Par Peter Beinart – Le 11 juillet 2018 – Source The Atlantic
Tout le monde a l’air mature à côté de Donald Trump. Il est donc facile d’oublier que, parfois, il n’est pas le seul à avoir tort. Ses adversaires de l’establishment le peuvent aussi.
Prenons l’OTAN, dont Trump a quasiment fait dérailler le sommet annuel parce qu’il a publiquement reproché aux alliés des États-Unis de ne pas dépenser suffisamment pour leurs armées. (Après avoir d’abord réprimandé nos alliés pour ne pas dépenser 2 % du PIB pour leur défense, Trump a exigé qu’ils dépensent finalement 4 %.) Certains politiciens démocrates et journalistes libéraux ont répondu à cette façon de penser par ce qui semble être une critique réfléchie et mesurée : oui, les partenaires des États-Unis devraient augmenter leurs dépenses de défense, mais il n’est pas utile de faire dérailler l’OTAN pour qu’ils le fassent. Plus tôt ce mois-ci, quatre sénateurs démocrates ont écrit à Trump pour lui demander qu’en plus d’exhorter les alliés de l’OTAN à respecter leurs engagements de consacrer 2% du PIB à la défense… il fasse aussi une forte déclaration de soutien aux nations démocratiques qui composent l’alliance. Ces derniers jours, le Washington Post écrivait dans son éditorial que « M. Trump a fait de bonnes remarques au sujet des dépenses de défense ». Le New York Times reconnaissait que « de nombreux alliés peuvent faire davantage pour atteindre l’objectif de consacrer 2 % de leur PNB annuel à leur défense » – même si les deux journaux avertissaient aussi que Trump risquait de nuire à une organisation qui a bien servi l’Amérique.
Les Démocrates, le Post et le Times ont tort : les partenaires de l’OTAN n’ont pas besoin de dépenser 2 % du PIB pour la défense, et encore moins 4 %. Et le fait que certains des politiciens et journalistes progressistes étasuniens les plus en vue le pensent montre à quel point la politique étrangère libérale est devenue complètement étrangère aux valeurs que les libéraux sont censés défendre.
Pour commencer, le chiffre de 2 % est arbitraire. Il ne montre pas dans quelle mesure un pays contribue réellement à la défense commune. Comme le notait le Washington Post, la Grèce atteint le seuil de 2 % parce qu’elle dépense beaucoup d’argent pour les pensions militaires et les systèmes d’armement visant à dissuader son collègue de l’OTAN, la Turquie, ce qui ne rend ni l’Amérique ni l’Europe plus sûres. Rachel Rizzo, une experte en sécurité transatlantique au Center for New American Security, m’a dit que l’Allemagne pourrait atteindre le seuil de 2 % en augmentant tous les membres de son ministère de la Défense. Cela n’améliorerait pas beaucoup la sécurité non plus.
Mais le plus grand problème que pose le fait d’exiger que les partenaires de l’OTAN dépensent 2 % – ou 4 % – pour la défense, c’est que cela suppose que les plus grandes menaces contre l’Europe sont militaires. Le chiffre de 2 % date de 2014, lorsque l’administration Obama a fait adopter une déclaration dans laquelle elle s’engage à ce que les membres de l’OTAN « visent à se rapprocher de la ligne directrice de 2 % d’ici dix ans ». À l’époque, la Russie venait d’annexer la Crimée. Et lorsqu’on leur demande pourquoi les pays de l’OTAN devraient dépenser 2 %, les experts citent souvent la crainte que la Russie – ayant « envahi » l’Ukraine – puisse envahir des pays de l’OTAN comme l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie.
Mais c’est extrêmement improbable. En près de 20 ans au pouvoir, Vladimir Poutine est intervenu militairement en Ukraine et en Géorgie, pays qui ne sont pas membres de l’OTAN, probablement en partie parce qu’il savait que cela ne risquerait pas de provoquer une guerre contre les États-Unis et ses principaux alliés. Mais puisque les membres de l’OTAN sont tenus de se défendre les uns les autres, envahir l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie – qui accueillent des troupes de Grande-Bretagne, de France, d’Allemagne et du Canada sur leur sol – risquerait exactement cela. Quand Poutine envisage un tel conflit, il est sûrement conscient que l’OTAN dépense 13 fois plus que la Russie pour sa défense. Même si vous ne tenez pas compte des dépenses américaines, les autres membres combinés dépensent quatre fois plus que la Russie. Et ce, bien que la plupart d’entre eux n’atteignent pas l’objectif de 2 % du PIB.
La menace d’une invasion des États baltes par la Russie est très faible. Et la Russie ne représente pratiquement aucune menace militaire pour les plus grands membres de l’OTAN comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. La menace beaucoup plus grande qui pèse sur l’Europe est d’ordre idéologique. C’est une montée de l’autoritarisme. La Pologne est en bonne voie d’atteindre le seuil de 2 % alors même qu’elle éviscère l’indépendance de sa Cour suprême. La Russie exacerbe cette menace idéologique en soutenant des partis politiques illibéraux, mais le véritable moteur des impulsions autoritaires européennes est la migration de masse. Ces dernières années, la guerre, l’effondrement de l’État et le changement climatique ont fait affluer vers l’Europe des millions de personnes en provenance d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et du Grand Moyen-Orient. Et l’incapacité de l’Europe à gérer efficacement ces flux a déclenché une réaction hyper-nationaliste qui, dans de nombreux pays, menace la démocratie libérale.
L’OTAN dirige de petites initiatives de lutte contre la traite des êtres humains en Méditerranée et en mer Égée. Mais la crise migratoire ne peut pas être résolue avec des avions et des chars. L’Europe peut mieux y répondre en augmentant son aide aux pays étrangers et en intensifiant ses efforts diplomatiques afin que les États de sa périphérie ne s’effondrent pas et, lorsque les migrants arrivent sur les côtes européennes, en investissant dans des programmes qui les aident à mieux s’intégrer.
Beaucoup d’Européens le reconnaissent. En août dernier, lorsque la chancelière Angela Merkel a poussé à augmenter les dépenses de défense allemande à 2 % du PIB, ses partenaires de la coalition de gauche, le Parti social-démocrate, ont répondu que l’argent serait mieux dépensé pour l’aide humanitaire et la diplomatie. Ils ont raison. On pourrait penser que les libéraux américains, dont beaucoup ont critiqué Trump pour avoir sabré dans les dépenses du département d’État, le reconnaîtraient.
Ce que les libéraux américains devraient dire, ce n’est pas que les dépenses de défense de l’Allemagne sont trop faibles, mais que celles de l’Amérique sont trop élevées. Beaucoup d’électeurs démocrates, après tout, veulent désespérément le genre d’État providence que les Allemands ont déjà. Ils veulent se présenter à l’hôpital sans risquer la faillite et fréquenter l’université sans s’endetter. Des dépenses de défense plus élevées signifient moins d’argent pour atteindre ces objectifs. Il n’est peut-être pas surprenant que les dirigeants démocrates au Congrès – qui ont soutenu avec enthousiasme le renforcement des forces armées de Donald Trump plus tôt cette année – exigent maintenant un renforcement similaire en Europe. Mais, ce faisant, ils ne mettent pas en évidence un problème qui concerne l’Europe. Ils mettent en évidence un problème qui les concerne eux-mêmes.
Peter Beinart
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.