Résurrection de la gauche mondiale?


Immanuel Wallerstein

Immanuel Wallerstein

Par Immanuel Wallerstein – Le 1er octobre 2015 – Source iwallerstein.com

L’immense triomphe de Jeremy Corbyn, le 24 septembre, appelé à diriger le Parti travailliste de Grande-Bretagne était étonnant et totalement inattendu. Il est entré dans la course avec à peine assez de soutien pour figurer sur les bulletins de vote. Il a posé sa candidature sur la base d’une plateforme de gauche sans compromis. Et puis, confronté à trois candidats plus conventionnels, il a remporté 59.5% des suffrages dans une élection qui a eu un taux de participation inhabituellement élevé de 76%.

Immédiatement, les experts et la presse ont été d’avis que sa direction et sa plateforme assureraient la victoire du parti conservateur aux prochaines élections. Est-ce si sûr? Ou la performance de Corbyn indique-t-elle une résurrection de la gauche? Et si c’est le cas, n’est-ce vrai que pour la Grande-Bretagne?

Savoir si la scène politique mondiale se déplace vers la droite ou vers la gauche est un des sujets de discussion politique favoris. L’un des problèmes avec cette discussion a toujours été que le sens des tendances politiques est généralement mesuré par la force de la position extrême sur la gauche ou sur la droite dans une élection donnée. Cela néglige cependant l’aspect essentiel des politiques électorales dans les pays dotés d’un système parlementaire, construit autour d’une alternance entre partis de centre-gauche et de centre-droit.

La première chose à se rappeler est qu’il y a une large gamme de positions possibles à un moment donné dans un lieu donné. Symboliquement, admettons qu’elles varient de 1 à 10 sur l’axe gauche-droite. Si des partis ou des dirigeants politiques se déplacent de 2 à 3, de 5 à 6 ou de 8 à 9, cela mesure un déplacement vers la droite. L’inversion des chiffres (9 à 8, 6 à 5, 3 à 2) mesure un déplacement vers la gauche.

Si on utilise ce genre de mesure, l’année dernière a vu un mouvement frappant vers la gauche dans le monde entier. Il y a un grand nombre de signes de ce changement. L’un d’eux est la montée en puissance régulière de Bernis Sanders dans la course pour l’investiture présidentielle dans le Parti démocrate américain. Cela ne veut pas dire qu’il vaincra Hillary Clinton. Cela signifie que, pour contrer les résultats de Sanders dans les sondages, Clinton a dû affirmer des positions plus à gauche.

Prenez un événement semblable en Australie. Le parti de droite actuellement au pouvoir, le Parti libéral, a évincé Tony Abott de sa position de chef le 15 septembre. Abott était connu pour son scepticisme marqué sur le changement climatique et sa ligne très dure en matière d’immigration vers l’Australie. Abbott a été remplacé par Malcolm Turnbull, qui est considéré comme un peu plus ouvert sur ces questions. De même, le Parti conservateur britannique a adouci ses propositions d’austérité pour l’emporter sur les électeurs potentiels de Corbyn. Ce sont des déplacements de 9 à 8.

En Espagne, le Premier ministre Mariano Rajoy, du parti conservateur Nouvelle démocratie, est confronté à la hausse dans les sondages de Pablo Iglesias de Podemos, qui pose sa candidature sur une plateforme anti-austérité semblable à celle qui a été longtemps défendue par le parti Syriza en Grèce. Nouvelle démocratie a fait d’assez mauvais résultats le 24 mai dernier aux élections locales et régionales. Rajoy résiste à tout déplacement vers la gauche de son parti, résultat, il a fait encore moins bien dans les sondages pour les futures élections nationales. Après sa défaite récente dans les élections indépendantistes en Catalogne, Rajoy s’est même entêté encore plus. Question : Rajoy peut-il survivre à la tête de son parti ou sera-t-il remplacé, comme l’a été Tony Abbott en Australie, par un dirigeant un peu moins rigide?

La Grèce se révèle comme l’exemple le plus intéressant de ce changement. Il y a eu trois élections cette année. La première est celle du 25 janvier, lorsque Siryza est arrivé au pouvoir, de nouveau à la surprise de nombreux analystes, sur une plateforme anti-austérité et en utilisant une rhétorique de gauche traditionnelle.

Lorsque Syriza a trouvé les pays européens peu disposés à céder aux demandes de la Grèce d’être exemptée de nombreux engagements concernant sa dette, le Premier ministre Alexis Tsipras a appelé à un référendum sur la question de savoir s’il fallait rejeter ou non les termes de l’Europe. Ce qu’on a appelé le vote Οχι (Non) l’a emporté massivement le 18 septembre [le référendum grec a eu lieu le 5 juillet 2015 ; ici l’auteur confond avec les élections anticipées qui se sont effectivement déroulées le 18 septembre, NdT]. Les créanciers non seulement n’ont fait aucune concession mais ont posé des conditions encore pires à la Grèce, que Tsipras a pensé devoir accepter en grande partie.

Une fois de plus, les analystes se sont concentrés sur la trahison de son engagement par Tsipras. La tendance de gauche au sein de Syriza a fait scission et a formé un nouveau parti. Dans la mêlée, il y a eu peu de commentaires sur ce qu’il s’était passé dans le parti Nouvelle démocratie. Là-bas, son chef Antonis Samaras a été remplacé par Vangilis Meimaraki, un déplacement de 9 à 8 ou peut-être de 8 à 7, dans une tentative de récupérer les votes centristes tentés par Syriza.

Le déplacement conservateur vers la gauche n’a pas réussi. Syriza a de nouveau gagné. Le groupe de gauche séparatiste a été anéanti dans les élections. Mais pourquoi Syriza a-t-il gagné? Il semble que les électeurs aient pensé qu’ils seraient quand même mieux, même si c’était seulement un peu mieux, avec Syrza pour diminuer les coupes dans les retraites et autres protections de l’État providence. Bref, dans la pire situation possible pour la gauche grecque, Syriza n’a au moins pas perdu de terrain.

Mais alors, vous demandez-vous, qu’est-ce que tout cela signifie? Il est clair que dans un monde vivant dans une grande incertitude économique et des conditions qui se dégradent pour de larges segments de populations dans le monde, les partis au pouvoir tendent à ête critiquée et perdent de la force électorale. Ainsi, après le balancement vers la droite des dix dernières années ou à peu près, le pendule va dans l’autre sens.

Quelle différence cela fait-il? Encore une fois, j’insiste, cela dépend si vous observez ceci à court ou à moyen terme. A court terme, cela fait beaucoup de différence, puisque les gens vivent (et souffrent) à court terme. Tout ce qui diminue la douleur est un plus. En outre, cette sorte de balancement vers la gauche est un plus. Mais à moyen terme, cela ne fait pas de différence du tout. En effet, cela tend à obscurcir la bataille véritable, celle qui concerne le sens de la transformation du système-monde capitaliste en un nouveau système-monde (ou systèmes). Cette bataille se joue entre ceux qui veulent un nouveau système, qui pourrait même être pire que l’actuel, et un système qui sera sensiblement meilleur.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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