Roland Barthes et les mauvaises manières américaines


Par Nicolas Bonnal – Novembre 2018 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Nicolas Bonnal

Je fais partie de ces désespérés qui espéraient croire en Trump ! Mais l’homme postmoderne ne touche plus le fond et creusera encore. Et ce qui devait nous sauver, pour renverser la formule d’Hölderlin citée par Baudrillard 1, ne fera qu’ajouter au danger !

Car le Donald rend la mauvaise manière américaine encore plus visible. Il bafoue l’ONU, l’Europe, la Chine et les traités comme un colonel ivrogne de la cavalerie bafouerait les traités conclus avec une misérable tribu apache, se fiant à son artillerie pour troubler la marche du monde (dans le salon de son duplex il y a une fresque du char d’Apollon-Phaéton…).

Trump au pouvoir, la vulgarité, la grossièreté et la chutzpah américaine ne connaissent plus de limites, comme la dette et les provocations, menaçant l’économie, le bon sens, la morale, et même notre vie. L’administration Trump est le couronnement caricatural du toupet (laissons l’hybris à Homère ?!) américain. Et la boitillante puissance eschatologique qui menace la paix et la vie sur terre est en outre ridicule et grotesque, comme le nain Achille dans l’Éternel retour. Quant à Trump je le trouve non seulement associé du diable (voyez le film) mais aussi sosie du magicien d’Oz avec la même perruque orange et le vestiaire baroque. On espère que derrière ce beuglant on ne trouvera rien…

Comme on sait je ne vois rien de nouveau sous le soleil (ou le sommeil). Et en relisant les mythologies de Roland Barthes j’y trouve cet article sur la venue en 1954 d’un évangéliste venu prêcher grossièrement l’américanisme, l’anticommunisme et la russophobie dans la France de notre quatrième république si proche de celle que nous ont concoctée les fous de Bruxelles et le trio Sarkozy-Hollande-Macron.

On lit Roland Barthes alors :

Billy Graham se fait attendre : des cantiques, des invocations, mille petits discours inutiles confiés à des pasteurs comparses ou à des imprésarios américains (présentation joviale de la troupe : le pianiste Smith, de Toronto, le soliste Beverley, de Chicago en Illinois, « artiste de la Radio américaine qui chante l’Évangile d’une façon merveilleuse »), tout un battage précède le Dr Graham que l’on annonce toujours et qui ne paraît jamais.

Le voici enfin, mais c’est pour mieux transférer la curiosité car son premier discours n’est pas le bon : il prépare seulement la venue du Message. Et d’autres intermèdes prolongent encore l’attente, chauffent la salle, fixent à l’avance une importance prophétique à ce Message, qui, selon les meilleures traditions du spectacle, commence par se faire désirer pour exister ensuite plus facilement.

Barthes ajoute avec humour mais pas trop – on est proche du magicien d’Oz (film sur le contrôle mental) et la guerre mondiale dans ces années cinquante pas si heureuses :

On reconnaît dans cette première phase de la cérémonie, ce grand ressort sociologique de l’Attente, que Mauss a étudié, et dont nous avons eu déjà à Paris, un exemple tout moderne dans les séances d’hypnotisme du Grand Robert. Là aussi, on reculait le plus possible l’apparition du Mage, et par des feintes répétées on créait dans le public cette curiosité troublée qui est toute prête à voir réellement ce qu’on lui fait attendre. Ici, dès la première minute, Billy Graham est présenté comme un véritable prophète, en qui l’on supplie l’Esprit de Dieu de vouloir bien descendre, ce soir-là particulièrement…

Roland Barthes souligne la dimension parodique au passage :

C’est un Inspiré qui va parler, le public est convié au spectacle d’une possession : on lui demande à l’avance de prendre à la lettre pour paroles divines les mots de Billy Graham.

Mais le dieu américain (les premiers puritains promettaient la peine de mort à qui ratait deux fois la messe) est nul – comme le voyait Baudelaire 2 :

Si Dieu parle vraiment par la bouche du Dr Graham, il faut convenir que Dieu est bien sot : le Message étonne par sa platitude, son infantilisme. En tout cas, assurément, Dieu n’est plus thomiste, il répugne fortement à la logique : le Message est constitué par une mitraille d’affirmations discontinues, sans lien d’aucune sorte, et qui n’ont chacune d’autre contenu que tautologique (Dieu est Dieu).

Dieu n’est plus thomiste. On la retiendra cette phrase. La théologie US comme la diplomatie des Bush, Trump et Bolton n’est pas thomiste du tout… l’argumentation est un signe de faiblesse et au bâton de Roosevelt Théodore (contemporain d’Oz) a succédé la charge nucléaire pour tous :

Le moindre frère mariste, le pasteur le plus académique font figure d’intellectuels décadents à côté du Dr Graham. Des journalistes, trompés par le décor huguenot de la cérémonie (cantiques, prière, sermon, bénédiction), endormis par la componction lénifiante propre au culte protestant, ont loué le Dr Graham et son équipe de leur mesure : on s’attendait à un américanisme outré, des girls, des jazz, des métaphores joviales et modernistes (il y en a eu tout de même deux ou trois). Billy Graham a sans doute épuré sa séance de tout pittoresque, et les protestants français ont pu le récupérer.

Barthes souligne la différence essentielle avec la vieille Europe humaniste :

Il n’empêche que la manière de Billy Graham rompt toute une tradition du sermon, catholique ou protestant, héritée de la culture antique, et qui est celle d’une exigence de persuasion. Le christianisme occidental s’est toujours soumis dans son exposition au cadre général de la pensée aristotélicienne, il a toujours accepté de traiter avec la raison, même lorsqu’il s’est agi d’accréditer l’irrationnel de la foi.

L’arme de l’Amérique hypnotique c’est la magie (les effets spéciaux, la télévision, aujourd’hui l’informatique) – et l’éviction de tout contenu rationnel :

Brisant avec des siècles d’humanisme (même si les formes ont pu en être creuses et figées, le souci d’un autrui subjectif a rarement été absent du didactisme chrétien), le Dr Graham nous apporte une méthode de transformation magique : il substitue la suggestion à la persuasion : la pression du débit, l’éviction systématique de tout contenu rationnel dans la proposition, la rupture incessante des liens logiques, les répétitions verbales, la désignation grandiloquente de la Bible tendue à bout de bras comme l’ouvre-boîtes universel d’un bonimenteur, et surtout l’absence de chaleur, le mépris manifeste d’autrui, toutes ces opérations font partie du matériel classique de l’hypnose de music-hall : je le répète, il n’y a aucune différence entre Billy Graham et le Grand Robert.

Hypnose de music-hall, on retiendra aussi cette expression. Barthes tape aussi dans ses mythologies sur le culte d’Einstein, sur l’homme-jet et sur la crétinisation de la femme par la presse féminine. Comme nous sommes loin de cette lucidité dans notre société !

Barthes poursuit sur l’ersatz de l’initiation :

Et de même que le Grand Robert terminait le « traitement » de son public par une sélection particulière, distinguant et faisant monter autour de lui sur scène les élus de l’hypnose, confiant à certains privilégiés la charge de manifester un ensommeillement spectaculaire, de même Billy Graham couronne son Message par une ségrégation matérielle des Appelés : les néophytes, qui ce soir-là, au Vel’ d’Hiv’, entre les réclames de la Super Dissolution et du Cognac Polignac, « ont reçu le Christ» sous l’action du Message magique, sont dirigés vers une salle à part, et même, s’ils sont de langue anglaise, vers une crypte encore plus secrète : peu importe ce qui se passe là, inscription sur des listes de conversion, nouveaux sermons, entretiens spirituels avec les «conseillers» ou quêtes, ce nouvel épisode est l’ersatz formel de l’Initiation.

Barthes remarque que l’Amérique est – et restera – une idole petite-bourgeoise (comme le fascisme avant la guerre) :

Tout ceci nous concerne très directement : d’abord le « succès » de Billy Graham manifeste la fragilité mentale de la petite-bourgeoisie française, classe où s’est surtout recruté, semble-t-il, le public de ces séances : la plasticité de ce public à des formes de pensée alogiques et hypnotiques suggère qu’il existe dans ce groupe social, ce que l’on pourrait appeler une situation d’aventure : une partie de la petite-bourgeoisie française n’est même plus protégée par son fameux « bon sens », qui est la forme agressive de sa conscience de classe.

Puis le basculement : on veut convertir la France.

Mais ce n’est pas tout : Billy Graham et son équipe ont insisté lourdement et à plusieurs reprises sur le but de cette campagne: « réveiller » la France (« Nous avons vu Dieu faire de grandes choses en Amérique; un réveil à Paris aurait une influence immense sur le monde entier. » – « Notre désir est que quelque chose se passe à Paris, qui ait des répercussions sur le monde entier. »)

Réveiller la France c’est la rendre pro-américaine jusqu’à la mort ce qu’elle est devenu avec le trio des ludions précités. La France fera la guerre à la Chine et à la Russie et elle s’annihilera en abjurant son héritage. Barthes le pressent ici. La France d’Aragon et de Céline sera remplacée par celle des présentateurs télé :

De toute évidence, l’optique est la même que celle d’Eisenhower dans ses déclarations sur l’athéisme des Français. La France se désigne au monde par son rationalisme, son indifférence à la foi, l’irréligion de ses intellectuels (thème commun à l’Amérique et au Vatican ; thème d’ailleurs bien surfait) : c’est de ce mauvais rêve qu’il faut la réveiller.

Grande obsession américaine, la conversion de la France, pays jadis de la liberté de penser et de la liberté tout court, pays emprisonné aujourd’hui du néo-puritanisme social-libéral et aussi sociétal. Et Barthes écrit :

La conversion de Paris aurait évidemment la valeur d’un exemple mondial l’Athéisme terrassé par la Religion, dans son repaire même.

On le sait, il s’agit en fait d’un thème politique : l’athéisme de la France n’intéresse l’Amérique que parce qu’il est pour elle le visage préalable du communisme. « Réveiller » la France de l’athéisme, c’est la réveiller de la fascination communiste. La campagne de Billy Graham n’a été qu’un épisode maccarthyste.

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

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Sources

  • Roland Barthes, Mythologies
  • Hölderlin, Patmos
  • Baudelaire, préface aux œuvres d’Edgar Poe
  • Nicolas Bonnal – Trump, de la rébellion à la trahison (Amazon.fr)
  1. „Wo aber Gefahr ist, wächst
    Das Rettende auch“
  2. «Je répète que pour moi la persuasion s’est faite qu’Edgar Poe et sa patrie n’étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable… chacun, sergent de ville de l’opinion, fait la police au profit de ses vices – ou de ses vertus, c’est tout un… l’on ne sait quel est le plus grand scandale, – le débraillé du cynisme ou l’imperturbabilité de l’hypocrisie biblique.»
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