Par Vasily Kashin – Le 1er juin 2016 – Source The Moscow Times
Des hauts fonctionnaires chinois ont visité la Russie, le gouvernement russe a annoncé son projet d’augmenter le volume de ses échanges avec la Chine de plus de 200 milliards de dollars au cours des prochaines années, et la Société pétrolière nationale chinoise (CNPC) a exprimé son intérêt d’augmenter sa participation au capital du géant de la pétrochimie russe Rosneft. Cela signifie-t-il que la politique économique russe pivote vers la Chine? Cette question a pris un tournant idéologique lorsque, dès le début de la crise ukrainienne, le Kremlin a augmenté l’intensité de sa communication officielle, mentionnant la Chine comme alternative au partenariat de Moscou avec l’Europe.
Même un critique acerbe des relations sino-russes se doit de reconnaître que la part relative du commerce de la Russie avec la Chine a triplé depuis le début du XXIe siècle, et a même considérablement augmenté en valeur absolue. La Chine est le second partenaire commercial de la Russie après l’Union européenne. La Russie a amorcé d’importants projets d’extraction pétrolière et gazière avec la Chine, et concurrence déjà l’Arabie saoudite pour la place de premier fournisseur énergétique de la Chine.
Mais au même moment, les espoirs que les relations sino-russes puissent bénéficier d’une nouvelle dynamique ne se sont pas réalisés. L’insistance avec laquelle la propagande russe expliquait que la Russie était en train de pivoter vers l’Asie n’a abouti qu’à une déception, lorsqu’il est devenu clair qu’aucun avancement significatif n’avait eu lieu. (Le contrat gazier que Moscou a signé avec Beijing en 2014 est en fait l’aboutissement d’années d’efforts, et ne peut donc pas être interprété comme une réussite de cette nouvelle politique de pivot vers l’Asie.)
En fait, les négociations de la Russie avec la Chine sur d’importants projets économiques continuent selon le même rythme lent, les mêmes interminables et épuisantes manœuvres qu’auparavant. Dans ces circonstances, tout projet d’envergure importante requiert au moins cinq à sept années de préparation, avant de passer à sa phase d’exécution.
Cette approche mesurée est, d’une certaine manière, justifiée. Les principales compagnies pétrolières chinoises comme CNPC sont en fait de simples extensions de la bureaucratie d’État chinoise. Tout désaccord futur sera très probablement résolu dans la sphère politique, comme ce fut le cas en 2011, lorsque Transneft et Rosneft se disputèrent avec CNPC au sujet des coûts d’acheminement du pétrole par le pipeline reliant la Sibérie orientale au terminal pétrolier sur la côte Pacifique.
En d’autres termes, toute dispute purement commerciale au sujet, par exemple, de simples termes contractuels, peut muter en un sérieux contentieux, avec des répercussions sur la sécurité nationale des protagonistes. C’est pourquoi les dirigeants russes de la période post-soviétique ont toujours prôné une approche extrêmement prudente et suspicieuse, lors de négociations importantes avec la Chine au sujet de régions stratégiquement sensibles. Cette approche a commencé à changer seulement quelques années avant le début de la crise ukrainienne. En effet, la Russie a bénéficié au second semestre de 2014 d’une occasion de délaisser cette approche prudente vis-à-vis de la Chine, pour une approche plus ouverte, au moment où les perspectives économiques de la Russie s’avéraient catastrophiques à cause de la chute des prix du pétrole et des sanctions occidentales. L’humeur à Moscou était alors à la panique.
À cette époque, Moscou était prête à accepter à peu près n’importe quelles conditions. Les dirigeants aux abois ont même pris à l’époque, des mesures incitatives sans précédent pour attirer les investissements et les prêts chinois. Ils étaient prêts à prendre des décisions irréversibles qui auraient donné à la Chine au minimum une présence majeure sur le marché énergétique russe, voire lui aurait permis de dominer le secteur de l’essence et de l’énergie pour les décennies à venir.
Mais les Chinois ont été trop longs à se décider. A la mi-2015, les autorités russes avaient compris que le pays n’était en fait pas du tout à l’aube d’une apocalypse énergétique. Les économistes du gouvernement russe anticipent aujourd’hui une reprise de la croissance économique pour la fin 2016 ou le début 2017. Les analystes les plus pessimistes, de leur côté, prédisent une stagnation continue, voire une récession, mais même eux ne prévoient pas de catastrophe imminente. Ainsi, malgré le fait que la crise ukrainienne a resserré les liens entre la Russie et la Chine, surtout dans le secteur industriel, on n’observe pas de changement qualitatif de leur relation.
La visite en juin du Président Vladimir Poutine en Chine donnera probablement lieu à une avalanche de contrats inter-gouvernementaux, par exemple la création d’un avion de ligne à fuselage extra-large, la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse entre Moscou et Kazan, et une coopération approfondie dans l’extraction pétrolière et gazière. Cependant, il ne faut pas s’attendre, au moins cette année, à un changement significatif de la relation sino-russe.
Il existe plusieurs raisons à cela. La première est que les élites dominantes de Russie et de Chine sont divisées sur des questions fondamentales. L’élite russe n’a pas encore atteint de consensus sur des questions de politique économique et de politique étrangère. L’élite chinoise est, elle, accaparée par un débat sur le futur de la relation sino-américaine, et sur l’opportunité de développer une politique étrangère plus affirmée, et digne d’une super-puissance.
Deuxièmement, et de façon plus importante, Russie et Chine sont dans un état d’incertitude au sujet des résultats de l’élection présidentielle américaine. Quel que soit son résultat, cela engendrera des changements majeurs dans la politique étrangère des États-Unis. Ces changements pourraient influencer l’approche américaine vis-à-vis du Partenariat Trans-Pacifique, la relation américaine avec la Russie, et les alliances américaines dans le bassin Asie-Pacifique.
Ainsi, la relation sino-russe est peut-être à l’aube de changements majeurs, mais ceux-ci ne devraient pas se produire avant l’an prochain.
Vasily Kashin est chercheur-associé à l’Institut des Etudes Extrême-orientales de l’Académie des Sciences de Russie.
Traduit par Laurent Schiaparelli, édité par Wayan, relu par nadine pour Le Saker Francophone
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