« L’homme est un loup pour l’homme »

Anthropologie du bourgeois effrayé : le Léviathan


«…entre leur liberté et la furie monstrueuse du Léviathan, ils choisissent ce dernier, par peur, une peur exacerbée… Ils dansent alors, sous le regard du Léviathan, la danse de la frayeur, soumis mais rassurés.» José Pablo Feinmann

Note du Saker Francophone

Après les textes de Brandon Smith sur le clivage entre l'individualisme et le collectivisme, prêchant l'état nu, voici les réflexions d'un auteur espagnol José Pablo Feinmann sur les conceptions de Hobbes considérant que le pouvoir absolu d'une entité effrayante est nécessaire à l'existence d'une société civile policée et, in fine, à la reproduction humaine.

Par José Pablo Feinmann – Le 15 novembre 2015 – Source Página 12

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Il est possible que les guerres civiles anglaises soient aux origines du Léviathan [le livre de Hobbes], en le déterminant, en lui donnant un contexte fort, incontournable, mais elles ne l’expliquent pas complètement. Je risque cette hypothèse : ces guerres (parce qu’il n’y a pas eu une seule guerre civile mais au moins trois, bien que maintenant on préfère les nommer ensemble) ont vu l’affrontement des monarchistes et des parlementaires.

Comme toutes les guerres (et surtout civiles, il suffira de mentionner celle des États-Unis d’Amérique), celles-ci ont fait couler le sang et la cruauté, pour le moins. Ce furent des temps mauvais. Des temps qui ont exprimé cette malédiction chinoise qui suggère de souhaiter des temps intéressants à tous ceux que l’on déteste. Ces temps intéressants, nous les vivons tous, puisque l’Histoire que fait et subit l’être humain, est toujours douloureusement intéressante. Rappelons cette phrase de Borges sur Pascal [et son illumination en 1654, NdT] : ces temps mauvais à vivre l’ont touché, comme nous tous. Ces temps ont blessé et effrayé l’esprit de Thomas Hobbes qui a vécu conditionné. Pendant les féroces combats de ses compatriotes, il n’a pas vécu en Angleterre.

En 1642, Hobbes publie sa première grande tentative de philosophie politique. Il l’intitule De Cive (Du Citoyen). Ici, (dans la Préface de l’auteur au lecteur) il anticipe la théorie qui sous-tend toutes celles qui en découlent. D’abord : l’état de nature. Ensuite : la lutte de tous contre tous. Dans cet état, sur ce champ de bataille redoutable où règnent le vacarme et la fureur, préalables à toute organisation rationnelle, a lieu la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contre omnes), celle qui exige que chaque homme soit pour l’autre l’unique chose qui peut l’amener à survivre, un loup. Ainsi, l’homme est un loup pour l’homme (Homo, homini lupus est). Et Hobbes résume quelque chose que nous appellerons sa ruse essentielle, son stratagème, sa supercherie fondatrice. Qui est la suivante : si l’on veut légitimer l’émergence d’un état absolutiste, il faut introduire la peur dans la conscience libre des hommes. La peur est l’arme de prédilection du pouvoir. Elle est dans les origines de l’État bourgeois. Elle est chez Hobbes, qui fait peur à ceux qui le lisent pour qu’ils acceptent la protection du Léviathan, l’État. Il dit dans De Cive : « L’état des hommes sans société civile, mais avec le droit de propriété, que nous pouvons nommer état de nature, n’est pas autre chose qu’une guerre de tous contre tous ; et dans cette guerre tous les hommes ont droit à toute chose ». 1

C’est-à-dire que l’état de nature découle par définition du concept de la propriété privée. Sans respect pour la propriété des autres, sans la certitude qui me mène à respecter autrui et ce qui ne m’appartient pas, il n’y a pas de rationalité sociale possible. La philosophie politique de l’État bourgeois surgit avec la sanctification conceptuelle de la propriété privée. Au contraire, Rousseau disait «que la première personne qui a voulu obtenir une partie de la nature afin qu’elle soit de sa possession exclusive et l’a transformée dans la forme transcendante de la propriété privée , fut celui qui a inventé le malheur», comme l’écrivent Hardt et Negri (l’Empire, cap. XIII). Hegel, qui n’était pas pour la contractualisation des rapports humains, dira que la propriété privée est l’objectivation de la liberté individuelle. Pour tout bon bourgeois de l’Occident capitaliste – celui de nos jours et celui de toujours – cette définition est, sans plus, la vérité. C’est-à-dire, si nous suivons Rousseau, le mal. Lequel selon le Candide de Voltaire s’est approprié la terre.

Cette menace – que décrit la situation horrible de vivre sans contrôles – permet à Hobbes de légaliser la proposition d’une seule entité toute-puissante qui introduit le contrôle, l’ordre du pouvoir contrôlant les hommes. Bien sûr, Foucault a été un lecteur appliqué du Léviathan. Toute analyse du pouvoir doit partir de cette lecture. Dans le formidable chapitre XIII de son magnum opus, Hobbes part du concept d’égalité qui est pernicieux et ne sert à rien. Si les hommes sont égaux en nature et raison, ils vont toujours se confronter entre eux. Tout vise à introduire la nécessité d’un être supérieur. L’égalité, le commun, n’apporte pas la paix, mais la dispute pour la possession. Hobbes écrit : « De cette égalité (…) surgit une égalité dans l’espoir de parvenir à nos fins. Et, donc, si deux hommes désirent la même chose (…) ils deviennent des ennemis ; et, pour parvenir à leurs fins (…), ils s’obstinent à se détruire et à se soumettre mutuellement l’un à l’autre ». 2. Et plus loin : « De tout cela, il reste manifestement ceci : que si les hommes vivent sans être contrôlés par un pouvoir commun qui les maintient tous effrayés, ils sont dans cette condition dite de guerre, guerre de chaque homme contre chaque homme ».

Plongés dans cette situation, tous vivent avec la peur, puisqu’ils ont peur de mourir, à tout moment, d’une mort violente. Il faut, par conséquent, instaurer une peur qui dépasse toutes les autres et qui s’impose à tous comme l’unique chose dont il faut avoir peur. Ce sera mieux pour tous et chacun. Et ce sera aussi un acte pieux, parce que « la vie de l’homme est solitaire, pauvre, désagréable, brutale et courte ». Personne ne peut nier le pessimisme profond, métaphysique de Hobbes. J’ignore si Woody Allen s’y est plongé, j’ignore s’il a connu le Léviathan (il n’en a pas besoin), mais dans l’un de ses films (Annie Hall), il dit : « Pour moi la vie est divisée en deux parties : l’horrible et l’épouvantable ». Il y a aussi une histoire drôle sur un bourgeois du XIXème siècle qui sort d’un restaurant et le chef lui demande si la nourriture lui a plu. L’opulent bourgeois répond : « Elle était mauvaise, mais heureusement il y en avait peu ». Comme la vie pour Hobbes : « elle est solitaire, pauvre, désagréable, brutale », mais, au moins, elle est « courte ».

En somme, selon Hobbes, la passion qui aide le plus les hommes à instaurer un ordre pour tous est la peur. La peur de mourir. L’état de nature fait courir un risque à la vie de tous, parce que c’est un état de guerre incessant dans lequel tous croient avoir les mêmes droits. Croyant cela, tout le monde se croit libre. Être libre est agréable mais périlleux. Être libre c’est s’exposer à être victime de la liberté de l’autre. Ce brillant jeu conceptuel entre être libre ou vivre en sécurité mène à la quête de ce que Hobbes nomme le Léviathan. C’est-à-dire l’État, une entité entre les mains de laquelle tous déposent leur liberté. On la remet à l’État pour que celui-ci – en tant que pouvoir supérieur à tous les pouvoirs individuels – garantisse la sécurité du tout social. La sécurité a un coût : ce coût est la liberté qui réside maintenant dans l’omnipotence de l’État. Pourquoi Hobbes adosse-t-il à l’État ce nom ? Pourquoi le nomme-t-il Léviathan ? Presque tous, ou nombreux sont ceux qui savent que le Léviathan est un monstre biblique, une sorte d’énorme serpent de mer. Mais peu nombreux sont ceux qui, parmi les gens que j’ai rencontrés pendant toutes ces années et dans les fréquentes références au texte de Hobbes, sont revenus à la source. Dans quel passage tumultueux de la Bible apparaît le Léviathan ? Dans le brillant Livre de Job, l’un des Livres Sapientiaux (livres savants) de l’Ancien Testament. On ignore qui a écrit ce livre, mais j’oserai dire que c’est le plus profond de tout l’Ancien Testament et, en ce qui concerne le Nouveau, il faut dire que les paroles de Job, au niveau sagesse, sont à la hauteur de celles de Jésus. Job, après avoir cru profondément en Dieu, ce Dieu terrible et vindicatif de l’Ancien Testament, lui a remis sa liberté et, en échange, vit en sécurité et jouit de sa famille et de ses richesses.

À la demande de Satan (comme cela se passe dans le Faust de Goethe, le Faust de la modernité dans laquelle le Satan s’appelle Méphistophélès), Dieu met à l’épreuve son serviteur, son meilleur serviteur, Job. Il tue sa famille, son bétail, lui jette des fléaux pestilentiels et Job, en récupérant sa liberté, lui dit des mots terribles. Enfin, Dieu, dans son dernier et extrême effort pour le dominer, lui parle du Léviathan, la bête omnipotente, invincible qui ne laisse le choix que d’avoir peur et de se soumettre. Dieu lui dit : « Tu pêcheras avec un hameçon le Léviathan, / tu assujettiras sa langue avec des cordes ? (…) Ton espoir serait illusoire, / puisque seule sa vue terrorise / il n’y a pas d’audacieux capable de le provoquer / : Personne sous les cieux ! / : La terreur règne autour de ses dents ! / Son éternuement provoque un scintillement / ses yeux clignotent comme l’aube . / Des torches poussent de ses mandibules / des étincelles de feu s’échappent ; / de ses narines un nuage de fumée sort / sa respiration allume les braises, / il expulse des flammes par sa bouche / devant lui danse l’épouvante. / Le fer est pour lui comme de la paille / le bronze du bois pourri . / il laisse derrière lui un sillage lumineux, / chevelure blanche on dirait l’abîme. / Rien ne lui est égal sur terre, / puisqu’il est la créature sans peur. / Regarde le visage des plus hautains, / il est le roi des enfants de l’orgueil ».

Bien que Dieu, avec ses mots puissants, nomme le Léviathan comme créature (être créé), il est clair pour Job et pour nous qu’il ne s’agit pas d’un ens creatum, mais du roi de la création lui même, Dieu. L’État hobbesien est alors Dieu. Et la première chose qu’il demande aux hommes pour leur octroyer le bonheur de vivre sûrs, est leur liberté. De cette façon, dans ce premier dessin majestueux de l’État bourgeois capitaliste, il y aura la sécurité seulement si les hommes, en se soumettant, remettent au Léviathan leur condition d’êtres libres.

Bruce Ackerman, un brillant constitutionnaliste américain, a publié un livre au titre explicite : « Avant qu’ils ne nous attaquent à nouveau ». C’est un chef-d’œuvre de la peur et de la paranoïa. Il dit à ses lecteurs : « Si vous ne voulez pas qu’ils nous attaquent à nouveau (si vous ne voulez pas un autre 9/11), nous avons besoin de vous surveiller, si vous voulez vivre en sécurité, le coût c’est la liberté que nous remettons à l’État antiterroriste », au Léviathan du XXIème siècle. De cette façon, et en nous référant aux mauvaises, très mauvaises, nouvelles de ces jours derniers, les attaques terroristes favorisent les faucons de l’Occident, et les citoyens qui, entre leur liberté et la furie monstrueuse du Léviathan choisissent ce dernier, par peur, une peur exacerbée par des livres comme celui d’Ackerman et par le pouvoir médiatique associé au Complexe Militaro-Industriel. Ils dansent alors, sous le regard du Léviathan,  la danse de la frayeur soumis mais sûrs.

José Pablo Feinmann est un philosophe argentin, professeur, écrivain, essayiste, scénariste et auteur-animateur d’émissions culturelles sur la philosophie.

Article original publié par Página 12. 

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la diaspora latinoamericana par Estelle et Carlos Debiasi

Liens

Je vous propose cette citation d’Hervé Juvin extraite de son livre, « La grande séparation ».

Quand tous sont les mêmes, l’autre n’est plus. Et pour que tous soient les mêmes, il faut que l’autre ait disparu. Nous y sommes. La grande séparation substitue l’homme nouveau à tous les hommes de leur terre, de leur histoire et de leur nation. Le droit, le commerce, le développement s’y emploient.

  1. Hobbes oublie que d’une part, l’animal ne se tue jamais dans sa propre espèce sauf accident, et d’autre part que cet «ordre des choses» l’animal n’a nul besoin d’une gouvernance supérieure terrifiante pour faire prospérer l’espèce, NdT
  2. Là encore, dans l’état de nature, les rites de soumission permettent aux membres d’une même espèce de régler les questions de domination sans s’entretuer, et sans le besoin d’instances supérieurs à caractère divin, NdT
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