Par Nicolas Bonnal − Le 4 octobre 2017 − Source nicolasbonnal.wordpress.com
C’est Nyall Ferguson qui dans son éloge de l’Empire britannique (qui a fait le monde moderne – merci !) nous explique que c’est grâce à la dette que l’Angleterre a vaincu la France au siècle dit des Lumières (c’est grâce aussi aux philosophes, mais passons !). On pouvait toujours s’endetter plus pour faire plus la guerre au Canada ! Rien de nouveau sous le sommeil, et ne croyez pas que le niveau des dettes actuelles les empêcheront de refaire une guerre, contre la Russie ou la planète schtroumpf.
Il faut se replonger dans les vrais historiens pour comprendre notre vorace et endettée époque.
Voici comment Michelet décrivait la chose au moment de la Régence en France…
« L’Angleterre prit force et vigueur, justement parce qu’il n’y eut plus ni balance ni bascule. Un moteur vint, qui emporta tout en ligne droite, dans un mouvement simple et fort. Ce fut le parti de l’argent, le tout jeune parti de la banque, auquel se réunit bien vite la haute propriété ; bref un grand parti riche, qui acheta, gouverna le peuple, ou le jeta à la mer ; je veux dire, lui ouvrit le commerce du monde. (Histoire de France, Tome XIV : La Régence). »
Le fric fait bon ménage avec le patriotisme – surtout via la presse qu’il contrôle, rappelle Michelet qui ne connaîtra pas la diamantaire guerre des Boers et ses camps de concentration pour enfants :
« Ce parti de l’argent se vantait d’être le parti patriote. Et la grande originalité de l’Angleterre, c’est que cela était vrai. La classe des rentiers et possesseurs d’effets publics, spéculateurs, etc., qui était pour les autres États un élément d’énervation, pour elle était une vraie force nationale. Cette classe fut et le moteur et le régulateur de la machine. Elle poussa tout entière d’un côté. »
Créée en 1694 dans des conditions pas très claires selon moi, la banque d’Angleterre va transformer le monde (toujours pour reprendre Ferguson) :
« Second terrain, la Banque (simplement de change et d’escompte), mais qui soutient l’État, lui prête de grosses sommes sans intérêt. Elle suspend un moment ses payements, mais bientôt renaît plus brillante. J’ai montré au précédent volume la large exploitation que firent les patriotes, sous la reine Anne, de ces deux terrains financiers, le jeu immense qui se fit sur la guerre, la hausse et la baisse, la vie, la mort. La vente des consciences au Parlement et la vente du sang (obstinément versé, parce qu’il se transmutait en or), c’est le grand négoce du temps. »
Après on va passer à un historien plus sérieux sur ce terrain, et nommé Karl Marx. Lui comprend avant Drumont qu’on passe « du crédo au crédit ».
« Le système du crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au moyen âge, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. Le régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui servant de serre chaude, il s’installa d’abord en Hollande. »
La dette est le caractère (en grec, c’est la marque de l’esclave) des temps modernes :
« La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. Il n’y a donc pas à s’étonner de la doctrine moderne que plus un peuple s’endette, plus il s’enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. »
Debitum signifie le péché, qui donne la dette. C’est pourquoi Marx ajoute :
« Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable. La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. Par un coup de baguette, elle loue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital, sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de l’usure privée. Les créditeurs publics, à vrai dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en effets publics d’un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de numéraire. »
C’est le début des intermédiaires et des Middlemen :
« Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la fortune improvisée des financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation – de même que celle des traitants, marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d’un capital tombé du ciel – la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toutes sortes de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne. »
Bien avant les Sutton et Mullins, Marx définit les banques nationales, ces associations de malfaiteurs :
« Dès leurs naissances les grandes banques, affublées de titres nationaux, n’étaient que des associations de spéculateurs privés s’établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu’ils en obtenaient, à même de leur prêter l’argent du public. »
Il rappelle dans ce chapitre les bontés de l’administration coloniale british, toujours donnée en exemple (et pour cause) :
« En 1866, plus d’un million d’Hindous moururent de faim dans la seule province d’Orissa. On n’en chercha pas moins à enrichir le trésor public en vendant très cher aux gens affamés les denrées. »
La banque d’Angleterre fit facilement fortune ! Et l’on comprend que son propos est moins de soulager la misère du pauvre en Irlande que de faciliter l’enrichissement de l’oligarchie dans les aventures spéculatives coloniales…
« Celle-ci commença par prêter tout son capital argent au gouvernement à un intérêt de 8 %, en même temps elle était autorisée par le Parlement à battre monnaie du même capital en le prêtant de nouveau au public sous forme de billets qu’on lui permit de jeter en circulation, en escomptant avec eux des billets d’échange, en les avançant sur des marchandises et en les employant à l’achat de métaux précieux. »
Marx décrit délicieusement ce satanisme industriel (« le pire je gagne, face tu perds » de nos éconoclastes actuels) :
« Bientôt après, cette monnaie de crédit de sa propre fabrique devint l’argent avec lequel la Banque d’Angleterre effectua ses prêts à l’État et paya pour lui les intérêts de la dette publique. Elle donnait d’une main, non seulement pour recevoir davantage, mais, tout en recevant, elle restait créancière de la nation à perpétuité, jusqu’à concurrence du dernier liard donné. Peu à peu elle devint nécessairement le réceptacle des trésors métalliques du pays et le grand centre autour duquel gravita dès lors le crédit commercial. »
Les falsificateurs remplacent les sorcières.
« Dans le même temps qu’on cessait en Angleterre de brûler les sorcières, on commença à y pendre les falsificateurs de billets de banque. »
Après on rentre dans le siècle du maquereau, pardon, du bossu de Paul Féval, roman qui dénonçait la spéculation sous la Régence, le règne de l’or et du papier-monnaie :
« Il faut avoir parcouru les écrits de ce temps-là, ceux de Bolingbroke, par exemple, pour comprendre tout l’effet que produisit sur les contemporains l’apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents de change, brasseurs d’affaires et loups-cerviers. »
L’important est de continuer, comme dit Sartre dans son enfer à huis clos !
Sources
- Karl Marx – Le capital, I, VIII
- Jules Michelet – Histoire de France, Tome XIV : La Régence (sur ucaq.ca. classiques)
- Paul Féval – le bossu (ebooksgratuits.com)
- Nyall Ferguson – Empire, how Britain made the modern world
- Nicolas Bonnal – Les grands auteurs et la conspiration, chapitre I
Nicolas Bonnal vous propose de relire quelques pages du « Bossu » de Paul Féval :
Magouilles et spéculation
« Ce fut une étrange époque. Je ne sais si on peut dire qu’elle ait été calomniée. Quelques écrivains protestent çà et là contre le mépris où généralement on la tient, mais la majorité des porte-plumes cria haro ! Avec un ensemble étourdissant. Histoire et mémoires sont d’accord.
En aucun autre temps, l’homme, fait d’un peu de boue, ne se souvint mieux de son origine. L’orgie régna, l’or fut Dieu.
En lisant les folles débauches de la spéculation acharnée aux petits papiers de Law, on croit en vérité assister aux goguettes financières de notre âge.
Seulement, le Mississipi était l’appât unique. Nous avons maintenant bien d’autres amorces ! La civilisation n’avait pas dit son dernier mot. Ce fut l’art enfant, mais un enfant sublime.
Nous sommes au mois de septembre de l’année 1717.
Dix-neuf ans se sont écoulés depuis les événements que nous venons de raconter aux premières pages de ce récit.
Cet inventeur qui institua la banque de la Louisiane, le fils de l’orfèvre Jean Law de Lauriston, était alors dans tout l’éclat de son succès et de sa puissance. La création de ses billets d’État, sa banque générale, enfin sa Compagnie d’Occident, bientôt transformée en Compagnie des Indes, faisaient de lui le véritable ministre des finances du royaume, bien que M. d’Argenson eût le portefeuille.
Le Régent, dont la belle intelligence était profondément gâtée par l’éducation d’abord, ensuite par les excès de tout genre, le Régent se laissa prendre, dit-on, de bonne foi, aux splendides mirages de ce poème financier. Law prétendait se passer d’or et changer tout en or.
Par le fait, un moment arriva où chaque spéculateur, petit Midas, put manquer de pain avec des millions en papier dans ses coffres.
Mais notre histoire ne va pas jusqu’à la culbute de l’audacieux Écossais, qui, du reste, n’est point un de nos personnages. Nous ne verrons que les débuts éblouissants de sa mécanique.
Au mois de septembre 1717, les actions nouvelles de la Compagnie des Indes, qu’on appelait des filles, par opposition aux mères qui étaient les anciennes, se vendaient à cinq cents pour cent de prime.
Il nous faut bien dire un mot de cette fête. C’était l’Écossais Law qui en avait eu l’idée, et c’était aussi l’Écossais Law qui en faisait les frais énormes. Ce devait être le triomphe symbolique du système, comme on disait alors, la constatation officielle et bruyante de la victoire du crédit sur les espèces monnayées. Pour que cette ovation eût plus de solennité, Law avait obtenu que Philippe d’Orléans lui prêtât les salons et les jardins du Palais-Royal.
Bien plus, les invitations étaient faites au nom du Régent, et, pour ce seul fait, le triomphe du dieu-panier devenait une fête nationale.
Law avait mis, dit-on, des sommes folles à la disposition de la maison du régent, pour que rien ne manquât au prestige de ces réjouissances. Tout ce que la prodigalité la plus large peut produire en fait de merveilles devait éblouir les yeux des invités. On parlait surtout du feu d’artifice et du ballet. Le feu d’artifice, commandé au cavalier Gioia, devait représenter le palais gigantesque bâti, en projet, par Law sur les bords du Mississipi. Le monde, on le savait bien, ne devait plus avoir qu’une merveille : c’était ce palais de marbre, orné de tout l’or inutile que le crédit vainqueur jetait hors de la circulation.
Un palais grand comme une ville, où seraient prodiguées toutes les richesses métalliques du globe !
L’argent et l’or n’étaient plus bons qu’à cela.
Le ballet, œuvre allégorique dans le goût du temps, devait encore représenter le crédit, personnifiant le bon ange de la France et la plaçant à la tête des nations. Plus de famine, plus de misère, plus de guerre ! Le crédit, cet autre messie envoyé par Dieu clément, allait étendre au globe entier les délices reconquis du paradis terrestre.
Après la fête de cette nuit, le crédit déifié n’avait plus besoin que d’un temple. Les pontifes existaient d’avance.
Il ouvrit son portefeuille, et jeta sur la table un gros paquet de lettres roses, ornées de ravissantes vignettes qui toutes représentaient, parmi des Amours entrelacés et des fouillis de fleurs, le Crédit, le grand Crédit, tenant à la main une corne d’abondance. On fit le partage.
À ces époques où règne la contagion de l’agio, l’agio se fourre partout, rien n’échappe à son envahissante influence. De même que vous voyez dans les bas quartiers du négoce les petits enfants, marchant à peine, trafiquer déjà de leurs jouets et faire l’article en bégayant sur un pain d’épice entamé, sur un cerf-volant en lambeaux, sur une demi douzaine de billes ; de même, quand la fièvre de spéculer prend un peuple, les grands enfants se mettent à sur-vendre tout ce qu’on recherche, tout ce qui a vogue : les cartes du restaurant à la mode, les stalles du théâtre heureux, les chaises de l’église encombrée. Et ces choses ont lieu tout uniment, sans que personne ne s’en formalise.
Gonzague fut jaloux. Pour le consoler, au sortir d’un autre souper, le Régent lui accorda, pour l’hôtel de Gonzague, le monopole des échanges d’actions contre marchandises, C’était un cadeau étourdissant. Il y avait là-dedans des montagnes d’or.
- Ce qu’il fallait d’abord, c’était faire de la place pour tout le monde, puisque tout le monde devait payer et même très cher. Le lendemain du jour où la concession fut octroyée, l’armée des démolisseurs arriva, On s’en prit d’abord au jardin. Les statues prenaient de la place et ne payaient point, on enleva les statues ; les arbres ne payaient point et prenaient de la place, on abattit les arbres. Ce matin où nous entrons pour la première fois à l’hôtel, l’œuvre de dévastation était à peu près achevée. Un triple étage de cages en planches s’élevait tout autour de la cour d’honneur. Les vestibules étaient transformés en bureaux, et les maçons terminaient les baraques du jardin. La cour était littéralement encombrée de loueurs et d’acheteurs.
- C’est que la fête sera splendide, messieurs, dit Gonzague ; tous ceux qui seront là auront leur brevet de fortune ou de noblesse. Je ne pense pas qu’il soit entré dans la pensée de monsieur le Régent de livrer ces crédules à la spéculation ; mais ceci est le petit malheur des temps, et, ma foi ! je ne vois point de mal à ce que Bois- Rosé ou l’abbé fassent leurs affaires avec ces bagatelles.
- ‘Dussent les salons du Régent, fit observer Chaverny, s’emplir cette nuit de courtiers et de trafiquants !’
- ‘C’est la noblesse de demain, répliqua Gonzague, le mouvement est là !’ Chaverny frappa sur l’épaule d’Oriol. »
Paul Féval