cette puissance financière chinoise ? De 1979 à 2008, avec les réformes de Deng, une phase d’accumulation primitive a eu lieu en Chine, qui a contraint l’immense réservoir de force de travail de ce pays à économiser 40% de ses revenus pour faire face à tout événement, de la santé à la prévoyance. En outre, l’entrée dans l’OMC fait exploser le surplus commercial et les réserves en devises, jusqu’à 3 880 milliards de dollars. Le tournant se produit en 2008, en pleine crise atlantique. Avec la réforme du travail, on passe de la plus-value absolue à la plus-value relative, on donne droit de cité aux migrants, on inaugure la politique de reflation salariale, on construit un premier système de protection sociale, on investit massivement dans les infrastructures du pays, en particulier à l’Ouest. En 2014, se produit un autre tournant, la Nouvelle normalité. On décide de renoncer à une croissance effrénée pour moderniser la structure économique. Durant l’automne 2014, on décide la fusion des principales entreprises d’État au moyen d’une pffre Publique de vente et de cotations d’actions. De 120 elles passeront à 50, elles seront toutes cotées à Shanghai, avec des programmes d’acquisitions d’entreprises à l’étranger. On invite les entreprises mixtes et privées à entrer en bourse, on crée la connexion avec la bourse de Hong-Kong et l’ouverture financière.

Cette mesure, ainsi que la concentration des entreprises, constituent des tendances opposées à la chute du taux de profit. C’est-à-dire qu’elles jouent sur la masse de ce taux aussi bien que sur le taux de profit, le tout ayant pour but de construire un marché financier solide. De sorte que l’immense épargne privée se dirige sur Shanghai et non sur des places étrangères, par exemple Wall Street et les bourses européennes, qui sont d’une cherté insensée, avec d’évidents symptômes de bulle. Comme le Go Global lancé il y a trois ans par le gouverneur de la Banque centrale chinoise, c’est là encore une contre-tendance fondamentale. Sur ces bases, la puissance financière chinoise, d’abord timidement, puis avec plus de force, entre sur le marché mondial.

Mais venons-en à nous, l’Italie.

23 janvier : le yuan, sans qu’aucun media italien ne le signale, atteint le record historique de 6,98 pour un euro, alors qu’il était à 11, 5 il y a 4 ans. Une réévaluation monétaire de 42%.

Les Chinois ne s’inquiètent pas et font savoir que l’augmentation de la demande extérieure européenne, conséquence de sa chute par rapport au dollar, fait augmenter les exportations chinoises dans l’eurozone, du fait que de nombreuses entreprises chinoises sont liées par des rapports de fournitures aux entreprises européennes. Ils ne disent rien de plus. Mais à bon entendeur, salut. Traduction : allez-y, c’est le moment du Go Global en Europe. La déclaration du gouverneur de la banque centrale chinoise, Zhou Xiachouan, résonne comme un appel aux armes pour le système industriel et financier chinois.

Rien qu’au cours de l’année 2014, alors que l’euro valait 1,38 dollar, la People’s Bank of China acquérait des participations supérieures à 2% (proportion qui l’obligeait à informer la Consob), dans Telecom, Fiat, Saipem, Eni, Enel, Generali, Mediobanca et Prysmian. La valeur des actions est égale à 6,5 milliards d’euros. En supposant qu’il y a eu des acquisitions d’obligations privées pour 10 milliards d’euros, la valeur des titres d’État italiens détenus par la seule banque centrale chinoise est égale à plus de 80 milliards d’euros. Par le Bulletin Economique de Bankitalia de ce mois, nous savons que le total de la dette publique italienne détenue par des opérateurs étrangers est d’environ 680 milliards d’euros. Les Chinois, comme on dit par chez moi, sont comme les cinq doigts de la main, c’est-à-dire qu’ils opèrent à l’unisson. Aussi, en prenant également en compte les colosses bancaires publics, les assurances et les fonds souverains chinois, il est probable qu’environ 20% de la dette publique italienne détenue par des opérateurs étrangers soit entre les mains de la Chine.

C’est de la folie? Il faut cependant faire quelques remarques. Pour amorcer la crise de la dette souveraine italienne, les Allemands ont vendu en 2011 des titres de notre pays pour une valeur d’environ 110 milliards d’euros. Les Chinois, au contraire, dans cette même période, achetaient, devenant pleinement des acteurs de la stabilisation de la dette publique italienne, et contribuant à faire baisser l’écart entre les taux. Pendant que d’autres provoquaient la crise, alors qu’ils étaient censés être nos frères européens – ce pour quoi nous avons fait d’abord l’UE puis l’Union Monétaire–, les Chinois contribuaient à ne pas la rendre définitivement tragique. Ils ont en effet maintenu la solvabilité de la dette publique italienne et ils continueront à le faire dans les prochaines années, vu les déclarations de Zhou Xiaochuan à Davos. Mais cela, les médias italiens ne le disent pas, présentant la Chine comme une menace, et non, comme c’est réellement le cas, comme un partenaire fiable – sauf à changer d’idée quand les dirigeants italiens se précipitent à Pékin pour demander de l’aide.

L’année 2015 pourrait signifier le tournant chinois en Italie : des accents angoissés des médias italiens, on peut déduire que de nombreux investisseurs, publics et privés, bancaires et industriels, voyagent sur l’itinéraire Pékin–Malpensa [1] pour acquérir des entreprises, des participations et des parts en actions d’entreprises italiennes, ou pour investir directement en Italie. Ils ne diront jamais, sur le moment, quel est leur objectif, ils se découvrent bien des années après. Mais, pour le comprendre, il convient de revenir à ce qui a été dit plus haut : la puissance eurasiatique rencontre la puissance thalassocratique méditerranéenne, le long de la Route de la soie maritime, annoncée en octobre 2014 par Xi Jinping. Et l’Italie est le terminal de ce parcours, en même temps que la Grèce.

Une seule donnée: le 16 janvier, Milano Finanza informait qu’actuellement le parcours maritime Asie–Europe concerne 14,5 millions d’EVP [Équivalent Vingt Pieds, volume standardisé des containers, NdT] contre 6,2 millions pour le parcours inverse. Mais on calcule qu’en l’espace de cinq ans seulement, le parcours Europe–Asie passera de 6,2 à 15 millions d’EVP, c’est-à-dire le double. Et qu’est-ce qui double, dans ce cas? Les exportations européennes vers l’Asie. Les Allemands veulent garder pour eux tout le gâteau en détruisant définitivement l’appareil productif italien, avec la bénédiction des dirigeants de Rome et de leur compère à Francfort, Mario Draghi, véritables collabos au sens propre de l’impérialisme allemand et de sa logique d’extermination.

Mais, je le répète, les fronts ouverts par les Allemands sont maintenant trop nombreux. La clé de voûte sera, si cela arrive, le refroidissement des rapports entre Pékin et Berlin. Et cela arrivera seulement quand les dirigeants chinois comprendront que les Allemands sont l’avant-garde des Américains en Europe et dans l’Eurasie. Le front ukrainien est probablement en train de leur ouvrir les yeux. La volonté de Zhou Xiaochuan de continuer à investir en Italie signifie qu’entre en jeu un troisième acteur, après les Américains et les Allemands. Il se manifestera seulement avec l’explosion de l’inflation des avoirs à Wall Street. Et cela ne demandera pas beaucoup de temps. Et, de toute façon, eux, ils décident pour les prochaines décennies, pas pour la prochaine réunion de l’eurogroupe ou pour la convention de la Leopolda [2].

Continuons donc à lire des horreurs sur la République populaire sous la plume des mêmes qui encensent le banquier qui siège à Francfort. Avalons l’éloge du Job Act [3] et de la déflation compétitive pendant que nous perdons de plus en plus de capacité productive et qu’on ne fait plus d’investissements depuis des décennies, dans l’idée, sans doute, que les Chinois produiront toujours les mêmes choses qu’il y a trente ans. Pendant ce temps, nous observons les mouvements des autres, de ceux qui investissent vraiment, et vous font comprendre qu’il y a en Europe une guerre de capitaux et que l’Italie, grâce à nos collabos, l’a perdue mais qu’elle reste malgré cela un endroit stratégique.

Le vol Pékin–Malpensa  amène en tout cas à penser qu’une résistance est possible. Et peut-être qu’à cela s’ajoutera, qui sait quand, le vol Moscou–Rome. Pourvu que, là-bas, ils commencent à construire un appareil industriel solide, après sa destruction durant l’infâme décennie 1990. Il semble qu’on l’ait compris, et c’est pour cela qu’on fait la guerre à la Russie.

[1] Aéroport de Milan.
[2] Lieu de réunion, à Florence, des partisans de Matteo Renzi.
[3] Loi récemment votée, pour achever la dérégulation du travail.

Traduit par Rosa Llorens, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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