Noël au pays des « deplorables »


Par James Howard Kunstler – Le 23 décembre 2019 – Source kunstler.com


L’an dernier, un gars du coin a commencé à rénover un restaurant de la rue principale qui était fermé depuis au moins quinze ans. Il avait pris sa retraite de l’armée et créé une entreprise qui a fait fortune en déminant des terres lointaines où les plans de construction de la nation américaine ont mal tourné. N’était-ce pas une opportunité d’affaire bien juteuse ! Il est d’ici, aime le village et a épousé son amour de lycée – et aimerait que l’endroit revienne à la vie.


Il s’est associé avec un autre gars qui a l’intention d’ouvrir un bistro avec un bar, un foyer et soi-disant une distillerie-boutique à l’arrière. Cela donnerait à certaines personnes en ville une raison de quitter la maison à 5 heures de l’après-midi, quand le travail de la journée est terminé – des gens comme moi qui travaillent seuls toute la journée. Cela pourrait aussi donner aux citoyens de cette communauté un endroit confortable pour parler entre eux de leur vie et de l’endroit où nous vivons tous, et de ce que nous pourrions faire à propos des choses ici. C’est ce qu’on appelle la politique locale.

Pour l’instant, je m’abstiendrai de porter des jugements sur l’aspect extérieur du bistro. Tirez vos propres conclusions à partir de la photo. Je n’ai pas vu l’intérieur et il y a du papier de boucherie collé sur les fenêtres pendant qu’ils finissent à l’intérieur. On dirait qu’ils vont ouvrir au début de la nouvelle année. Il n’y a pas eu de lieu de rassemblement public confortable dans la rue principale depuis longtemps. Il y a une « salle de dégustation » dans une petite brasserie locale en bas de la rue, mais elle n’est guère plus grande que quelques placards à balais et la New York Liquor Authority a un règlement inepte qui interdit littéralement les places assises confortables dans un tel établissement. Seulement des tabourets. Et seulement quelques uns. Quel genre de culture faut-il être pour se faire ça à soi-même ?

La nôtre, apparemment. Au fond, la maladie qui sévit au cœur de notre nation ces jours-ci est le résultat d’innombrables mauvais choix, petits et grands, que nous avons faits collectivement au cours des décennies, y compris ceux faits par nos élus. La bonne nouvelle, c’est que nous pourrions finalement aller dans la direction opposée et commencer à faire de meilleurs choix. Aussi déficient et peu appétissant que soit M. Trump, et aussi peu orthodoxe que soit son comportement, c’est cette équation qui a incité suffisamment de gens à voter pour lui. Les efforts acharnés pour le contrarier, le mettre hors d’état de nuire et s’en débarrasser par tous les moyens nécessaires – y compris les tactiques policières, les inquisitions de mauvaise foi et la sédition pure et simple – ont empêché la nation dans son ensemble d’envisager un nouveau consensus réaliste pour faire de meilleurs choix. En fait, elle a obtenu exactement le contraire : une quasi-guerre civile, version 2.0.

Tout le peuple américain, y compris les « deplorables », est responsable de la triste situation dans laquelle nous nous trouvons : cet échec à rétablir une culture commune de valeurs à laquelle la plupart des gens peuvent souscrire et à l’utiliser pour reconstruire nos villes en des lieux qui méritent qu’on s’en préoccupe. La rue principale, telle qu’elle est devenue, est la manifestation physique de cet échec. Les commerces qui occupaient autrefois les devantures des magasins ont disparu, sauf les magasins d’occasion. Personne en 1952 n’aurait cru que cela puisse arriver. Et pourtant, voilà : la désolation est totale et déchirante. Même la scène « cauchemardesque » de George Bailey dans « It’s a Wonderful Life«  dépeint Pottersville comme un endroit très animé, uniquement programmé pour des méchancetés à l’ancienne : les bouges à gin et les prostituées. Regardez le film et voyez par vous-même. Pottersville est bien plus attrayante que 99 % des petites villes américaines d’aujourd’hui, mortes comme elles le sont.

La dynamique qui a mené à cela n’est pas difficile à comprendre. La concentration du commerce de détail dans quelques gigantesques entreprises était une escroquerie dans laquelle le public s’est laissé prendre au piège. Enthousiasmés comme des petits enfants par l’éblouissement et le gigantisme des grandes boîtes, et le stationnement gratuit, nous nous sommes laissés abuser. L’excuse était de « faire de bonnes affaires », ce qui a signifié en fait que nous avons envoyé les usines dans des pays lointains et éliminé nos emplois, et tout le sens et le but de nos vies – et les trucs bon marché d’Asie sont notre lot de consolation. Profitez-en …

Les « os » du village sont toujours debout mais la structure organique d’une communauté a disparu : emplois rémunérés, rôles sociaux dans la vie du lieu, confiance en l’avenir. Pendant un siècle à partir de 1850, il y a eu au moins cinq usines en ville. Elles fabriquaient des textiles et, plus tard, des produits en papier et, finalement, du papier hygiénique, ironiquement. Oui, c’est vrai. Ils fabriquaient aussi beaucoup de charrues en acier qui ont permis de coloniser le Midwest, des chemises en coton et d’autres choses. Les gens ont travaillé dur pour gagner leur vie, mais c’était un assez bon argent, selon les normes mondiales, pendant la plupart de ces années. Cela leur permettait de bien manger, de dormir dans une maison chaude et d’élever des enfants, ce qui est un bon début dans toute société. Le village était riche en niches économiques et sociales, et oui, il était hiérarchisé, mais les gens avaient tendance à trouver la niche qui correspondait à leurs capacités et à leurs aspirations – et, croyez-le ou non, il vaut mieux avoir une place dans la société que de ne pas en avoir du tout, ce qui est la triste situation de tant de gens aujourd’hui. Le problème des sans-abri en Amérique est bien plus grave que celui des alcooliques et des toxicomanes qui vivent sur les trottoirs des grandes villes.

J’ai écrit une tonne de choses sur le mauvais choix de l’urbanisation des banlieues des États-Unis et tous ses effets secondaires, et pourtant c’est un sujet si riche qu’on peut difficilement l’épuiser. Elle a produit une maladie entropique de dépérissement dans notre pays, dont les symptômes sont si complexes que tous les économistes et sociologues certifiés de l’Ivy League, et des usines à diplômes des élites, peuvent à peine diagnostiquer la maladie, ou mesurer la douleur qu’elle a causée. L’absence totale et abjecte d’art dans les lieux que nous avons construits depuis 1945 n’est pas étrangère à cette situation.

Notre rue principale en fait l’éloge avec audace. Le bureau de poste de 1960 ressemble à une cantine soviétique – ou, plus précisément, à la boîte qui l’héberge. À quoi pensaient-ils ? Le magasin de vidéo ressemble à un magasin de pots d’échappement. Le gracieux hôtel de quatre étages qui se trouvait exactement au centre de la ville, et qui a brûlé en 1957, a été remplacé par un drive-in bancaire d’un étage. Les refontes de façade des années 1970 et 1980 présentent un éventail ahurissant de mauvais choix de revêtements, de couleurs, de proportions et d’embellissements. C’est comme si tout le monde de l’esthétique était mort dans les canebrakes des îles Salomon en 1944, et qu’après cela, personne ne s’était rendu compte que quelque chose avait disparu en Amérique. C’est particulièrement consternant quand on voit les efforts que les générations précédentes ont faits pour insuffler un peu de beauté aux choses qu’elles ont construites, avec quelques exemples encore debout pour que tout le monde s’émerveille et se réjouisse.

Les dommages causés peuvent être réparés. C’est vraiment une question de savoir ce qu’il faudrait faire et c’est une grande question parce qu’il faudra presque certainement un choc pour le système. Ce choc pourrait survenir dès les deux prochaines semaines – comme l’ont prédit de nombreux observateurs – sous la forme d’une dislocation financière brutale. L’action mystérieuse qui se déroule actuellement sur les marchés REPO suggère qu’une sorte de trou noir s’est ouvert dans le cosmos bancaire et aspire littéralement des centaines de milliards de dollars dans un univers alternatif. Je suppose qu’on va devoir faire avec. L’orgie du pétrole de schiste atteint probablement son apogée, et les conséquences seront assez dures, mais cela pourrait prendre encore quelques années. Le pied faible du tabouret ces jours-ci semble être notre politique, dont j’expose régulièrement les dangereuses difformités dans ce blog – certains lecteurs refusent d’en entendre parler, bien sûr, pour des raisons que je dois considérer comme faibles et spécieuses. Très probablement, les chocs viendront par une combinaisons de la banque, de ce qui reste de l’économie réelle, et des politiques mortelles de « piraterie ».

Vous pouvez voir ici les humbles débuts du changement, ou du moins la fin de certaines des pratiques et de certains des comportements que j’ai décrits plus haut. Le K-Mart a fermé ses portes en mars dernier. Il a laissé la ville sans magasin de marchandises générales – à part le Dollar Store, qui vend des articles tombés d’un camion quelque part en Chine. Mais les chaînes de magasins devront fermer si nous voulons un jour reconstruire les réseaux de commerce local et régional et redonner vie à la rue principale. Et vous devez savoir que les chaînes de magasins sont en train de disparaître par milliers dans tout le pays, ce qu’on appelle l’apocalypse du commerce de détail. Ces choses doivent mourir pour qu’un nouvel écosystème économique émerge, et il semble que le processus soit en cours. J’espère que les fast-foods seront les prochains. Au moins, on a un nouveau bistro indépendant en ville.

Le paysage ici est composé de douces collines et de petites vallées qui précèdent les Green Mountains du Vermont, à dix milles en aval. En dehors de sa beauté stupéfiante, ce n’est pas non plus une mauvaise terre agricole, et la topographie accidentée se prête à l’agriculture à petite échelle, ce qui est une bonne chose car c’est la tendance à venir. Je maintiens que l’agriculture deviendra finalement le centre de la prochaine économie ici car la vie aux États-Unis est obligée de se réduire et de se relocaliser. Nous pourrions aussi faire quelques petites choses, parce qu’une rivière traverse la ville avec de nombreux sites hydroélectriques – des chutes d’eau où se trouvaient autrefois de petites usines – et cette rivière mène au puissant Hudson à quatre milles en aval. L’Hudson peut vous faire faire le tour du monde ou vous faire pénétrer profondément à l’intérieur de l’Amérique du Nord par les canaux Érié et Champlain qui s’écoulent de l’Hudson.

Pour l’instant, le pays fait face à cet ensemble de convulsions que j’appelle la longue urgence, avec la politique au centre de l’attention en ce moment. Les habitants, dont je fais partie, ont accroché les lumières colorées et disposé les effigies du Père Noël et de ses rennes. J’aime Noël, ses ornements, sa musique et le sentiment que nous sommes obligés d’apporter un peu d’enchantement dans nos vies quand les jours sont les plus courts et les plus sombres. Je doute que nous puissions rendre l’Amérique grande à nouveau au sens où l’entend Trump, mais nous pouvons réanimer la vie de notre nation, et y réenchanter nos actions quotidiennes, et apprendre à nous soucier à nouveau de certaines choses.

Lundi prochain, j’établirai mon habituelle Prévision 2020, vaine et étoilée, avec l’article habituel entre les deux vendredi. Joyeux Noël, chers lecteurs ! Et merci d’être là !

Too much magic : L'Amérique désenchantéeJames Howard Kunstler

Pour lui, les choses sont claires, le monde actuel se termine et un nouveau arrive. Il ne dépend que de nous de le construire ou de le subir mais il faut d’abord faire notre deuil de ces pensées magiques qui font monter les statistiques jusqu’au ciel.

Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone

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