Par Aurelien − Le 10 decembre 2024 − Source Aurelien 2022
J’ai déjà écrit à plusieurs reprises sur le manque de réalisme avec laquelle l’Occident aborde habituellement la crise qui perdure en Ukraine et dans ses environs, et sur la dissociation quasi maladive du monde réel qu’il affiche dans ses paroles et ses actes. Pourtant, alors que la situation se détériore et que les forces russes avancent partout, rien ne montre que l’Occident se base davantage sur la réalité dans sa compréhension, et il est fort probable qu’il n’apprendra rien et continuera à vivre dans sa construction alternative de la réalité jusqu’à ce qu’il soit expulsé par la force.
Il est vrai que certains penseurs avant-gardistes audacieux en Occident commencent à s’interroger sur la nécessité de négociations, même si elles se feraient aux conditions de l’Occident. Ils commencent à accepter que peut-être une partie du territoire ukrainien de 1991 devra être considérée comme perdue, ne serait-ce qu’à court terme. Peut-être, se demandent-ils, une zone démilitarisée de style coréen sera-t-elle mise en place, garantie par des troupes neutres, jusqu’à ce que l’Ukraine puisse être reconstruite pour reprendre l’offensive. Et puis ils regardent la carte des avancées russes, et ils regardent la taille et la puissance des deux armées, et ils regardent la taille et l’état de préparation des forces de l’OTAN et ils sombrent dans le désespoir.
Mais en fait, non : oubliez cette dernière phrase. Ils ne regardent pas, et s’ils le faisaient, ils ne seraient pas vraiment capables de comprendre ce qu’ils voient de toute façon. Le « débat » (si on peut l’appeler ainsi) en Occident exclut largement les réalités de la vie. Il se déroule à un niveau normatif élevé, où certains faits et certaines vérités sont simplement supposés. Pourquoi en est-il ainsi, et quelles en sont les conséquences, c’est le sujet de la première partie de cet essai, et ensuite, parce que ces sujets sont intrinsèquement complexes, je vais expliquer comment les comprendre aussi simplement que possible.
Tartufes et jusqu’au-boutistes
Nous commencerons par quelques considérations pratiques de sociologie politique et de psychologie. La première est que la politique est un exemple classique du phénomène des coûts irrécupérables. Plus vous persistez dans une ligne de conduite, aussi stupide soit-elle, moins vous êtes disposé à la changer. Le changement de cap sera interprété comme une reconnaissance d’erreur, et reconnaître une erreur est la première étape de la perte de pouvoir. Dans ce cas, la vieille défense (« personnellement, j’ai toujours eu des doutes… ») ne tient pas la route, vu les termes psychopathes gratuits dans lesquels les dirigeants occidentaux se sont exprimés à propos de la Russie.
La deuxième est l’absence d’alternative articulée (« Alors, Premier ministre, que pensez-vous que nous devrions faire à la place ? »). Le fait même de ne pas comprendre la dynamique d’une crise signifie que vous êtes impuissant à proposer une solution raisonnable. Il vaut mieux rester sur un navire en train de couler dans l’espoir d’être secouru que de sauter à l’eau aveuglément. Peut-être qu’un miracle se produira.
La troisième est liée à la dynamique de groupe, en l’occurrence la dynamique des nations. Dans une situation de peur et d’incertitude comme celle que nous traversons actuellement, la solidarité finit par être considérée comme une fin en soi, et personne ne veut être accusé d’« affaiblir l’Occident » ou de « renforcer la Russie ». Si vous devez vous tromper, autant le faire en compagnie du plus grand nombre possible d’autres personnes. Il y a d’énormes obstacles à être le premier à suggérer que la situation est peut-être plutôt sombre, et de toute façon, que propose-t-on à la place ? Les chances qu’une trentaine de pays parviennent à s’entendre sur une approche différente de celle actuellement suivie sont pratiquement nulles, d’autant plus que les États-Unis, qui pourraient donner l’exemple, sont politiquement paralysés jusqu’au printemps prochain peut-être.
Le quatrième problème est lié à l’isolement et à la pensée de groupe. Tous les membres de votre propre gouvernement, tous ceux à qui vous parlez dans d’autres gouvernements, tous les journalistes et experts que vous rencontrez vous disent la même chose : Poutine ne peut pas gagner, la Russie subit des pertes massives, nous devons reconstruire l’Ukraine, Poutine a peur de l’OTAN, etc. Partout où vous vous tournez, vous recevez les mêmes messages, et votre personnel rédige les mêmes messages pour que vous les transmettiez aux autres. Comment ne pas finir par accepter que tout cela est vrai ?
Ces facteurs sont ce que nous pourrions appeler des facteurs permanents en politique, communs à toute crise. Mais il existe également un certain nombre de facteurs spécifiques à l’œuvre dans cette crise particulière qui me semblent évidents, mais dont je n’ai pas entendu beaucoup parler. Examinons-en donc quelques-uns.
Politiciens minables
Pour commencer, la génération actuelle de politiciens occidentaux est particulièrement incapable de comprendre et de gérer les crises de haut niveau de quelque nature que ce soit. La classe politique occidentale moderne – le Parti comme je l’appelle – ressemble de plus en plus au parti au pouvoir dans un État à parti unique. Autrement dit, les compétences qui mènent au succès sont celles de l’avancement au sein même de l’appareil du Parti : grimper aux échelons supérieurs et poignarder ses rivaux dans le dos. Même la gestion d’une crise purement nationale – comme nous l’avons vu lors du Brexit, ou comme nous le voyons actuellement en France et en Allemagne – dépasse en réalité leurs capacités, à l’exception peut-être de la capacité à tourner une crise à leur avantage politique personnel. Le résultat est qu’ils sont complètement dépassés par la crise ukrainienne, qui est d’une ampleur et d’un type qui ne se produit peut-être qu’une fois toutes les deux générations. Le fait qu’il s’agisse également d’une crise multilatérale signifie qu’elle nécessite idéalement des compétences avancées en gestion politique simplement pour s’assurer que les choses ne s’effondrent pas, et ils ne les ont même pas. En retour, le recours toujours croissant à des « conseillers » liés à l’avenir personnel du politicien concerné signifie à la fois que les conseils professionnels sont de plus en plus exclus, et aussi que les conseillers professionnels sont souvent sélectionnés et promus parce qu’ils sont prêts à donner les conseils que les politiciens souhaitent entendre.
Jusqu’ici, c’est générique. Mais nous sommes aussi confrontés à une crise de sécurité, et nos classes politiques et leurs parasites ignorent complètement comment gérer de telles crises, ou même comment les comprendre. Pendant la guerre froide, les gouvernements étaient obligés de faire face régulièrement à des problèmes de sécurité : il s’agissait souvent aussi de questions de politique intérieure. Les questions de sécurité étaient également objectivement importantes, car l’Est et l’Ouest se regardaient de part et d’autre d’une frontière militarisée, avec la possibilité d’une annihilation nucléaire toujours présente. Rien de tout cela n’est vrai aujourd’hui. Les sommets de l’OTAN ont bien sûr toujours lieu, mais jusqu’à récemment, ils étaient consacrés aux déploiements de maintien de la paix, aux opérations de contre-insurrection en Afghanistan et à la succession sans fin d’intégration de nouveaux membres et d’initiatives de partenariat. Jusqu’à présent, aucun dirigeant actuel d’un pays de l’OTAN (ou de l’UE) n’a eu besoin de prendre de décisions fondamentales en matière de sécurité.
Cela est d’autant plus regrettable qu’une crise de sécurité est une chose extrêmement complexe, qui implique toute une série de niveaux, du politique au militaire/tactique. Et une crise de sécurité est pratiquement impossible à gérer de manière multilatérale : le seul exemple comparable qui me vienne à l’esprit est la crise du Kosovo en 1999, quand une OTAN beaucoup plus petite a cessé de fonctionner après la première semaine et a failli s’effondrer complètement.
J’ai déjà souligné que l’OTAN n’a pas de stratégie pour l’Ukraine, ni de véritable plan opérationnel. Elle ne dispose que d’une série d’initiatives ad hoc, liées entre elles par de vagues aspirations sans rapport avec la vie réelle et par l’espoir que quelque chose va se produire. En fait, cela est dû au fait qu’aucun pays membre de l’OTAN ne se trouve dans une meilleure situation : nos dirigeants politiques occidentaux actuels n’ont jamais eu à développer ces compétences. Mais c’est en fait pire que cela : n’ayant pas développé ces compétences, n’ayant pas de conseillers qui les aient développées, ils ne peuvent pas réellement comprendre ce que font les Russes, comment et pourquoi ils le font. Les dirigeants occidentaux sont comme des spectateurs qui ne connaissent pas les règles du jeu d’échecs ou de go et qui essaient de savoir qui gagne.
Or, on n’attend pas des dirigeants occidentaux qu’ils soient eux-mêmes des experts militaires. Il est courant de se moquer des ministres de la Défense qui n’ont aucune expérience militaire, mais c’est mal comprendre le fonctionnement de la défense dans une démocratie, et d’ailleurs le fonctionnement d’une démocratie elle-même. Permettez-moi de revêtir mon rôle d’enseignant pour vous expliquer cela.
Gouverner ?
Les gouvernements ont des politiques à différents niveaux. L’une de ces politiques est la politique de sécurité nationale, qui sert à son tour de base à des politiques plus détaillées dans des domaines subordonnés : dans ce cas, la défense. Traditionnellement, ces politiques sont gérées par des ministères, dirigés par des personnalités politiques ou des personnes nommées, qui disposent de conseillers et, dans la plupart des cas, d’organisations opérationnelles pour traduire la politique en activités concrètes sur le terrain. Dans le cas du ministère de l’Éducation, les unités opérationnelles sont les écoles et les universités. Dans le cas du ministère de la Défense, ce sont les forces armées et les établissements spécialisés dans la défense. On ne s’attend pas plus à ce qu’un ministre de la Défense soit un ancien soldat qu’un ministre de l’Éducation soit un ancien enseignant ou, d’ailleurs, un ministre des Transports soit un ancien cheminot. La responsabilité d’un ministre est d’élaborer et d’appliquer la politique dans le cadre stratégique plus large du gouvernement, et de gérer le budget et le programme de son domaine. Il incombe donc aux dirigeants politiques – y compris normalement au chef d’État ou de gouvernement – de définir l’objectif stratégique de toute opération militaire et de définir une situation (l’« état final visé») dans laquelle cet objectif aura été atteint.
Si cela n’est pas fait, la planification et les opérations militaires sont inutiles, quelle que soit la qualité de vos forces et la puissance destructrice de votre armement, car vous ne saurez pas réellement ce que vous essayez de faire et vous ne pourrez donc pas dire si vous l’avez fait. C’est là, et non pas le manque de connaissances militaires, le problème fondamental des dirigeants politiques occidentaux d’aujourd’hui. En fait, il serait préférable de les appeler des « managers », car ils n’ont aucune aspiration à diriger. Ce ne sont que des bricoleurs et des bidouilleurs diplômés d’un MBA, pour qui le concept d’objectif stratégique au sens propre du terme n’a fondamentalement aucun sens. Au lieu d’objectifs stratégiques réels, ils ont des slogans et des propositions fantaisistes. Il est, après tout, évident que les objectifs stratégiques fixés par le gouvernement doivent être réellement réalisables, sinon il n’y a aucun sens à les poursuivre. Ils doivent aussi être suffisamment clairs pour pouvoir être transmis aux militaires afin que ceux-ci puissent élaborer un plan opérationnel pour atteindre l’objectif final. De plus, les dirigeants politiques doivent définir les contraintes et les exigences dans lesquelles les militaires doivent travailler. Comme les dirigeants occidentaux et leurs conseillers ne savent pas comment s’y prendre, ils ne peuvent pas non plus comprendre ce que font les Russes.
Planifier ?
Après cela, bien sûr, il faut une couche politico-militaire capable de faire la planification opérationnelle et donc de répondre à une série de questions telles que : quels résultats militaires permettront d’atteindre l’objectif final politique ? Comment y parvenir ? De quelles forces aurons-nous besoin ? Comment les structurer et les équiper ? Comment faire face aux impératifs et aux limites politiques ? Bien que ces questions soient génériques et qu’on puisse soutenir qu’elles s’appliquent même aux opérations de maintien de la paix, elles s’appliquent évidemment avec de plus en plus de force à mesure que les opérations deviennent plus grandes et plus exigeantes.
Et c’est là le problème essentiel. La guerre en Ukraine implique des forces qui sont d’un ordre de grandeur supérieur à celles envoyées en opération par n’importe quelle nation occidentale depuis 1945. En fait, on peut affirmer que la seule fois où des forces de taille comparable ont été déployées en Europe, c’est entre 1915 et 1918, puis de nouveau en 1944-45. Les armées européennes ont certainement étudié ces campagnes à un moment donné, mais avec le temps, elles sont devenues des exemples historiques, et non des éléments dont on peut tirer des leçons applicables. Et la planification de 1950 à 1990 concernait une guerre défensive de courte durée qui serait probablement nucléaire. On peut se demander s’il existe réellement quelque chose dans l’histoire militaire occidentale récente qui puisse aider les commandants d’aujourd’hui à vraiment comprendre ce qu’ils voient.
En temps de paix – en temps de guerre
Ils n’ont pas non plus l’expérience professionnelle récente. Il est également devenu à la mode de se moquer des commandants militaires occidentaux, mais à bien des égards, c’est injuste. En temps de paix, le rôle des hauts dirigeants militaires n’est que de préparer à la guerre. Il y a aussi mille autres questions liées aux budgets, aux programmes, aux questions de personnel, aux contrats, à la taille et à la forme futures de l’armée, et bien d’autres. Les hauts responsables militaires doivent être capables de comprendre toutes ces questions et de traiter avec les dirigeants politiques, les diplomates, les fonctionnaires et leurs homologues dans d’autres gouvernements, ainsi qu’avec le Parlement et les médias. Il est évident qu’en temps de paix, on ne va pas choisir un chef d’armée uniquement pour ses prétendues compétences de combat, si cette personne est un individu agressif qui se dispute toujours avec le ministre.
C’est pourquoi il est presque universel que les commandants militaires soient remplacés en masse au début d’une guerre. Certains commandants peuvent se révéler être des combattants naturels et d’autres non. Les changements de personnel à grande échelle sont donc courants car la tâche est très différente : nous l’avons vu avec l’armée russe depuis 2022. De même, une armée en temps de paix dans son ensemble a besoin de temps pour s’adapter à la guerre. Le problème des experts occidentaux est qu’ils observent ce processus de loin, sans l’avoir vécu eux-mêmes. Les armées qui ne connaissent encore que les modes opératoires du temps de paix essaient de comprendre les activités des armées qui sont complètement passées à la guerre.
Enfin, les spécialistes militaires occidentaux sont limités par leur propre expérience. Imaginez que vous êtes chef des opérations dans un pays occidental de taille moyenne. Vous avez rejoint l’armée dans les années 1990, lorsque les derniers officiers supérieurs ayant connu la guerre froide prenaient leur retraite. Votre expérience réelle s’est limitée aux opérations de maintien de la paix et à quelques déploiements en Afghanistan. La plus grande unité que vous ayez jamais commandée en opération est un bataillon (disons 5 à 600 hommes) et la dernière fois que vous avez été pris sous le feu, vous étiez commandant de compagnie. Comment peut-on raisonnablement espérer que vous saisissiez les mécanismes et les complexités des manœuvres d’armées fortes de plusieurs centaines de milliers d’hommes, le long de lignes de contact longues de plusieurs centaines de kilomètres, et que vous compreniez ce que font les commandants impliqués et comment ils pensent ? Vous vous concentrerez inconsciemment sur les choses que vous pouvez comprendre, à l’échelle à laquelle vous pouvez les comprendre. Vous vous concentrerez inévitablement sur les détails – ici des chars détruits, là une nouvelle variante d’artillerie déployée – plutôt que sur la vue d’ensemble.
Y a-t-il une stratégie ukrainienne ?
Tout cela me semble expliquer plusieurs choses, notamment la nature curieusement épisodique des initiatives ukrainiennes. Certaines d’entre elles ont été clairement suggérées par l’Occident, d’autres par une classe politique ukrainienne très occidentalisée et qui pense en termes occidentaux. (Ironiquement, l’armée est probablement plus réaliste et plus à même de saisir la situation dans son ensemble.) Mais il y a eu très peu d’activité de stratégie à long terme, ou même de réflexion. Prenez l’exemple des attaques sur le pont menant à la Crimée. Quel était leur objectif exact ? Désormais, les réponses telles que « envoyer un message à Poutine », « compliquer la logistique russe » ou « améliorer le moral à la maison » ne sont plus autorisées. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qui est attendu en termes concrets ? Quels sont les résultats tangibles de ce « message » ? Pouvez-vous garantir qu’il sera compris ? Avez-vous anticipé les réactions possibles des Russes et que ferez-vous alors ? Supposons, encore une fois, que vous compliquiez la logistique russe ? Quel en sera le résultat direct et dans quelle mesure sera-t-il facile pour les Russes de contourner le problème ?
Les dirigeants politiques et militaires occidentaux n’ont pas de réponse à ces questions, car ils n’ont pas de stratégie et ne comprennent pas vraiment ce qu’est une stratégie. Ce qu’ils ont, c’est une habitude constante de proposer des idées astucieuses et génératrices de publicité qui sont déconnectées les unes des autres, mais qui semblent toutes bonnes sur le moment. En gros, elles reflètent la « logique » suivante.
- faire quelque chose qui humilie la Russie.
- un miracle se produit.
- un changement de gouvernement à Moscou et la fin de la guerre.
Et je n’exagère pas. C’est tout ce dont l’Occident est capable, et a toujours été capable, en matière de « planification stratégique ». J’ai déjà souligné la nécessité de séparer les aspirations de la stratégie.
Le rêve de l’Occident
Depuis une bonne vingtaine d’années, des parties importantes des gouvernements occidentaux aspirent à virer Poutine du pouvoir et à créer un gouvernement « pro-occidental » à Moscou. De temps à autre, ils proposent des initiatives décousues – des sanctions, par exemple – dont ils pensent qu’elles pourraient faire avancer les événements dans cette direction. Mais la plupart du temps, il ne s’agit que d’espoir, nourri de la conviction qu’aucun dirigeant « anti-occidental » ne peut jamais être représentatif de son peuple et ne durera donc pas très longtemps. Mais cette approche ignore les questions les plus fondamentales de la stratégie : quel est l’état final clairement défini que vous recherchez, comment allez-vous y parvenir et est-il réellement atteignable ? Car si vous ne pouvez pas répondre à ces questions, alors toute planification « stratégique » est inutile. En ce qui concerne la dernière question, tout expert militaire vous dira que si les militaires peuvent créer les conditions pour que les événements politiques se produisent, ils ne peuvent pas les provoquer. La relation entre les deux est très complexe. Rappelons qu’en 1918, l’armée allemande, gravement touchée par la stratégie d’usure des Alliés, était en pleine retraite mais toujours sur le sol allié, et que les armées alliées qui avançaient depuis les Balkans se trouvaient encore bien en dehors du territoire allemand. Ce qui a mis fin à la guerre plus tôt que prévu, c’est une dépression nerveuse au sein du haut commandement allemand.
Et l’Occident ne peut pas répondre à ces questions. L’état final est vaguement défini comme « Poutine parti », le mécanisme est une « pression » de nature mal définie, et l’idée qu’un gouvernement « pro-occidental » émergera n’est qu’un article de foi. Donc, même si une « stratégie » pouvait d’une manière ou d’une autre être construite à partir de ces fragments, elle n’aurait aucune chance de fonctionner. D’où la nature essentiellement réactive des actions occidentales. J’ai déjà parlé du cycle Boyd, d’observation, d’orientation, de décision et d’action. Celui qui peut faire le tour de ce cercle le plus rapidement et « entrer dans » le cycle Boyd de l’ennemi, contrôle le développement de la bataille, ou de la crise. C’est essentiellement ce que font les Russes (qui comprennent ces choses) depuis le début de la crise, bien avant 2022.
Les Russes savent ce qu’ils font
À l’inverse, l’Occident, confondant de vagues aspirations avec une véritable stratégie, n’a pas compris ce que les Russes essayaient de faire et a traité chaque revers russe, ou revers présumé, comme une étape sur la voie de la victoire sans regarder la situation dans son ensemble. Prenons un exemple simple. Dès le début de la guerre, la stratégie russe consistait à provoquer des changements politiques précis en Ukraine en dégradant et en détruisant les forces ukrainiennes, supprimant ainsi la capacité de l’Ukraine à résister aux exigences politiques russes. Une fois l’Occident impliqué, cette stratégie, bien que globalement la même, a été nuancée pour inclure la destruction de l’équipement fourni par l’Occident et, dans une certaine mesure, des unités formées par l’Occident. (Bien que ces dernières sans les premières ne constituent pas une menace aussi importante.) Deux choses en découlent.
La première est que la réduction de la capacité de combat ukrainienne à des conditions favorables aux Russes est indépendante du flux et du reflux de la bataille. Détruire l’équipement stocké est préférable à détruire cet équipement au combat. Détruire les munitions stockées est préférable à les détruire une fois qu’elles sont déployées dans les unités. En général, les défenseurs dans un conflit militaire ont moins de pertes que les attaquants. Si votre objectif est de détruire la puissance de combat de votre ennemi, en particulier si vous savez qu’il sera difficile et coûteux pour lui de la remplacer, alors il est plus logique de laisser l’ennemi vous attaquer, où il perdra plus de ressources que vous. Si vous disposez d’une industrie de défense fonctionnelle et de réserves suffisantes de main-d’œuvre et d’équipement, c’est incontestablement la meilleure stratégie, et c’est ce qu’ont fait les Russes en 2022-23. Mais l’Occident semble incapable de comprendre cela et a surinterprété les retraits stratégiques russes comme des défaites écrasantes qui feraient bientôt « tomber Poutine ».
La deuxième raison est que, dans la mesure où la Russie a des objectifs territoriaux, il est préférable de dégrader les forces ukrainiennes au point qu’elles ne puissent pas défendre le territoire et doivent se retirer soit de manière préventive, soit après une défense superficielle, plutôt que de lancer des attaques délibérées pour s’emparer du territoire. Les Russes disposent de toute une série de technologies qui leur permettent d’affaiblir les forces ukrainiennes à partir d’une position située très loin derrière la ligne de contact. Ils peuvent ainsi détruire progressivement la capacité ukrainienne à tenir le terrain sans avoir à risquer leurs propres troupes et équipements dans des attaques directes. Au cours des derniers mois, nous avons vu que cette étape a effectivement été atteinte et que les Russes progressent assez rapidement dans certaines régions clés. Mais l’Occident, obsédé par le contrôle du terrain comme indicateur de succès, ne peut pas comprendre cela, ayant oublié comment la guerre à l’Ouest s’est terminée en 1918, alors que les gains territoriaux alliés étaient encore assez modestes.
L’esprit libéral ne comprend rien à la guerre
Pour être juste (en supposant que l’on veuille être juste), ces questions sont très complexes : pas plus complexes, peut-être, que la neurochirurgie ou la fiscalité des multinationales, mais pas moins complexes non plus. Elles nécessitent des années d’études et d’expérience, et une volonté de maîtriser des concepts étranges et parfois contre-intuitifs. L’esprit libéral occidental n’a jamais voulu faire cela : son idéologie d’individualisme radical est incompatible avec la discipline et l’organisation, et sa recherche de gratification immédiate est incompatible avec toute planification à long terme et toute mise en œuvre prudente. En représailles, il aime rejeter l’armée comme étant stupide et belliciste. Lorsque le libéralisme était contraint par d’autres forces religieuses ou politiques, tout cela était moins évident, mais avec l’émancipation du libéralisme de tout contrôle au cours de la dernière génération et sa domination de la vie politique et intellectuelle, les sociétés occidentales ont aujourd’hui pratiquement perdu la capacité de comprendre les conflits et l’armée. Il est en effet frappant de constater que la plupart des personnels militaires occidentaux sont toujours recrutés parmi les éléments les plus conservateurs et traditionnels de la société, où le libéralisme a eu moins d’impact, et non parmi les élites urbaines libérales.
Depuis le XIXe siècle, et surtout dans les pays anglo-saxons, l’esprit libéral oscille entre l’aversion et le dédain pour l’armée en temps normal, et les demandes paniquées de son utilisation en période de crise, ou lorsque les normes libérales doivent être imposées quelque part. La propagation de l’état d’esprit libéral dans des pays comme la France, qui a toujours été fière de son armée, a produit une classe politique et médiatique européenne largement incapable de comprendre les questions militaires. Les libéraux américains, autant que je sache, oscillent eux-mêmes entre la peur de l’armée et les citations sans fin des avertissements du rédacteur des discours d’Eisenhower sur le complexe militaro-industriel, et les demandes de recours à l’armée pour faire respecter leurs normes. (Les remarques d’Eisenhower étaient, bien sûr, un cliché de l’époque : elles n’avaient rien d’original.)
Le résultat est une classe qui prend des décisions et qui influence, mais qui n’a aucune idée réelle de la stratégie et du conflit, et qui se contente de répéter des mots et des phrases qu’elle a entendus quelque part, comme des incantations magiques. Une minute, les « F16 » (quels qu’ils soient exactement) sauveront la situation, la minute suivante, les « frappes en profondeur » feront tomber Poutine.
Par exemple, il est impossible pour une société élevée dans la livraison en flux tendu et les achats impulsifs sur Amazon de comprendre l’importance de la logistique et la nature de la guerre d’usure que mènent les Russes. Si vous regardez une carte et essayez de la comprendre (je sais !), vous pouvez voir que les forces ukrainiennes se battent au bout de très longues lignes d’approvisionnement, en particulier pour les équipements et les munitions occidentaux, alors que les Russes ne sont qu’à quelques centaines de kilomètres, tout au plus, de leurs frontières. La consommation de carburant des véhicules blindés lourds se mesure en gallons par mile, et même s’ils peuvent être livrés sur la zone d’opérations par train ou par transporteur (ce qui pose ses propres problèmes), ils consomment des quantités effrayantes de carburant, qui doivent toutes être acheminées, dangereusement et à un prix élevé, jusqu’à la zone opérationnelle. Ils tombent également en panne, nécessitent de nouvelles chenilles et de nouveaux moteurs et une réserve inépuisable de munitions, qui doivent toutes être acheminées vers l’avant. Les chars Leopard ne sont pas vraiment téléportés sur le champ de bataille et, lorsqu’ils sont endommagés, ils doivent être renvoyés en Pologne pour être réparés. Et presque tous les aspects des opérations militaires nécessitent de l’électricité : oui, même les opérations de drones.
Les Russes le savent bien sûr et ont ciblé les systèmes de production et de distribution d’électricité, les ponts et les nœuds ferroviaires, les sites de stockage de munitions et de logistique, les concentrations de troupes et les zones d’entraînement. Mais ils ne s’emparent pas de grandes quantités de territoire avec des attaques blindées audacieuses, donc les Ukrainiens doivent gagner, n’est-ce pas ? Pourtant, les chars sans carburant ni munitions, ou dont les moteurs sont en panne, sont inutiles, et une fois que les forces ukrainiennes sont isolées de leurs lignes d’approvisionnement, ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles ne perdent leur capacité de combat et ne soient obligées de se rendre ou de fuir. C’est ce qui semble se produire actuellement autour de Koursk. Et si vous menez une guerre d’usure et que vos stocks et vos capacités de réapprovisionnement sont supérieurs à ceux de votre ennemi, vous voulez que votre ennemi les épuise le plus rapidement possible. Alors pourquoi ne pas envoyer, par exemple, un grand nombre de drones bon marché qui peuvent être remplacés, pour absorber un grand nombre de missiles défensifs qui ne le peuvent pas ? Mais c’est trop difficile à saisir pour les neurones de la plupart des soi-disant experts occidentaux.
La Russie n’envahira pas l’OTAN
Bien sûr, la logique s’applique dans les deux sens. Il est difficile de croire que quiconque doté d’un cerveau fonctionnel aurait pu imaginer que les Russes prévoyaient « d’occuper l’Ukraine », et encore moins en quelques jours. Dans la mesure où l’idée avait quelque chose de réel derrière elle, c’était un souvenir populaire de l’avancée rapide des forces américaines vers Bagdad en 2003, sans opposition et avec une suprématie aérienne complète. Un exemple pratique simple : une division mécanisée de l’OTAN (à l’époque où l’OTAN en avait), avançant sans opposition, occuperait environ 200 km de route et prendrait plusieurs jours rien que pour s’organiser, partir, arriver et se déployer en formations de combat. Et ce n’est qu’une seule division. L’idée de faire cela contre une armée aguerrie, deux à trois fois plus nombreuse que la force d’attaque, et de la vaincre en quelques jours est plus que ridicule. Encore une fois, regardez la carte. Et pendant que vous y êtes, pensez aux cris hystériques actuels selon lesquels « Poutine veut envahir l’OTAN ». Tout ce que j’ai dit sur la difficulté de l’OTAN à se déplacer vers l’Est s’applique également aux Russes qui se déplacent vers l’Ouest, s’ils sont assez fous pour envisager cette idée.
En supposant, pour les besoins de l’argumentation, que les Russes aient choisi Koursk comme point de départ, il faudrait alors parcourir environ 2 000 kilomètres pour atteindre Berlin, ce qui est le premier objectif plausible auquel je puisse penser. (Oh, et il leur faudrait passer par la Pologne pour y arriver.) Juste pour vous donner une idée, pendant la guerre froide, le groupe de forces de l’Union soviétique en Allemagne comptait environ 350 000 hommes, complétés par des réservistes rappelés en cas d’urgence. Ils auraient attaqué les forces de l’OTAN en Allemagne, mais ils n’étaient que le premier échelon et devaient être anéantis. Deux autres échelons les suivraient donc. La distance totale à parcourir était de quelques centaines de kilomètres. Pour autant que nous le sachions, soumettre et occuper l’Europe occidentale aurait nécessité peut-être un million d’hommes dans des unités de combat, sans parler des flancs occidentaux et de pays comme la Turquie. Cela se passait dans le contexte d’une lutte existentielle, impliquant probablement des armes nucléaires, dont une Russie victorieuse mettrait une génération à se remettre. Nous en sommes encore un peu loin.
La défaite de l’Occident
Je pense que ce que nous voyons, en plus d’une ignorance crasse, délibérée et coupable, est le début d’une prise de conscience tenace que l’OTAN n’est pas forte mais faible, que son équipement est médiocre, que parler d’« escalade » n’a aucun sens en l’absence de quoi escalader, et que si les Russes en avaient envie, ils pourraient faire beaucoup de dégâts à l’Occident. Mais même là, les experts occidentaux sont coincés dans des récits de guerre blindée et de conquête territoriale. Les Russes n’ont évidemment pas besoin de faire ça. Avec leur technologie de missiles, que l’Occident a systématiquement ignorée et minimisée, ils peuvent semer la pagaille dans n’importe quelle ville du monde occidental, et aucun État occidental n’est en mesure de réagir. Bien sûr, les Russes, qui comprennent ces choses, se rendent compte qu’ils n’ont pas besoin d’utiliser ces missiles : le levier psychologique qu’ils ont du simple fait de les posséder fera très bien l’affaire. Ironiquement, je pense que les Ukrainiens comprennent ces choses, mieux que leurs soi-disant mentors de l’OTAN. L’héritage soviétique et la taille de l’armée qu’ils ont conservée leur ont permis de comprendre comment se déroulent les opérations de grande envergure sur le plan politique et stratégique, même si, depuis, l’OTAN n’arrête pas de les embrouiller. elles sont prises pour cible par l’OTAN.
L’historien et martyr de la Résistance Marc Bloch, qui a combattu lors de la bataille de France en 1940, a écrit un livre sur cette bataille, publié après la guerre à titre posthume, intitulé « L’Étrange défaite », dans lequel il a tenté d’expliquer ce qui s’était passé. Sa conclusion centrale était que l’échec était intellectuel, organisationnel et politique : les Allemands ont employé un style de guerre plus moderne auquel les Français ne s’attendaient pas et ne pouvaient pas faire face. Le temps a nuancé cette conclusion : les tactiques allemandes étaient certes innovantes, impliquant des unités blindées rapides et à pénétration profonde et une coopération étroite avec l’aviation, mais elles étaient aussi extrêmement risquées et nécessitaient beaucoup de chance pour réussir. Mais Bloch avait raison de dire que les Allemands avaient développé un style de guerre dicté par la nécessité d’éviter les guerres longues, auxquelles il n’existait pas de contre-mesure à l’époque et qui posait des problèmes inattendus et, pendant un certain temps, insolubles pour le défenseur.
Il y a quelque chose dans l’incompréhension hébétée de la classe politique et militaire française et du peuple lui-même, à l’été 1940, qui semble très pertinente aujourd’hui. La défaite de l’Occident – qui n’est même pas encore reconnue comme telle – est à la fois intellectuelle, organisationnelle et politique. Les classes dirigeantes de l’Occident semblent n’avoir aucune idée de ce qui leur est arrivé ni pourquoi, ni de ce qui est susceptible de se passer.
Aurelien
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.