Par Dmitry Orlov – Le 18 octobre 2016 – Source Club Orlov
Il est tentant pour nous de penser que nos choix technologiques, si nous choisissons de vivre dans une ville, en banlieue ou à la campagne; si nous voulons conduire un pick-up, une voiture hybride essence-électrique ou un vélo; si nous prenons le train, conduisons sur de longues distances ou prenons l’avion, que ces choix sont déterminées par nos goûts. Nous nous flattons de contrôler ces choix, et que nos choix sont le reflet de nos valeurs éclairées, soucieuses de l’environnement. Ce point de vue repose sur une base de raisonnement circulaire : nous nous comportons de manière éclairée parce que nous sommes éclairés, et nous sommes éclairés parce que, eh bien oui, nous nous comportons de manière éclairée. Quant à savoir pourquoi ce que nous considérons comme être éclairé l’est vraiment, plutôt que de n’être qu’une question de goût personnel éventuellement discutable, cela ne doit pas être discuté : de gustibus non est disputandum / Des goûts et des couleurs, il ne faut pas disputer.
Mais il y a un autre point de vue, qui semble plus réaliste à bien des égards, parce qu’il repose sur une base de spécificités techniques, physiques, plutôt que sur des préférences de consommateurs volages et arbitraires, des caprices ou le goût. De ce point de vue, notre technologie et nos choix de vie associés sont dictés par les exigences techniques de leurs technologies sous-jacentes, à la fois physique (le fonctionnement de l’industrie de l’énergie, l’industrie du transport, etc.) et politique (le fonctionnement des machines politiques qui éclatent la société en richesse nette et revenu, reléguant les salariés dans une sous-classe mondiale privée de ses droits).
Il y a quelques années, j’ai découvert que je devais remplacer le moteur diesel sur mon bateau (l’ancien ayant explosé définitivement) et j’ai examiné un certain nombre d’options, dont l’une était de le remplacer par un moteur électrique et un grand nombre de batteries. L’option électrique était présentée comme étant silencieuse, non polluante, et ayant juste assez de puissance pour entrer et sortir de la marina et revenir à quai si le vent tombait au cours d’une journée de navigation typique. Cela s’est avéré être deux fois plus cher que le remplacement d’un moteur diesel. Quant à ce qu’on pourrait faire pour permettre à un tel bateau de parcourir une grande distance (qui implique de nombreuses heures de moteur), la solution était… d’ajouter un moteur diesel relié à un très gros alternateur, au triple du coût du remplacement unique du moteur diesel. Et donc je me suis contenté de remplacer le moteur diesel.
Les moteurs diesel ont beaucoup de qualités positives : ils peuvent fonctionner en continu pendant des dizaines de milliers d’heures; ils peuvent être reconstruits à plusieurs reprises en remplaçant les roulements, les chemises de cylindre, les segments de piston et les soupapes; ils sont exceptionnellement fiables; le carburant qu’ils utilisent est dense en énergie. Pour ces raisons, on les retrouve partout dans le fret et les industries de construction et ils sont utilisés pour la production d’énergie à petite échelle. Ils peuvent être très imposants : les moteurs des grands navires sont aussi grands que des maisons, avec des échelles soudées aux parois des cylindres, de sorte que les mécaniciens puissent y descendre pour les entretenir après que l’ensemble tête de cylindre / piston a été retiré à l’aide d’une grue d’atelier. Les petits moteurs diesel ont beaucoup moins de sens, et les pires utilisations sont celles trouvées sur les petits yachts. De nombreux aspects de leur conception les rendent dommageables à utiliser, mais il y a aussi une raison impérieuse : ils utilisent le mauvais carburant.
Vous voyez, le diesel est une denrée précieuse, utilisée dans l’industrie du transport (camions, locomotives et navires), et dans les équipements de construction, sans alternative possible. Un cousin du carburant diesel, c’est le kérosène, autre distillat de pétrole, qui est utilisé pour les moteurs à réaction de puissance, encore une fois, sans alternative réaliste. Et puis il y a un carburant vraiment utile comme carburant pour les petits moteurs : l’essence. Les moteurs à essence au-delà d’une certaine taille posent beaucoup de problèmes.
Chaque baril de pétrole brut peut être distillé et raffiné en une certaine quantité de diesel et de kérosène, une certaine quantité d’essence, de goudron et de substances beaucoup moins utiles, telles que le naphta. Le diesel est très prisé, car il déplace littéralement le monde; mais si on ne trouve pas suffisamment de petits moteurs pour brûler toute l’essence produite, elle devient un déchet et doit être évacuée de la raffinerie de pétrole comme une perte. En effet, avant que Henry Ford ne vienne avec son plan brillant pour construire des voitures assez bon marché pour que ses travailleurs se permettent de les acheter, l’essence était déversée dans les rivières juste pour s’en débarrasser, parce que pendant que tout le monde brûlait du kérosène (un distillat, comme le carburéacteur et le diesel) dans les lampes, les voitures restaient des jouets pour les riches, et il n’y avait tout simplement pas de marché pour toutes ces grandes quantités d’essence.
Par conséquent, il est devenu très important de trouver des façons de vendre l’essence, en inventant assez d’utilisations pour elle, même superflues. Et bien que certaines personnes pensent que l’automobile privée est un symbole de luxe et de liberté pour sentir le frisson de la route, la raison pour laquelle elles le pensent vient d’un plan marketing de spécialistes qui ont été chargés de trouver un marché pour l’essence et ont donc implanté ces idées dans leur tête. A côté des voitures, un grand effort a été porté sur la commercialisation de toutes sortes d’autres petits moteurs : les tondeuses à gazon, le jet skis, les motos, les moteurs hors-bord de bateaux… Le seul usage semi-industriel de l’essence ce sont les tronçonneuses, de petits générateurs et des compresseurs à air, des véhicules de livraison et des moteurs hors-bord.
On a ainsi vendu aux gens l’idée de conduire leur propre voiture, qu’ils en aient besoin ou non, et de passer beaucoup de temps dans les embouteillages, de sorte qu’ils soient obligés de payer pour l’essence. En créant tout cet excès de trafic, ils ont également créé la nécessité d’élargir les routes et les autoroutes, créant une demande pour un autre produit pétrolier de déchet inutile : le goudron. Et comme il y avait un problème pour entasser toutes ces voitures dans les villes (où les voitures ne sont généralement pas nécessaires, si les villes sont prévues avec une conception urbaine adaptée, un nombre suffisant de trams, des lignes de chemin de fer et de métro, etc.), la solution a été de déplacer tout le monde vers les banlieues. Et donc la moitié de la raison pour laquelle la population américaine vit maintenant dans les banlieues et conduit, n’a rien à voir avec ses besoins, et tout à voir avec la nécessité de lui vendre de l’essence.
Certaines personnes peuvent réagir négativement à l’idée que leur château de banlieue et leur char magique ne sont qu’une partie d’un plan pour leur faire passer une grande partie de leur vie à payer pour le droit d’utiliser des déchets toxiques de façon dangereuse. Rassurez-vous, leur réaction négative préprogrammée fait partie du plan. Tous les efforts ont été faits pour programmer les gens à penser que cette élimination des déchets en utilisant leur propre argent, est, en fait, quelque chose qui devait être considéré comme un signe de succès. La façon la plus efficace pour motiver un esclave à travailler, c’est de le convaincre qu’il est libre. À cette fin, conduire est célébré par la musique, le cinéma et dépeint comme un mode de vie. Si on appelle cela pour ce que c’est, une forme d’esclavage envers la machine, cela risque de provoquer une dissonance cognitive, d’autant plus que conduire beaucoup a détruit les esprits, comme dans les mots immortels d’un personnage du film Repo Man : «Plus vous conduisez, moins intelligent vous devenez.» À cet égard, la plupart des personnes vivant aux États-Unis sont bien au-delà du point de non-retour, et il est inutile de tenter de leur communiquer des idées discordantes avec le style de vie sans issue dans lequel elles ont été inconsciemment plongées sous la contrainte.
Pour en revenir aux véhicules électriques, comme mon bateau, si j’avais été crédule et assez riche : ils sont évidemment le résultat d’une idée qui n’a pas été pensée jusqu’au bout. Leur autonomie est limitée, ils prennent plus de temps à charger que ce qu’il faut pour remplir un réservoir de gaz et ils utilisent des batteries au lithium-ion coûteuses et dangereuses, qui doivent être remplacées périodiquement. Il n’y a déjà pas suffisamment de lithium disponible pour continuer à faire des batteries pour des ordinateurs portables et des smartphones (qui explosent périodiquement), alors ne pensons même pas à prévoir une expansion gigantesque par l’utilisation massive de batteries pour soutenir un grand parc de voitures électriques. Peut-être plus important encore, cela rétrécit le marché de l’essence. Alors, quelle est la raison derrière cette poussée?
Ça ne fait certainement pas partie d’un effort particulier pour électrifier les transports en général, car il n’existe pas de solution électrique pour les navires ou les avions, et l’électrification du fret ferroviaire est une proposition incroyablement coûteuse. Ça ne fait certainement pas partie d’un effort pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, car la plupart des moyens de production de l’électricité sont liés au charbon et au gaz naturel et cela le restera, jusqu’à épuisement des stocks, parce que l’électricité est difficile à stocker, et peu importe combien de panneaux solaires et de parcs éoliens sont installés, quelque chose sera nécessaire pour alimenter le réseau électrique les jours sans vent si le ciel est couvert [Même s’il existe des techniques de STEP, NdT].
Non, cette poussée pour les voitures électriques est motivée par un autre type de technologie, la technologie politique. Vous voyez, l’âge du pétrole tire à sa fin. L’année dernière, les compagnies pétrolières n’ont découvert qu’un seul baril de pétrole pour 10 barils qu’elles produisaient; au tournant du siècle, on était proche de 1 pour 4. Dans le même temps, la plupart du pétrole facile à obtenir a déjà été produit, et maintenant il faut l’équivalent énergétique d’un baril pour produire quelque chose comme 10 barils, alors qu’à l’aube de l’ère du pétrole, le rapport était plus proche de 1 à 100. Un niveau aussi faible de production d’énergie nette se révèle insuffisant pour maintenir une civilisation industrielle, et par conséquent, la croissance économique a largement calé. Et bien que des investissements importants dans la production de pétrole aient réussi à maintenir le flux de grands volumes de pétrole, pour l’instant, cela se révèle inefficace d’y investir de l’argent, avec de nombreuses entreprises de l’énergie, autrefois si profitables, désormais incapables de payer les intérêts sur leur dette. Et même si les injections constantes d’argent gratuit protègent actuellement les économies développées de la faillite totale, il est clair depuis un certain temps que chaque dollar supplémentaire de dette produit beaucoup moins que la valeur d’un dollar de croissance économique. Cultiver la dette dans une économie en croissance peut être très agréable; mais si l’économie ne croît plus aussi vite, c’est fatal.
Comme l’âge du pétrole s’étiole, le transport personnel, sous la forme automobile, est appelé à devenir une fois de plus un jouet pour les très riches. Et si on parle des voitures électriques, c’est déjà le cas! Et je ne veux pas parler de Tesla: la véhicule électrique la plus couramment utilisé dans le monde entier est la voiturette de golf. Et qui utilise des voiturettes de golf? Les membres des clubs de golf; les clients des hôtels de luxe; les résidents de communautés fermées; les employés de campus d’entreprise et universitaires… Et qu’est-ce que tous ces gens ont en commun? Ils sont tous les membres de l’élite salariée; ils ne sont certainement pas les membres de la classe salariée. Pour eux, la voiture électrique offre un moyen de préserver un semblant de statu quo pour eux-mêmes tout en se mettant à part (dans leur esprit) de l’ensemble de la racaille brûlant de l’essence. Laissons les masses des États arriérés du centre des USA, avec leurs camions plein de racks d’armes à feu, brûler ce qui reste d’essence en les droguant aux opiacés synthétiques, tandis que les élites et les individus à la valeur nette plus élevée, installés dans les campus et les communautés fermées, vont créer un avenir différent pour eux-mêmes, rempli d’éoliennes, de panneaux solaires et de voitures électriques (jusqu’à ce qu’ils se fassent tous tirer dessus par tous ceux qu’ils auront privés de leurs droits).
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone
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