Par Moon of Alabama – Le 9 décembre 2022
Helmholtz Smith, Andrew Korybko et Andrei Martyanov ont émis quelques réflexions à propos d’une récente interview que l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel a accordée à l’hebdomadaire allemand Die Zeit.
Smith estime que cette interview montre que l' »Occident » n’est pas digne de confiance. Korybko pense que cette interview va prolonger le conflit en Ukraine. Martyanov dit que Merkel est stupide. Elle ne l’est pourtant pas.
Dans l’interview, Merkel semble affirmer que les accords de Minsk entre le gouvernement ukrainien et la région du Donbass, qu’elle a négociés et cosignés en tant que garante, n’ont jamais été censés être respectés. Il s’agissait uniquement de gagner du temps pour renforcer l’armée ukrainienne.
Je pense toutefois qu’une telle interprétation est erronée. Mme Merkel fait l’objet de critiques très sévères non seulement aux États-Unis, mais aussi dans son propre parti conservateur. Elle cherche maintenant à justifier ses décisions précédentes ainsi que les mauvais résultats actuels en Ukraine. Mon intuition me dit qu’elle invente des choses. Malheureusement, elle crée aussi de sérieux dégâts.
Le passage pertinent de l’interview est plus long que le seul paragraphe cité par Helmholtz Smith et d’autres. Le contexte est important. En voici ma traduction :
ZEIT : Vous demandez-vous si les années de calme relatif étaient aussi des années d’omissions et si vous n’étiez pas seulement une gestionnaire de crise, mais aussi en partie la cause de ces crises ?
Merkel : Je ne serais pas une personne politique si je ne m’occupais pas de cela. […] Regardons ma politique envers la Russie et l’Ukraine. J’en arrive à la conclusion que j’ai pris les décisions que j’ai prises à l’époque d’une manière que je peux comprendre aujourd’hui. Il s’agissait d’une tentative d’empêcher une telle guerre. Le fait que cela n’ait pas réussi ne signifie pas que les tentatives étaient mauvaises.
Je pense que ce qui précède est authentique. Les accords de Minsk étaient une tentative sérieuse de prévenir la guerre en réintégrant le Donbass dans une Ukraine fédéralisée.
Toutefois, le président ukrainien Porochenko n’avait ni la volonté ni le soutien politique nécessaires pour respecter l’accord. Il n’y avait aucune chance que, sous sa direction, une loi de fédéralisation soit adoptée par le parlement ukrainien. De plus, les États-Unis, la seule partie qui aurait pu réellement faire pression sur lui, lui ont dit de ne pas donner suite à l’accord. Mais ensuite est arrivé Zelensky, qui a été élu à une large majorité sur la promesse de respecter Minsk II. Il a même fait des tentatives en ce sens. Mais il s’est vite rendu compte que sa propre vie était en grand danger s’il continuait à essayer. Il y avait aussi la pression des États-Unis qui ne voulaient pas que Minsk soit respecté. Merkel ne peut cependant pas le dire à voix haute. Fin 2019, elle a dû reconnaître que Minsk II était bloqué pour toujours. Ce fut une grave défaite pour elle, mais elle ne pouvait rien y faire.
C’est pourquoi elle avance maintenant, a posteriori, l’excuse de Chamberlain. L’accord de Munich de 1938 signé par Chamberlain a empêché l’Allemagne d’entrer immédiatement en guerre et a donné au Royaume-Uni et à d’autres pays le temps de s’armer. L’accord de Minsk, prétend maintenant Mme Merkel, a permis à l’Ukraine de gagner du temps pour mettre son armée dans de meilleures conditions :
ZEIT : Mais on peut toujours trouver valable la façon dont on a agi dans des circonstances antérieures et aujourd’hui, au vu des résultats, considérer qu’on a eu tort.
Merkel : Mais cela nécessite aussi de dire quelles étaient exactement les alternatives à l’époque. Je pensais que le lancement de l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie discuté en 2008 était une erreur. Les pays ne disposaient pas des conditions préalables nécessaires pour cela, et les conséquences d’une telle décision n’avaient pas été pleinement prises en compte, tant en ce qui concerne les actions de la Russie contre la Géorgie et l’Ukraine que pour l’OTAN et ses règles d’assistance. Et l’accord de Minsk de 2014 était une tentative de donner du temps à l’Ukraine.
(Note de la rédaction de ZEIT : L’accord de Minsk est un ensemble d’accords pour les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, qui, sous l’influence de la Russie, se sont séparées de l’Ukraine. L’objectif était de gagner du temps avec un cessez-le-feu afin de parvenir plus tard à une paix entre la Russie et l’Ukraine).
Elle a bien utilisé ce temps pour se renforcer, comme on peut le voir aujourd’hui. L’Ukraine de 2014/15 n’est pas l’Ukraine d’aujourd’hui. Comme vous l’avez vu lors de la bataille pour Debaltseve (ville ferroviaire du Donbass, Oblast de Donetsk, ndlr) au début de 2015, Poutine aurait pu facilement les envahir à l’époque. Et je doute fort que les pays de l’OTAN aient pu faire autant à l’époque qu’ils le font maintenant pour aider l’Ukraine.
ZEIT : Lors de votre première apparition publique après la fin de votre chancellerie, vous avez dit que vous aviez déjà reconnu en 2007 la manière dont Poutine voyait l’Europe et que le seul langage qu’il comprend est la dureté. Si cette prise de conscience a eu lieu si tôt, pourquoi avez-vous poursuivi une politique énergétique qui nous a rendus si dépendants de la Russie ?
Merkel : Il était clair pour nous tous que le conflit était gelé, que le problème n’était pas résolu, mais cela a donné un temps précieux à l’Ukraine. Bien sûr, on peut maintenant se poser la question : Pourquoi la construction de Nord Stream 2 a-t-elle encore été approuvée dans une telle situation ?
ZEIT : Oui, pourquoi ? D’autant plus que la construction du gazoduc faisait déjà l’objet de très fortes critiques à l’époque, par exemple de la part de la Pologne et des États-Unis.
Merkel : Oui, on pouvait avoir des opinions différentes. De quoi s’agissait-il ? D’une part, l’Ukraine attachait une grande importance à rester un pays de transit pour le gaz russe. Elle voulait que le gaz passe par son territoire et non par la mer Baltique. Aujourd’hui, on agit parfois comme si chaque molécule de gaz russe venait du diable. Ce n’était pas le cas, le gaz était contesté. D’autre part, ce n’est pas le gouvernement fédéral qui a demandé l’approbation de Nord Stream 2, ce sont les entreprises qui le demandaient. Finalement, pour le gouvernement fédéral et pour moi, il s’agissait de décider si nous allions faire une nouvelle loi comme acte politique pour refuser expressément l’approbation de Nord Stream 2.
ZEIT : Qu’est-ce qui vous a empêché de le faire ?
Merkel : D’une part, un tel refus en combinaison avec l’accord de Minsk aurait, à mon avis, dangereusement détérioré le climat avec la Russie. D’autre part, la dépendance en matière de politique énergétique est apparue parce qu’il y avait moins de gaz en provenance des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne et des volumes de production limités en Norvège. …
Je pense que Merkel est en train de brouiller les pistes. Son intention initiale avec Minsk II n’était pas de gagner du temps pour armer l’Ukraine. Son intention était d’empêcher une nouvelle guerre et de faire la paix. L’argument selon lequel elle a donné du temps à l’Ukraine pour s’armer n’est avancé que maintenant et uniquement pour sauver son cul dans le climat politique actuel.
La preuve en est ce qu’elle dit également pour le Nord Stream 2, qui a toujours eu son soutien total. Son but était de rendre l’Allemagne indépendante des pipelines qui traversent l’Ukraine et la Pologne. Mais la guerre a éclaté avant que le gazoduc, qui avait été retardé, ne soit prêt. Et toute alternative réaliste à la position actuelle de l’Allemagne a disparu après que les États-Unis l’aient finalement fait exploser. Sa réponse concernant le Nord Stream 2 n’a aucun sens si, au moment même où le Nord Stream 2 était construit, elle avait intentionnellement préparé l’Ukraine à la guerre.
Il y a un autre point qui rend l’argument à posteriori du « temps gagné » invalide. En 2014, la Russie a fait l’objet de sanctions assez sévères et a eu d’énormes problèmes pour reconfigurer ses chaînes d’approvisionnement. Depuis, la Russie a utilisé le temps pour se préparer à des sanctions encore plus sévères et à une guerre. Remarquez à quel point la Russie a peu de problèmes aujourd’hui malgré le déploiement de sanctions vraiment écrasantes. Cela a forcément nécessité une préparation. En 2018, la Russie a révélé un certain nombre d’armes stratégiques de niveau supérieure qui sont maintenant déployées. En 2014, le système de défense aérienne S-400 n’était qu’un prototype. Aujourd’hui, tous les groupes de défense aérienne russes en disposent et le déploient. La Russie a utilisé ce temps pour augmenter ses fournitures de guerre, en particulier les munitions d’artillerie et les missiles.
Si vous pensez que l’argument du « gain de temps » est valable, regardez la situation en Russie et comparez-la à celle de l’Ukraine et du reste de l’Europe. Qui a le mieux utilisé ce temps ? Qui est maintenant dans une meilleure position ?
Le problème avec la fausse et désolante excuse de Merkel est qu’elle crée, comme le souligne Korybko, des dommages réels. Tout le monde, y compris le président russe Poutine, semble ne lire que ce seul paragraphe avec l’argument à posteriori et non le contexte complet. Cela va rendre encore plus difficile une fin de guerre en Ukraine.
Poutine dit aujourd’hui qu’il avait cru au sérieux de Merkel concernant Minsk. Il est maintenant profondément déçu. À qui peut-il parler de paix lorsque tout le monde, de l’autre côté, est incapable de respecter un accord ?
AZ 🛰🌏🌍🌎 @AZgeopolitics – 15:41 UTC – 9 déc. 2022
🇩🇪🇺🇦🇷🇺. Poutine, à propos des propos de Merkel sur la tricherie avec les accords de Minsk : « Pour être honnête, c’est absolument inattendu pour moi. C’est décevant. La confiance est presque tombée à 0. Comment négocier ? Sur quoi ? Et est-il possible de négocier avec eux ? Où sont les garanties ? »
J’espère que Poutine lira quand même l’interview dans son contexte complet et qu’il changera d’avis.
L’intention de Merkel était-elle de saper la confiance ? Je n’en sais rien. Pourquoi le ferait-elle ?
Pour mémoire : Je n’ai pas apprécié la plupart des politiques de Merkel. Je n’ai jamais voté pour elle ni pour aucun des partis qui ont soutenu ses gouvernements. Mais elle n’était pas une mauvaise politicienne et je la respectais. Ce respect a maintenant disparu.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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