Ouganda : un cas d’école de l’ingérence américaine en Afrique


Par Tony Cartalucci – Le 23 septembre 2018 – Source journal-neo.org

Alors que la Chine construit des routes, des chemins de fer, des oléoducs, des aéroports, des ports et des usines à travers le continent africain, les États-Unis se contentent de vendre des armes et d’attiser les conflits inter et intra-africains, pour perturber la montée d’un continent indépendant de l’hégémonie occidentale.

La subversion politique constitue une bonne technique pour semer le conflit. En Ouganda, les USA apportent leur soutien à un dirigeant de l’opposition qui ne cache – même pas de manière superficielle – ni son allégeance ni sa dépendance à Washington.

Élaboration d’un agitateur : la « montée politique » de Bobi Wine

L’occident voit se dérouler tout un cirque médiatique autour de Robert Kyagulanyi Ssentamu, pop star ougandaise reconvertie à la politique – plus connu sous son nom de scène « Bobi Wine ». Il est présenté dans les médias occidentaux comme un dirigeant d’opposition essayant de renverser l’ancien homme fort ougandais, le président Yoweri Museveni.

Mais en contraste de ce tableau de « dirigeant d’opposition » ougandais monté par les médias de l’Ouest, l’ingérence occidentale dans les affaires politiques africaines est ici évidente – tellement évidente que c’en est inédit.

Wine n’est entré en politique qu’en 2017. Début 2018, il avait déjà fait un déplacement aux États-Unis pour s’inscrire au cours « Diriger au XXIe siècle » de la Harvard Kennedy School, cours décrit sur le site web de l’école comme suit :

Le programme de formation pour dirigeants, Diriger au XXIe siècle : Chaos, Conflits et Courage, explore en profondeur les raisons pour lesquelles nous dirigeons ainsi. Ce programme propose un cursus stimulant et exigeant qui vous invitera à apprendre à exercer des fonctions de dirigeant avec plus de courage, de compétences et d’efficacité.

Une fois Bobi Wine rentré en Ouganda, ses supporters ont violemment attaqué le cortège du président Museveni, suite à quoi l’ex-chanteur a été arrêté et accusé de haute trahison.

Dans un article d’août 2018, « Ouganda : Bobi Wine, la pop star, accusé de trahison », la BBC affirmait :

Les autorités déclarent que ce sont les députés de l’opposition qui ont poussé leurs supporters à attaquer le cortège présidentiel par des jets de pierres. Le chauffeur de Bobi Wine a par la suite été tué par arme à feu.

Et comme à chaque fois dans le cas des agitateurs sponsorisés par l’occident, la BBC relayait les protestations des gouvernements occidentaux, considérant les mises en accusations comme « politiquement motivées » :

Les accusations [envers Bobi Wine] sont largement considérées comme répondant à des buts politiques, et comme visant à faire taire un fervent critique du président. Les USA ont dénoncé le « traitement brutal » subi par les parlementaires, les journalistes et par d’autres, de la part des services de sécurité.

L’Ouganda sur la carte de l’Afrique. Source : wikipedia.org

En septembre, Wine s’envolait de nouveau vers les USA, paraît-il pour y subir des « traitements » pour ses « blessures », mais le plus fort de son temps a été consacré à converser avec le département d’État américain, des lobbyistes de la capitale, à écrire des articles pour le Washington Post, et à se pavaner du soutien américain visible derrière lui.

Dans un article d’opinion paru dans le Washington Post, Wine écrivait (passages mis en exergue par l’auteur de l’article) :

« Quand on laisse les gens s’exprimer, manifester, s’organiser ; quand les législatures sont bornées dans le temps et que les élections sont transparentes ; quand la presse est libre et que les dirigeants sont tenus pour responsables [de leurs politiques], on ne voit pas de Musevenis. C’est pour cela que nous voyons monter la censure – qui va jusqu’à empêcher la diffusion de Voice of America, et d’autres tentatives grossières de garder les ougandais dans l’obscurité. »

Voice of America est – bien entendu – un média financé et dirigé par le département d’État américain, représentant les intérêts spécifiques des USA. Et Wine indique que les ougandais, sans les narrations établies et distillées par le département d’État américain, seraient laissés « dans l’obscurité ». Quelle que soit l’assiduité générale à qualifier ce personnage de dirigeant de l’opposition démocratique, il reste certain que tout mouvement d’opposition sorti de « l’obscurité » par les intérêts d’une puissance étrangère s’avère totalement non-démocratique.

On trouve d’autres sources médias assurant la promotion de Wine, comme The Nation Media Group, dont la majorité du capital est détenue par le Fond pour le Développement Économique Aga Khan, et ouvertement partenaire de fondations occidentales, telle la Fondation Bill et Melinda Gates et l’International Press Institute.

On retrouve le même schéma que dans tout autre pays au monde sur lequel les USA veulent exercer une influence : les USA n’investissent pas dans des partenariats authentiques avec l’Ouganda, qu’ils soient économiques, politiques ou même militaires : au lieu de cela, ils se contentent de coopter ou de prendre la main sur les institutions du pays, y compris ses médias.

À son retour en Ouganda, Bobi Wine a été de nouveau rapidement arrêté – sous accusations de trahison, qui apparaissent un peu faibles si l’on considère la conspiration ouverte de Wine, soutenue par l’intégralité de l’appareil de changement de régime de Washington.

Les USA « n’ont pas le droit d’ignorer » l’Afrique…

L’avocat de Wine est le lobbyiste bien connu Robert Amsterdam, qui a également œuvré pour la défense de divers agitateurs sponsorisés par les USA, de Thaksin Shinawatra, le milliardaire Thaï, en fuite, et assassin de masse, jusqu’au Russe Mikhail Khodorkovsky.

Lors de la conférence de presse tenue par l’avocat, Robert Amsterdam, à Washington, il a complètement admis rechercher un soutien plus important de la part du gouvernement des USA pour son client, Bobi Wine :

« Nous allons rencontrer des membres du congrès, des membres de divers département, département d’État y compris, et nous leur donnerons les détails de ce qui s’est passé en Ouganda, la brutalité, l’activité vraiment criminelle et les violations des droits de l’homme qui s’y déroulent chaque jour. »

Paradoxalement, dans une tentative de dénoncer le gouvernement ougandais comme de mèche avec Washington, il disait également :

« Et nous voulons que le contribuable américain sache qu’il finance tout ceci. Les ressources militaires que nous livrons à l’Ouganda sont utilisées dans une guerre de terreur contre les citoyens ougandais. »

Pourtant, l’immense majorité des armes livrées à l’Ouganda le sont par la Russie ou la Chine, pas par les USA. Amsterdam ne décrit jamais quels « équipements » sont utilisés par l’Ouganda pour « torturer » sa population. La raison la plus probable d’avoir omis ces détails, pourtant essentiels, c’est que les déclarations de Robert Amsterdam sont montées de toutes pièces.

Les USA, comme leurs partenaires européens, présentent un historique long d’ingérence dans les affaires intérieures africaines, en particulier en Ouganda. Le discours d’Amsterdam donne d’autres indices sur les raisons de l’ingérence voulue par les USA dans les affaires intérieures ougandaises. Voici ce qu’il déclare (passages mis en exergue par l’auteur de l’article) :

« Il ne s’agit pas d’un incident isolé. L’Ouganda a un historique bien rempli et toujours actuel de violence politique, dans l’indifférence de l’Occident. Nous ne pouvons plus fermer les yeux. Nous n’avons plus le droit d’ignorer l’Afrique. Au cours des dernières semaines, merci mon Dieu, la chancelière allemande a fait un voyage à travers l’Afrique. Les chinois ont invité à Pékin les dirigeants de toute l’Afrique.

Il est temps que la voix de l’Amérique se fasse entendre, et se fasse entendre puissamment… »

Le progrès de la Chine en Afrique sur la dernière décennie a provoqué une réaction américaine. Au lieu de créer des programmes concurrents de construction d’infrastructure et d’aide au développement, Washington a préféré renverser la table de jeu, aux dépends de l’Afrique comme de la Chine.

Qu’Amsterdam prescrive de contraindre l’Ouganda politiquement, sur un modèle de sanctions désormais bien connu, y compris celles conçues spécifiquement pour la Russie, puis prodiguées libéralement au travers du monde contre les obstacles géopolitiques des USA, ne constitue évidemment pas une coïncidence.

Amsterdam a également cité nommément la loi Magnistki, pour exiger que les USA suspendent immédiatement des subventions militaires nébuleuses, qu’elle n’a pas explicitées ni même quantifiées.

Évidemment, quand on voit Wine reçu à Washington DC, et son avocat admettre ouvertement qu’ils vont tous les deux se concerter avec des membres du congrès des USA et le département d’État américain, et que Wine se voit ouvertes les colonnes du Washington Post pour un article d’opinion, des accusations évidentes de collusion de Wine avec des intérêts étrangers ont d’ores et déjà commencé à se répandre en Ouganda et ailleurs.

Voici ce que son avocat, Robert Amsterdam, a trouvé à y répondre :

« Maintenant il y a nombre de gens qui disent, eh bien, comme il a un avocat international, il y a quelque part l’implication d’un agent étranger. Il n’y a d’implication d’aucun agent étranger. Mais il y a quelque chose qui doit être acté. C’est que le régime de Museveni est lui-même un agent étranger de l’appareil militaire américain, au vu de ses activités au Soudan et en Somalie. Et donc, c’est Washington qui contrôle en fin de compte ce qui se passe en Ouganda aujourd’hui. »

Pour vrai qu’il soit que le gouvernement de l’Ouganda a cédé aux exigences des USA quant aux ambitions de ce dernier pays sur le Soudan et la Somalie, il apparaît clairement que des pressions plus élevées encore sont exercées sur le gouvernement ougandais par les USA, par l’usage de marionnettes d’opposition comme Bobi Wine.

Accuser le président Museveni d’être un agent à la solde des États-Unis alors que Bobi Wine s’épand littéralement dans Washington DC et reconnaît ouvertement se concerter avec le congrès des USA et le département d’État – on a rarement vu projection politique plus transparente et plus hypocrite.

Et comme pour dissiper toute doute qui pourrait rester sur la nature interconnectée du travail d’Amsterdam, non seulement pour le compte de son client Bobi Wine, mais également des intérêts spécifiques de Washington et de Wall Street, dont ils sont tous les deux des employés, il fait le lien entre le président ougandais Museveni et le président russe Vladimir Poutine et son lot d’histoires sans fondement épandues par l’Occident pour vilipender Moscou, en ajoutant :

« Le régime de Museveni emprunte une page au livre de M. Poutine. Ils vous torturent, ils vous empoisonnent. Ils empoisonnent des gens en Angleterre et ils crient ensuite à la désinformation. »

L’histoire de l’Ouganda, colonie britannique, ayant gagné une indépendance ténue, puis disputée de ci de là par les grandes puissances au moment de la guerre froide, jusqu’à ce jour, a sans aucun doute laissé le pays dans un état de gouvernement laissant beaucoup à désirer. Mais il reste que la gouvernance de l’Ouganda relève des affaires exclusives du peuple ougandais.

Après avoir vu Bobi Wine s’enfuir de son pays pour demander l’aide de soutiens étrangers, bien connus par ailleurs pour leur multitude de guerres, de tortures, d’exploitation – y compris la destruction de tant de pays africains – leur pratique de l’ingérence et de la subversion, et ce dans le monde entier, là réside la preuve qui doit être présentée au peuple d’Ouganda – quoi qu’il puisse penser du président Museveni – Bobi Wine est pire.

Wine est pire parce que politiquement plus faible, et parce qu’avant même le démarrage de sa carrière politique, il s’est trouvé entièrement dépendant de Washington – l’héritier de l’occupant britannique initial de l’Ouganda. Le chemin de l’Ouganda vers le futur – comme celui de toute nation – est truffé d’impasses, dont peu sont plus évidentes que « Bobi Wine ».

Pour le continent africain tout entier, les dangers de l’ingérence américaine, et les tentatives occidentales d’en reprendre le contrôle par mandataires interposés, et par subversion politique et institutionnelle, restent omniprésent. Comprendre les méthodes employées par l’occident pour accomplir cette colonisation des temps modernes constitue la première étape pour s’en libérer.

Tony Cartalucci, chercheur et écrivain en géopolitique établi à Bangkok, en exclusivité pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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