Par Melkulangara Bhadrakumar – Le 25 juin 2018 – Source Strategic Culture
Les élections démocratiques produisent souvent des résultats étranges. Le gouvernement actuel de l’Inde n’a remporté que 31 % des suffrages exprimés lors du scrutin parlementaire de 2014, avec un taux de participation de 66 %. Lors d’élections directes, il est très difficile d’obtenir une victoire nette de 50 % au premier tour pour un candidat à la présidence. La part du vote d’Emmanuel Macron n’était que de 24% au premier tour de l’élection présidentielle française de l’année dernière.
Il ne faut donc pas sous estimer l’importance de la magnifique victoire de Recep Erdogan aux élections turques de dimanche, qui a remporté 52,4 % des voix pour sa candidature à la présidence et 53,6 % pour l’alliance électorale de son parti au scrutin parlementaire. Il est évident que la Turquie s’est dotée d’un gouvernement fort et stable pour les cinq prochaines années.
Erdogan est un dirigeant fort et affirmé et le mandat de dimanche l’élève à la stature d’un sultan, compte tenu également du fait que la Turquie entre dans un système présidentiel, avec des pouvoirs presque sans faille qui lui sont conférés. La confortable majorité parlementaire devient un atout supplémentaire. Bien sûr, il y a toujours les détails et, dans ce cas, l’alliance au pouvoir tire incontestablement sa force des 11 % de votes obtenus par le Parti du mouvement nationaliste (MHP). Cela a de grandes implications.
Essentiellement, ce qui en émerge est un gouvernement conservateur de droite, à la fois islamique et nationaliste dans son orientation. La plate-forme sociale-démocrate s’est visiblement rétrécie lors des élections de dimanche, la part des voix du Parti républicain du peuple n’atteignant que 22,7 %, ce qui signifie une baisse de son soutien électoral. Les décisions politiques, économiques et sociales du nouveau gouvernement refléteront ce changement majeur.
Le MHP représente la voix forte du nationalisme turc. Le parti a toujours fait preuve d’intransigeance à l’égard du problème kurde. Toute hypothèse selon laquelle Erdogan pourrait changer de cap et, en position de force, opter pour une politique de dialogue et de réconciliation avec les groupes kurdes reste discutable. Il est certain que le MHP n’entraînera aucune dilution de la ligne dure envers le sous-nationalisme kurde et le séparatisme kurde. Et il est difficile de voir Erdogan ennuyer le MHP ou rompre avec son partenaire de coalition dans un avenir prévisible. Erdogan est un pragmatique, mais il comprend aussi la nature du contrat social qui l’a poussé à cette victoire électorale stupéfiante. Les votes du MHP ont contribué dans une large mesure à son propre mandat en tant que président. Les politiques intérieures et étrangères de la Turquie refléteront cette réalité politique.
Quelle sera la trajectoire probable de la politique étrangère du nouveau gouvernement Erdogan ? Dans l’ensemble, on ne peut s’attendre à aucun changement majeur. Erdogan continuera d’orienter une politique axée sur la sauvegarde et la promotion des intérêts turcs dans un environnement régional et international difficile. Il entretient des relations tendues avec les pays occidentaux. Les facteurs qui compliquent les relations avec les États-Unis sont nombreux et difficiles à résoudre. Il est important de noter que l’administration de Trump ne peut pas avoir de relations sans heurts avec Erdogan tant qu’elle n’aura pas contenu Israël, ce qui ne semble pas dans ses intentions.
Erdogan ne peut qu’être conscient de la mainmise du lobby juif sur États-Unis dans l’orchestration de la campagne menée par les médias et les think tanks américains pour le vilipender ces dernières semaines et saper sa campagne, ainsi que les tentatives odieuses de Wall Street d’exercer une pression sur l’économie turque, en particulier les prédictions apocalyptiques sur le sort de l’économie si Erdogan remportait les élections. En termes simples, tant que Benjamin Netanyahou est au pouvoir en Israël, un rapprochement turco-israélien est tout simplement hors de question et le dirigeant israélien, de son côté, mettra tout en œuvre pour que les relations américano-turques restent instables.
Cependant, la rupture avec les États-Unis est la dernière chose qu’envisage Erdogan. Il ne cherche pas la confrontation avec les États-Unis et n’envisage pas de se retirer de l’OTAN. La Turquie dépend fortement de l’Europe pour la technologie, l’investissement et le commerce. L’union douanière avec l’UE est d’une importance vitale pour l’économie turque. Là encore, l’orientation de l’élite turque est traditionnellement « occidentaliste ». Quoi qu’il en soit, l’élite turque n’a aucun désir de s’immiscer dans le Moyen-Orient musulman. Les relations de la Turquie avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte restent tendues. Erdogan considère que la Turquie a à la fois des intérêts communs avec l’Iran et un conflit d’intérêts en tant que puissance régionale en devenir, mais les exigences actuelles dictent un besoin de coopération et de coordination aussi fort que possible.
Erdogan continuera à poursuivre son « pivot vers l’Orient » à la fois pour équilibrer ses relations troublées avec l’Occident et en termes intrinsèques. Certes, ce qui a commencé comme une entente avec la Russie au sujet de la situation dans le nord de la Syrie s’est déjà transformé en un partenariat à part entière entre les deux pays, en particulier dans le domaine économique. Trois facteurs entrent en jeu. Premièrement, le « soft power » russe a connu une courbe ascendante constante en Turquie. L’opinion publique turque considère de plus en plus la Russie comme une puissance amicale.
Deuxièmement, l’élargissement du fossé transatlantique et le désordre général au sein de l’Union européenne ne manqueront pas d’avoir un impact sur le système de l’alliance occidentale à un moment donné et cela ajoute inévitablement à la raison d’être de sa stratégie de « pivot vers l’Orient ». Il y a donc de fortes chances que la Turquie s’oriente vers les processus d’intégration eurasienne.
Troisièmement, dans l’immédiat, la Turquie doit impérativement travailler en étroite collaboration avec la Russie en ce qui concerne la situation en Syrie. Il y a ici des défis dans la mesure où, au-delà des complexités de la question kurde, la Turquie est fondamentalement une puissance insatisfaite avec un regret non digéré que le Traité de Sèvres (1920) ait marqué le début de son démembrement. Les idéologues du MHP (partenaire de la coalition d’Erdogan), en particulier, continuent de considérer les termes du traité de 1920 avec hostilité et comme une injustice historique envers la nation turque. Il suffit de dire que, d’une part, la Turquie a de profondes suspicions à l’égard des intentions américaines, alors que, d’autre part, la Turquie reste intensément consciente de la réalité géopolitique et du fait que la Russie exerce une influence décisive sur l’avenir de la Syrie.
En fin de compte, Erdogan a toujours été un loup solitaire, mais avec le président russe Vladimir Poutine, il s’est efforcé de développer une relation personnelle. Il n’est pas surprenant qu’il voit dans le dirigeant russe un homme de l’histoire, à l’esprit semblable, qui travaille avec ténacité pour les intérêts de son pays. Car, parmi les grandes puissances, seul Poutine a offert à Erdogan un partenariat égalitaire. Ses partenaires théoriques au sein du système d’alliance occidental n’ont fait que le mépriser et le marginaliser. C’était tellement évident dans le fait que les analystes occidentaux espéraient malgré tout, et jusqu’à la dernière minute, qu’Erdogan allait perdre alors que les résultats des élections turques affluaient déjà en masse. Les enjeux sont si élevés. La politique étrangère indépendante de la Turquie sous Erdogan constitue un formidable obstacle à l’hégémonie occidentale dans le Grand Moyen-Orient.
Melkulangara Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone.
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