Par Nicolas Bonnal – Octobre 2018 – Source nicolasbonnal.wordpress.com
Nous sommes mal partis, et nous le savons depuis longtemps maintenant. Poe, Tocqueville, Balzac nous mirent en garde à l’époque romantique puis Nietzsche, Le Bon ou le redoutable australien Pearson au demi-siècle de l’électricité et du colonialisme. Le problème c’est que nous pouvons encore être mal partis pendant encore longtemps !
Longtemps donc avant les plus lucides de nos « mécontemporains », comme dit Alain Finkielkraut, la « collapsologie » (citons en vrac nos amis Kunstler, Klein, Orlov) intéresse de grands et controversés esprits comme Oswald Spengler. Dans son dernier chapitre de l’homme et la technique (ici retraduit de l’anglais), le célèbre auteur du Déclin de l’Occident (si le contenu du livre est oublié, déjà déconstruit en son temps par Thomas Mann, le titre est demeuré magique) observe notre lent déclin.
Il attaque au dernier chapitre de son bref et très brillant essai :
Chaque haute culture est une tragédie. L’histoire de l’humanité dans son ensemble est tragique. Mais le sacrilège et la catastrophe du Faustien sont plus grands que tous les autres, plus grands que tout ce qu’Eschyle ou Shakespeare n’ont jamais imaginé. La créature se soulève contre son créateur.
Spengler évoque la puissance de l’Europe « nordique » et son origine… charbonnière :
Leur pouvoir politique dépend de leur richesse et celle-ci consiste en leur force industrielle. Mais cela est lié à l’existence du charbon. Les peuples germaniques, en particulier, sont protégés par ce qui est presque un monopole de des charbonnages connus, ce qui les a conduits à une multiplication de leurs populations sans égale dans l’histoire.
Ce règne de la quantité (Spengler est contemporain de Guénon) crée le monde inégal de l’économie aux temps de la mondialisation (qui fête ses trois siècles et non ses trois décennies, lisez Voltaire) :
Les pays industriellement pauvres sont pauvres en tous points ; ils ne peuvent donc pas soutenir une armée ou faire la guerre ; ils sont donc politiquement impuissants ; et, par conséquent, leurs ouvriers, qu’ils soient dirigeants ou dirigés, sont des pions dans la politique économique de leurs adversaires.
Spengler souligne la grande altération physique, et même climatique du monde dit moderne :
L’image de la terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, a changé. En quelques décennies, la plupart des grandes forêts sont parties pour être transformées en journaux d’actualité, ce qui a entraîné les changements climatiques qui menacent l’économie foncière de populations entières. D’innombrables espèces animales ont été éteintes, ou presque, comme le bison ; Des races entières de l’humanité ont presque atteint le point de disparition, comme les Indiens d’Amérique du Nord et les Australiens.
Le golem de Prague ou la machine de Bernanos remplace le monde ancien :
Toutes les choses organiques meurent sous l’emprise de l’organisation. Un monde artificiel imprègne et empoisonne le naturel. La civilisation elle-même est devenue une machine qui fait ou tente de tout faire de manière mécanique. Nous pensons seulement en chevaux maintenant ; nous ne pouvons pas regarder une cascade sans la transformer mentalement en énergie électrique ; nous ne pouvons pas arpenter une campagne pleine de bétail en pâturage sans penser à son exploitation comme source d’approvisionnement en viande ; nous ne pouvons pas regarder la belle vieille main d’un peuple primitif intact sans vouloir le remplacer par un processus technique moderne.
Puis Spengler annonce le grand mécontentement des années soixante, soixante-dix, la montée de l’écologie, des spiritualités emballées sous vide (Debord) et le scepticisme du progrès :
La machine, par sa multiplication et son raffinement, va finalement à l’encontre de son objectif. Dans les grandes villes, l’automobile a, par son nombre, détruit sa propre valeur, et on marche plus vite à pied. En Argentine, à Java et ailleurs, la simple charrue à cheval du petit cultivateur s’est révélée économiquement supérieure au gros outil à moteur et chasse ce dernier. Déjà dans de nombreuses régions tropicales, l’homme noir ou brun avec ses méthodes de travail primitives est un concurrent dangereux à la technique moderne de plantation du blanc. Et le travailleur blanc de la vieille Europe et de l’Amérique du Nord commence à s’inquiéter de son travail.
On a parlé de l’écologie. Spengler écrit sur cette fatigue (plus que crise) du monde moderne :
La pensée faustienne commence à en avoir assez des machines. Une lassitude se répand, une sorte de pacifisme de la bataille avec la Nature. Les hommes reviennent à des formes de vie plus simples et plus proches de la nature ; ils passent leur temps dans le sport au lieu d’expérimentations techniques. Les grandes villes leur deviennent odieuses, et ils voudraient bien se soustraire à la pression de faits sans âme et au climat froid et clair d’organisation technique. Et ce sont précisément les talents forts et créatifs qui se détournent des problèmes pratiques et des sciences pour se tourner vers la pure spéculation.
Spengler voit bien le retour à l’orientalisme :
L’occultisme et le spiritualisme, les philosophies hindoues, la curiosité métaphysique à la couleur chrétienne ou païenne, qui étaient tous méprisés à l’époque darwinienne, sont en train de réapparaître. C’est l’esprit de Rome à l’âge d’Auguste. Par satiété, les hommes se réfugient dans les parties les plus primitives de la terre, dans le vagabondage, dans le suicide. Chaque grand entrepreneur a l’occasion de constater une diminution des qualités intellectuelles de ses recrues.
Car Spengler annonce même le déclin du QI comme on dit aujourd’hui :
Le XIXe siècle n’a été possible que parce que le niveau intellectuel ne cessait de s’élever. Mais un état stationnaire, à moins d’une chute réelle, est dangereux et laisse présager une fin…
C’est la mutinerie des mains :
Il commence sous de multiples formes – du sabotage au suicide en passant par la grève – en passant par la mutinerie des Mains contre leur destin, contre la machine, contre la vie organisée, contre tout et n’importe quoi.
Spengler voit aussi que notre déculottée sera longue et n’aura pas de fin heureuse ou digne. La fin de l’histoire c’est la maison de retraite :
Face à ce destin, il n’existe qu’une vision du monde digne de nous, celle qui a déjà été mentionnée comme le choix d’Achille – mieux vaut une vie courte, accalmie des actes et de la gloire, qu’une longue vie sans contenu. Déjà, le danger est si grand, pour chaque individu, chaque classe, chaque peuple, que de chérir toute illusion déplorable. Le temps ne se laisse pas arrêter ; il n’est pas question de retraite prudente ni de sage renonciation. Seuls les rêveurs croient qu’il existe une issue.
Spengler voit aussi le problème « racial » se profiler. Le sous-homme blanc n’aura pas le courage de continuer (et on est bien placé avec May, Merkel ou Macron pour voir qu’il se donne les chefs qu’il mérite) et il se fera remplacer :
Le troisième et le plus grave symptôme de l’effondrement qui commence est cependant ce que je pourrais appeler une trahison envers la technique.
L’humanisme ou l’humanitarisme blanc fait déjà école (derrière sa puissance industrielle ou militaire Nietzsche comme Goethe voyaient notre affaiblissement) :
Au lieu de garder strictement les connaissances techniques qui constituaient leur plus grand atout, les peuples « blancs » l’offrent avec complaisance au monde entier, dans chaque Hochschule, verbalement et sur papier, et l’hommage étonné des Indiens et des Japonais les ravissait.
Tout cela va avec la mondialisation et le commerce bien sûr :
La fameuse « diffusion de l’industrie » s’est installée, motivée par l’idée de réaliser des profits plus importants en amenant la production sur le marché. Ainsi, au lieu d’exporter exclusivement des produits finis, ils ont commencé à exporter des secrets, des processus, des méthodes, des ingénieurs et des organisateurs. Même les inventeurs émigrent, car le socialisme, qui pourrait, s’il le voulait, les exploiter dans son équipe, les expulse à la place. Et si récemment, les « indigènes » ont pénétré dans nos secrets, les ont compris et les ont pleinement utilisés.
Résultat, la bataille de Tsushima en 1905 :
En trente ans, les Japonais sont devenus des techniciens de premier rang et, dans leur guerre contre la Russie, ils ont révélé une supériorité technique à partir de laquelle leurs professeurs ont pu tirer de nombreuses leçons.
C’est la vengeance des « races de couleur ». A l’époque de Spengler écrivent aussi les penseurs pessimistes américains Madison Grant et Lothrop Stoddard (parodiés dans Gatsby le magnifique) :
Le monde exploité commence à se venger de ses seigneurs. Les innombrables mains des races de couleur – au moins aussi intelligentes et beaucoup moins exigeantes – briseront l’organisation économique des Blancs à sa base. Le luxe habituel de l’ouvrier blanc, en comparaison avec le coolie, sera son destin. Le travail du blanc devient lui-même indésirable. Les énormes masses d’hommes concentrés dans les bassins miniers du Nord, les grands travaux industriels, les capitaux investis dans ces régions, des villes et des quartiers entiers, sont confrontés à la probabilité de tomber dans la compétition.
Détroit, Cleveland, Lorraine : Spengler voit alors la fin de notre civilisation « faustienne ». A la même époque (1931 donc), André Siegfried recense le déclin de la civilisation industrielle de la Grande-Bretagne :
Cette technique de la machine se terminera avec la civilisation faustienne et un jour restera en fragments, oubliés – nos chemins de fer et bateaux à vapeur aussi morts que les routes romaines et le mur de Chine, nos villes géantes et nos gratte-ciels en ruines comme le vieux Memphis et Babylone. L’histoire de cette technique touche à sa fin inévitable. Elle sera mangée de l’intérieur, comme les grandes formes de toute culture. Quand et de quelle manière, nous ne le savons pas.
Spengler ignore la civilisation post-industrielle et surtout la civilisation de la dette immonde – et perpétuellement augmentée (New deal, guerres, dépenses de beurre et de canons…). Le catastrophisme ignore en effet la dimension vraie de notre catastrophe, dimension qui est de durer. Plus notre société touche le fond, plus elle creuse !
Il termine brillamment avec ce style snob et envolé que lui reprochait Thomas Mann :
L’optimisme est la lâcheté. Nous sommes nés à cette époque et devons courageusement suivre le chemin qui nous mène à la fin prévue. Il n’y a pas d’autre moyen. Notre devoir est de garder la position perdue, sans espoir, sans secours, comme ce soldat romain dont les ossements ont été retrouvés devant une porte à Pompéi, qui, lors de l’éruption du Vésuve, est décédé à son poste, faute d’avoir été relevé. C’est la grandeur. C’est ce que signifie être un pur-sang. Une fin honorable est la seule chose qui ne peut pas être prise à un homme.
On se demande toutefois quelle fin honorable nous attend…
Sources
Oswald Spengler, l’homme et la technique (cinquième partie)
Ping : Nicolas Bonnal et Lee Harvey Oswald… Spengler c’est ici aussi ! – nicolasbonnal.com
Ping : Nicolas Bonnal ? Le macho pêchu est lu en Italie aussi… – nicolasbonnal.com