Par François Roddier – Le 28 septembre 2017 – Source francois-roddier.fr
Dans son numéro d’octobre le journal La Décroissance pose la question suivante :
« Jadis, inspirés par le rapport Meadows ou les écrits de Bernard
Charbonneau, René Dumont et André Gorz, nous connaissions déjà les principales causes de la dégradation de la vie sur Terre et aurions pu, dès cette époque et à l’échelle internationale, réorienter les politiques publiques vers la soutenabilité. Aujourd’hui, il est trop tard, l’effondrement est imminent. » C’est ce qu’écrit l’ex-ministre Yves Cochet dans une tribune publiée par le quotidien des affairistes Drahi et Ledoux cet été (Libération, 23 août 2017). Mais est-ce si sûr ? Si l’humanité avait connaissance de l’impasse de la croissance, aurait-elle été capable de faire volte-face ? Les idées, les « prises de conscience » suffisent-elles à changer radicalement le cours des choses, à abandonner la course à la puissance pour aller vers la « soutenabilité » ?
Après avoir rappelé ce qu’est le processus de criticalité auto-organisée, je donne ci-dessous ma propre réponse.
La criticalité auto-organisée
Plus chaude du côté éclairé par le Soleil que de l’autre, la Terre est naturellement en déséquilibre thermique. Les lois de la physique imposent que la température de la Terre s’uniformise. Les physiciens disent que l’énergie s’y dissipe.
Des courants atmosphériques et océaniques s’organisent pour transporter la chaleur de l’équateur vers les pôles. Le jour, l’eau qui s’évapore emmagasine de la chaleur qu’elle rend la nuit en se condensant. La végétation accélère le processus. Les arbres vont chercher l’eau sous terre avec leurs racines. Leurs feuilles facilitent l’évaporation. Les insectes aident les plantes à se reproduire en transportant leur pollen. Les animaux aident la végétation en fertilisant le sol de leurs déchets. Aujourd’hui, les physiciens pensent que la vie s’est développée sur Terre pour y dissiper l’énergie.
En 1969, Ilya Prigogine introduisait la notion de structure dissipative. Un écosystème ou une société humaine sont des structures dissipatives. En dissipant l’énergie, elles modifient leur environnement jusqu’à un point critique à partir duquel elles ont tendance à s’effondrer. En présence d’énergie, de nouvelles structures les remplacent. Le physicien danois Per Bak a appelé ce processus “criticalité auto-organisée”.
Les économistes ont mis en évidence des cycles de l’ordre de 50 ans dits cycles de Kondratiev. Les historiens Peter Turchin et Sergey A. Nefedov ont mis en évidence des cycles encore plus longs qu’ils qualifient de séculaires. Leur période est de l’ordre de 200 à 300 ans. Ils distinguent quatre phases qu’ils qualifient dans l’ordre de dépression, expansion, stagflation et crise. Durant la phase de crise, une nouvelle société s’organise. Plus la période des oscillations est longue, plus l’amplitude de la crise est importante : on parle alors d’effondrement.
En s’effondrant, les écosystèmes provoquent des extinctions d’espèces. Le biologiste Jay Gould parlait d’équilibres ponctués parce que leur évolution est ponctuée d’extinctions. Une société animale qui épuise son environnement tend à émigrer. Par le passé, beaucoup de sociétés humaines ont émigré. Les sociétés insulaires comme les sociétés polynésiennes ont eu plus de difficultés. Le cas des habitants de l’île de Pâques est resté célèbre parce qu’ayant abattu leurs arbres, ils n’ont pas pu émigrer. La question posée est pourquoi ne se sont-ils pas aperçus de ce qu’ils faisaient et, si certains s’en sont aperçus, pourquoi n’ont ils pas prévenu à temps les autres ?
On retrouve un processus analogue dans les civilisations occidentales, notamment les civilisations méditerranéennes. Chacun sait qu’il y a mille six cents ans, l’Empire romain s’est effondré. Les Romains étaient clairement conscients des difficultés de leur économie. Leur réponse a été d’étendre leur empire. Elle est étonnamment semblable à la mondialisation des économies d’aujourd’hui. Elle n’a fait que retarder l’effondrement final. L’expérience de la fin de l’Empire romain ne nous sert-elle à rien ?
On sait aujourd’hui que, mille six cents ans avant la fin de l’Empire romain, un effondrement similaire s’est produit en Méditerranée. Il s’agit de la fin de l’âge de bronze. Cela confirme l’idée qu’il s’agit bien d’un processus récurrent. L’époque correspond, semble-t-il, à celle de la guerre de Troie. Pourquoi Cassandre n’a-t-elle pas été écoutée ?
L’effondrement des civilisations
Une société humaine est un réseau d’individus qui échangent de l’information, à la manière des neurones du cerveau. C’est un réseau neuronal. Per Bak a montré que le processus de criticalité auto-organisée s’applique aux réseaux neuronaux. Lorsqu’un neurone sensoriel est “excité“, il tend à exciter les neurones avec lesquels il est en contact.
Comme les neurones, Dennis Meadows et ses collègues sont “excités” par leur découverte. Ils cherchent à convaincre leurs interlocuteurs de la nécessité d’intervenir. Au début cela semble aisé. L’information se répand facilement dans leur entourage sensibilisé aux problèmes d’environnement. Pour que cette information soit suivie d’effet, elle doit “percoler“ jusqu’aux neurones moteurs. Lorsqu’un neurone reçoit une information, il la compare aux informations qu’il a déjà mémorisées. Si elle ne correspond pas à sa propre expérience, il aura tendance à la rejeter.
On peut distinguer trois types d’expérience : l’expérience individuelle, l’expérience historique et l’expérience religieuse. Un effondrement économique comme celui annoncé par le Club de Rome ne correspond à aucune expérience individuelle. L’information va donc être rejetée par une majorité d’individus. Seuls quelques intellectuels, ayant connaissance des effondrements de civilisation, seront sensibilisés. Il leur faudra plusieurs années pour publier des ouvrages susceptibles d’attirer l’attention du grand public.
De son coté, l’expérience religieuse atteint le grand public, mais n’apparaît pas pertinente. Le mot religion semble venir du latin “religare” qui signifie “relier”. Apportée par les “Écritures”, l’information religieuse relie les individus à travers les millénaires. La Bible parle d’apocalypse, Moïse de déluge. Selon la Genèse, l’homme aurait été rejeté d’un paradis terrestre. L’homme avait-il dissipé trop d’énergie ? L’arbre de la connaissance était-il celui du progrès technique ? Cette interprétation parait aujourd’hui tout à fait vraisemblable.
Notons que seule la partie occidentale de l’Empire romain s’est effondrée. De nos jours, la chrétienté orientale dite orthodoxe semble effectivement moins dissipatrice d’énergie que la chrétienté romaine. De la même façon, la culture latine d’Amérique du sud semble moins dissipatrice d’énergie que la culture nordique anglo-saxonne, dont l’Église réformée a rejeté toute autorité. On doit donc s’attendre à ce que, dissipant plus d’énergie que les autres, cette dernière soit la première à s’effondrer.
L’humanité prendra alors conscience que les civilisations sont mortelles. Les mouvements, tels que La Décroissance, seront enfin compris comme étant des réflexes de « satiété », nécessaires à la survie de la société. Mais ce sera encore une fois trop tard.
François Roddier
Après avoir enseigné pendant 18 ans la physique à l’Université de Nice, je suis parti avec ma famille travailler aux États-Unis. J’ai passé 4 ans à Tucson (Arizona) et 12 ans à Honolulu (Hawaii). Avec mon épouse, nous avons participé au développement de l’instrumentation optique des grands télescopes. À la fin de l’année 2000, nous avons pris notre retraite et sommes revenus en France. L’image en tête de ce blog montre une ceinture de poussières circumstellaires que nous avons découverte. Des planètes peuvent s’y former. Après m’être intéressé à l’origine des planètes, je m’intéresse maintenant à la planète Terre, à l’origine de la vie et aux théories darwiniennes de l’évolution.