Poutine prépare-t-il une purge du gouvernement russe ?


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Par le Saker US – Le 21 avril 2016 – Source thesaker.is

Comme il le fait une fois par an, le président Poutine a consacré la semaine dernière plus de trois heures et demie à répondre à 80 questions sur les plus de 3 millions reçues. Le spectacle, retransmis en direct sur les chaînes de télévision Channel One, Rossiya-1 et Rossiya-24, ainsi que sur les radios Mayak, Vesti FM et Radio Rossii, a été un succès sans précédent, suivi et commenté par des millions de Russes. Vous pouvez lire la transcription intégrale du show ici, et la transcription d’une conversation entre Poutine et l’équipe de journalistes qui suivaient l’événement en cliquant .

La principale chaîne de télévision russe, Rossia-1, a aussi diffusé non pas un, mais deux débats spéciaux (voir ici et ) exclusivement dédiés à une discussion sur la performance de Poutine. Ces émissions sont la célèbre Soirée avec Vladimir Soloviev – de loin l’émission de débat la plus vue de la télévision russe. Pour mémoire, Rossia-1 est le joyau de la couronne de la puissante société de presse contrôlée par l’État All-Russia State Television and Radio Broadcasting Company (VGTRK). Entre la retransmission des appels téléphoniques avec Poutine (3 heures et 40 minutes), le premier talk-show (2 heures et 12 minutes) et le second (1 heures et 44 minutes), le public russe a été exposé à sept heures et demie de discussion éblouissante. Certains le qualifieront de propagande, qui peut être considérée comme négative ou comme positive, mais cela change peu de choses. La question principale ici, est que c’était un important et immense effort de communication avec le public. Alors quel était le message général délivré dans tout ça ? Permettez-moi de vous le résumer.

Premièrement, Poutine est le dirigeant incontesté et aimé de tout le peuple russe, un dirigeant extrêmement efficace, un défenseur des Russes ordinaires partout, et il est le dernier recours pour ceux qui ont été lésés par les autorités. Permettez-moi d’ajouter ici que tous les dirigeants des partis d’opposition sont entièrement d’accord avec cela. En ce moment, personne en Russie n’ose critiquer personnellement Poutine, non parce que quelques brutes du KGB vont venir dans la nuit et vous traîner dans un camp de concentration, pas du tout, mais simplement parce que dénigrer Poutine équivaut à un suicide politique. Même certains membres de l’opposition qui ne font pas partie du système politique en place (c’est-à-dire les membres de la 5e colonne) s’en rendent compte maintenant.

Deuxièmement, de nombreux Russes sont dans une situation très difficile. Pas à cause des sanctions ou de la chute des prix du gaz et du pétrole, mais à cause de la corruption, de l’incompétence et de l’aveuglement idéologique du bloc économique du gouvernement russe. L’économie est un gâchis dû à des gouverneurs corrompus, à des fonctionnaires paresseux et au sabotage pur et simple par le bloc économique du gouvernement presque universellement haï. Les sanctions (en particulier l’impossibilité d’accéder aux crédits) et la baisse des prix du pétrole font empirer les choses, mais elles ne sont pas le véritable problème ni même une part importante du problème.

Troisièmement, les individus responsables de ce gâchis sont régulièrement cités nommément. Cette haine contre le bloc économique du gouvernement n’est jamais encouragée par Poutine lui même qui, lorsqu’on lui pose la question directement, vante le travail des ministres du gouvernement. Tous les autres, cependant, y compris toutes les figures de l’opposition et même leur hôte, Vladimir Soloviev, appellent aujourd’hui ouvertement non seulement à des démissions, mais même à des peines de prison pour les gouverneurs coupables et même les ministres. Alors que Medvedev est rarement visé personnellement par de telles dénonciations, Arkadii Dvorkovich (vice-Premier ministre), Igor Chouvalov (premier vice-Premier ministre), Alexei Uliukaev (ministre du Développement économique) et Anton Siluanov (ministre des Finances) sont aujourd’hui ouvertement haïs à la télévision russe.

Par exemple, lorsqu’une femme appelle pour dénoncer l’état épouvantable de la rue principale dans sa ville et que Poutine promet d’agir, tous les commentateurs s’accordent pour dire que c’est une honte et un scandale que seul le président soit disposé à écouter de telles préoccupations, alors que tous les autres, qui sont directement responsables de ce genre de choses, sont indifférents, ne font rien ou, pire, sont corrompus jusqu’à la moelle. Un autre exemple : des ouvriers traités comme des esclaves par une bande de voyous sur une île de l’Extrême-Orient russe ont porté plainte auprès de la police et des procureurs locaux, et ont été totalement ignorés. Un appel au président et le Comité d’enquête de la Fédération de Russie va maintenant mener une enquête, non seulement sur les truands impliqués, mais aussi sur les forces de police locales et sur le procureur régional lui-même. Quant à Poutine, il s’est personnellement excusé auprès de ces ouvriers au nom de tout le gouvernement russe. D’ailleurs il est bien connu en Russie que les fonctionnaires locaux sont absolument terrifiés par ces émissions télévisées d’appels téléphoniques en direct au président, car ils ne savent jamais qui pourrait téléphoner. Ce qu’ils savent, c’est que l’enquête et les sanctions d’en haut seront rapides et impitoyables. Quant au grand public russe, il adore ça.

Il y a pourtant un fort sentiment que, dès que l’émission des appels téléphoniques est terminée, tous ceux qui n’ont pas été attrapés cette fois poussent un immense soupir de soulagement et reviennent immédiatement à leurs (mauvaises) vieilles habitudes. La vérité est que c’est tout ce qu’un tel événement peut faire et que c’est, hélas, beaucoup dans la mentalité russe d’espérer que peut-être (авось) la prochaine fois «un autre type sera attrapé, mais pas moi». Et par conséquent il y a très peu de changements, sur le terrain.

Je dois ajouter que quelques ministres reçoivent de très grands éloges à la télévision russe. Ce sont le ministre des Affaires étrangères Lavrov, le ministre de la Défense Choïgu, le lieutenant-général Vladimir Pouchkov (ministre des Situations d’urgence), Dmitri Rogozine (vice-Premier ministre russe, chargé de l’industrie de la défense, un rang ministériel) et quelques autres. Vous avez remarqué une tendance intéressante, ici ?

Tous les alliés de Poutine (que j’appelle les souverainistes eurasiens) obtiennent de bonnes appréciations. Les alliés de Medvedev (que j’appelle les intégrationnistes atlantiques) récoltent tous les reproches. Non seulement cela, mais plus la situation économique empire, plus l’image de Poutine et de ses fidèles s’améliore et celle de tous les occidentalistes au pouvoir se dégrade. En fait, ces derniers sont aujourd’hui ouvertement critiqués pour tout cela.

Croyez-moi, sept heures et demie de dénigrement des intégrationnistes atlantiques sur la télévision russe ne sont pas arrivées là par simple coïncidence. En russe, on dirait que Poutine est clairement en train de saper – ou, formulé autrement, intriguer contre – les membres de la 5e colonne qui sont au pouvoir.

Et maintenant, regardons encore la nomination de Viktor Zolotov en tant que nouveau Commandant en chef de la Garde nationale russe. Comme je l’ai écrit dans mon commentaire initial à ce sujet, je ne pense pas que Poutine ait besoin d’une Garde prétorienne pour se protéger, pas avec l’armée et les services spéciaux solidement derrière lui, sans oublier un taux de popularité d’environ 85%. Je pense toutefois que la position de Commandant en chef est suffisamment importante pour faire de cette personne un membre du Conseil de sécurité de Russie. En fait, Poutine a fait de Zolotov un membre de cette instance, ce qui donne au camp Poutine un allié très puissant dans une position très importante. C’est vrai, Poutine a retiré un autre allié puissant au Conseil de sécurité, Boris Gryzlov, le président de la Douma de l’État russe et président du Conseil suprême du parti Russie unie, mais il l’a fait pour lui confier la charge de la stratégie ukrainienne de la Russie (Gryzlov représentera désormais la Russie au Groupe de contact sur l’Ukraine). Mais c’est un échange avantageux pour Poutine, parce que même si Gryzlov et Zolotov sont aussi loyaux envers lui, Zolotov apporte beaucoup plus de muscle sur la table. En outre, avec l’Ukraine maintenant clairement à l’agonie, un véritable homme de Poutine doit maîtriser la situation, car les choses sont sur le point de devenir très sérieuses là-bas.

Un autre développement des plus intéressants a lieu : la montée astronomique du Front populaire panrusse FPP (en anglais All-Russia People’s Front ou ONF) qui est une organisation tout à fait surprenante. Penchons-nous sur ce phénomène unique.

Le FPP et son rôle dans la politique russe

Le FPP n’est pas un parti politique, du moins pas officiellement, mais un mouvement de «forces politiques partageant les mêmes idées». Cependant Poutine est le dirigeant officiel du FPP. Son coprésident et, dirais-je, son chef par intérim est Stanislav Govorukhin, un cinéaste très talentueux et populaire, qui est idéologiquement très proche de Poutine (et de feu Alexandre Soljenitsyne, ajouterais-je). Le FPP est une immense mosaïque d’individus privés, d’organisations politiques, d’un ensemble d’entreprises, de syndicats, de clubs, d’organisations sociales, de services gouvernementaux (tels que la Poste ou les chemins de fer russes) et de nombreuses autres entités. Officiellement, le FPP partage les objectifs stratégiques et tactiques du parti Russie unie du président, donc cela pose la question de savoir quelle est la grande différence entre les deux.

La réponse est simple : Russie unie a été fondée par un groupe d’individus qui incluait Sergeï Choïgu, mais aussi feu Boris Berezovskii, et son but était de promouvoir le tandem Poutine + Medvedev. Le FPP a été créé par Poutine lui-même. Vous pourriez, sans vous tromper, dire que le FPP est la garde prétorienne politique personnelle de Poutine. En fait, le FPP remplit un nombre très important de fonctions politiques pour Poutine :

1) C’est le principal outil organisationnel non gouvernemental dont Poutine dispose, pour savoir ce qui se passe réellement dans le pays. Le FPP est toujours en première ligne de toutes les dénonciations pour corruption, népotisme, abus bureaucratiques, incompétence administrative, etc. Le FPP crée des groupes d’enquête spéciaux, qui font beaucoup d’efforts pour trouver et rapporter ce qui se passe vraiment dans le pays. Récemment, un militant du FPP a effectué une enquête sur plus de 65 000 kilomètres de routes en Russie et a rapporté au président et au grand public une évaluation de chacune de ces routes, exposant à la critique publique les gouvernements, les cités et les villes qui ont laissé l’infrastructure routière se détériorer. En fait, le FPP joue un rôle essentiel en Russie comme une sorte de chien de garde du président, il est régulièrement présenté à la télévision russe et ses dirigeants sont souvent invités dans les émissions de débat.

2) Le FPP permet aussi à Poutine de contourner totalement l’appareil du parti Russie unie et de traiter directement avec le public russe. Le plus important étant que le FPP pourrait se transformer en un parti politique ordinaire littéralement du jour au lendemain. Par conséquent, s’il y avait une tentative au sein du parti Russie Unie d’affaiblir Poutine d’une manière ou d’une autre, ou de prendre une mesure quelconque contre lui, Poutine aurait le choix de créer presque instantanément un Parti Poutine à l’échelle du pays.

3) Le FPP est extrêmement dangereux pour les truands locaux et les politiciens corrompus qui ne peuvent pas recourir à leurs tactiques habituelles d’intimidation contre le FPP, sans recevoir au moins une visite de l’équipe d’intervention du FSB agissant directement sur ordre du président du FPP, Vladimir Poutine lui-même. Précisément parce que le FPP est clairement la création personnelle de Poutine, à laquelle il tient beaucoup, personne ne songerait à oser le contester ou encore moins le menacer.

4) Le FPP est un gros souci pour toutes les agences gouvernementales censées être responsables de surveiller la situation à l’intérieur du pays. Lorsque le FPP dévoile un cas de corruption d’un gouverneur local ou le calvaire qu’endurent les ouvriers d’une usine qui ne touchent pas leur salaire depuis des mois, cela pose la question de ce que font les agences gouvernementales responsables qui sont payées pour traiter ces situations. Chaque agence gouvernementale et chaque ministre sait qu’ils sont en concurrence directe avec le FPP. Pire, celui-ci pourrait même commencer à enquêter sur eux. Une pensée très angoissante.

Pour résumer

Maintenant, mettons tout cela ensemble. Plus la situation économique en Russie empire, plus Poutine se renforce et plus les intégrationnistes atlantiques s’affaiblissent. Par conséquent, loin d’essayer de dissimuler les problèmes économiques en Russie, Poutine et ses partisans en parlent en permanence et publiquement. Poutine utilise aujourd’hui clairement le FPP comme un outil pour prendre des mesures contre les autorités locales corrompues. Il l’utilise aussi comme moyen pour dénoncer les diverses formes de sabotage commis par les membres de la 5e colonne, tout en échappant aux critiques. En même temps, il y a une campagne de relations publiques massive dans la presse, dirigée directement contre le bloc économique du gouvernement, dont il se trouve qu’il est composé exclusivement d’intégrationnistes atlantiques et alliés de Medvedev. Et juste pour s’assurer que tout a été pris en compte, Poutine fait entrer un allié avec beaucoup de muscle dans le Conseil de sécurité.

Est-ce que cela indique que Poutine prépare une purge des membres de la 5e colonne ?

Je ne suis ni prophète ni télépathe. Je ne peux pas dire ce que Poutine envisage ou ce que réserve l’avenir. Mais je pense que lorsque nous considérons tous les faits énumérés ci-dessus, nous pouvons dire qu’ils semblent certainement pointer dans cette direction. Et si nous regardons la manière dont Poutine a affronté des défis similaires dans le passé, nous pouvons aussi observer un schéma.

Poutine a l’habitude de laisser délibérément pourrir une situation avant d’agir.

En 1999, Poutine a attendu l’invasion du Daghestan et les attentats de Moscou, avant d’ordonner une contre-attaque russe qui s’est développée dans ce qui a été connu ensuite comme la deuxième guerre de Tchétchénie.

En Ukraine, Poutine a laissé les Ukronazis mener une attaque massive sur la Novorussie non pas une fois, mais deux fois, avant de permettre aux Novorusses de contre-attaquer victorieusement et de forcer la junte à signer les accords de Minsk-1 et Minsk-2.

En Syrie, Poutine a attendu jusqu’à ce que Daech menace Damas, avant d’ordonner une intervention militaire russe, très limitée mais des plus efficaces.

Ceux qui haïssent Poutine diront que l’homme est faible et indécis et que dans chaque situation il aurait dû agir beaucoup plus tôt. Peut-être. Mais mon sentiment est que Poutine aime agir seulement une fois qu’il a laissé la situation se dégrader tellement, que son action ressemble alors à un miracle inespéré. Cette sorte de préparation psychologique du champ de bataille serait, je pense, très typique de la manière dont opèrent les services secrets russes. Je crois aussi que cette approche est la clé de toute la politique russe à l’égard de ce qu’il reste de l’Ukraine aujourd’hui.

En théorie, au lieu de Poutine, ce pourrait aussi être un très grand initié comme Sergeï Ivanov, le chef de l’Administration présidentielle de Russie, qui pourrait coordonner une campagne de pré-purge, en particulier s’il y a des raisons d’éviter que des membres non fiables du Conseil de sécurité soient au courant. Mais ma conviction profonde est que Poutine aime contrôler, en particulier des évolutions cruciales.

Quel que puisse être le but final de Poutine, ce qui est certain, c’est qu’aucun gouvernement ne peut survivre indéfiniment à cette sorte de dénigrement politique permanent auquel celui de Medvedev est de plus en plus soumis, dans les médias de Russie. De nouveau, j’ajoute immédiatement ici que nous ne parlons pas d’une situation où les médias critiquent le gouvernement au sens de ceux qui sont au pouvoir. Dans le cas de la Russie, les médias encensent le président et les ministres qui lui sont associés, tout en visant délibérément soit ce qu’on appelle le bloc économique, soit le gouvernement (par opposition à l’Administration présidentielle). Tout cela est très soigneusement ciblé.

2016 sera une année électorale importante pendant laquelle le peuple russe élira un nouveau Parlement. En outre, les risques d’une nouvelle, et désespérée, attaque ukronazie sur la Novorussie sont très réels, ne serait-ce que pour distraire le grand public ukrainien de la situation interne apocalyptique dans le pays. Enfin, l’économie russe pourrait bien sortir de sa légère, mais réelle, récession et les chiffres de l’inflation diminuent sans cesse. Est-ce le bon moment pour entamer une purge au gouvernement ?

Un scénario possible serait que les partis d’opposition (les communistes, les libéraux-démocrates de Jirinovski et le parti Russie juste) feraient mieux que prévu aux prochaines élections. Cela pourrait donner un prétexte à Poutine pour se débarrasser du bloc économique et remplacer ces ministres par des membres du Parti communiste (croyez-le ou non, même si Ziouganov ressemble à un vieux personnage de l’époque de Brejnev, il y a un bon nombre de (plus) jeunes dirigeants très pointus et intéressants dans le PC). D’une manière ou d’une autre, j’ai un fort sentiment que le bloc économique du gouvernement Medvedev ne durera pas jusqu’à la fin de l’année.

The Saker

L’article original a paru sur The Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker francophone

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