L’Establishment politico-médiatique américain en voie de soviétisation?


Par Stephen F. Cohen – Le 29 mars 2017 – Source The Nation  via John Batchelor Show


Le parallèle a déjà été tiré entre la période du maccarthysme et le climat qui prévaut actuellement aux États-Unis. Stephen Cohen, dans sa chronique parue dans The Nation du 29 mars, va plus loin en évoquant les ressemblances entre les pratiques actuelles des médias américains et celles qui prévalaient dans l’Union soviétique d’avant la perestroïka.

Sans ignorer les fortes dissemblances entre le système politique soviétique (jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985, qui a mis fin à l’ère de la censure) et le système américain actuel, on peut mettre le doigt sur certaines ressemblances entre les pratiques actuelles des médias politiques, dans la campagne lancée par l’establishment de Washington pour « démasquer » les liens du Président Trump avec le Kremlin de Poutine. Il y a en particulier le besoin de recourir à un discours accusateur, comme l’ont fait les médias soviétiques lorsque le président Nixon a été écarté du pouvoir en 1974, en insistant sur le fait que ce départ était dû non pas aux crimes du Watergate, mais à sa politique de détente avec la Russie soviétique. Ce « narratif » a influencé la couverture de la politique américaine par les médias soviétiques pendant plusieurs années. Pour assurer la diffusion et garantir cette version orthodoxe des événements, dans ce cas comme dans d’autres, les journaux et les radios du Kremlin ont employé plusieurs méthodes bien connues. Certaines d’entre elles semblent être appliquées aujourd’hui, jusqu’à un certain degré, par les principaux médias américains. En voici quatre exemples.

Les voix dissidentes et alternatives étaient exclues des journaux et des émissions de radio soviétiques. L’essentiel du discours sur la complicité de Trump avec le Kremlin est basé sur l’allégation selon laquelle Poutine aurait ordonné le piratage des ordinateurs du Comité national démocrate et diffusé les courriels trouvés grâce à WikiLeaks pour nuire à la campagne présidentielle de Hillary Clinton et favoriser celle de Trump. Les principaux médias américains, et parmi eux le New York Times, le Washington Post, CNN et MSNBC, se sont basés sur cette version des faits, quotidiennement, pendant plusieurs mois. Les personnes qui n’ont pas de liens avec la campagne de Trump ou sa présidence, mais qui sont experts dans ces questions ou affichent des opinions divergentes sont très rarement, voire jamais, invitées à exprimer leur opinion dans les colonnes de ces journaux ou dans des émissions télévisées.

Lorsque ces voix s’expriment dans des médias alternatifs et moins influents, elles sont souvent stigmatisées dans la grande presse comme des « apologistes de Poutine » ou comme entretenant elles-mêmes des relations suspectes avec la Russie, de la même manière que les médias soviétiques qualifiaient les dissidents d’« agents de l’impérialisme américain » et de « collabos de la CIA ». Lorsque certaines figures de l’establishment soviétique s’affirmèrent ouvertement comme des dissidents, les médias entreprirent de détruire leur réputation personnelle. Bien que de toute évidence le député au Congrès Devin Nunes ne puisse être qualifié de dissident, les médias anti-Trump de la grande presse semblent déterminés à salir sa réputation personnelle au simple motif qu’il a confirmé ce qui était de notoriété publique, à savoir que les agences de renseignement de l’administration Obama surveillaient ses associés, avant et après l’élection, ainsi que Trump l’a laissé entendre. Il est probable que les médias en viennent maintenant à s’attaquer à la réputation des membres de la famille de Trump, y compris à celle de son gendre, après avoir déjà sali la réputation de certains de ses « associés », ce qui était aussi une pratique soviétique répandue.

Ces récits s’appuient sur des faits allégués. Les faits cités à l’appui de la version soviétique officielle de la chute de Nixon étaient soient fabriqués, soit très sélectifs, soit des exemples de récits de conspiration basés eux-mêmes sur des théories de la conspiration. Bien qu’ils puissent contenir un soupçon de réalité, aucun fait permettant de confirmer que le Kremlin a piraté le Comité démocrate n’a jamais été présenté par les principaux médias américains ou par quelque autre source. La seule preuve légale a été présentée par l’agence privée informatique Crowdstrike, qui travaillait pour le Comité démocrate.
Dès l’origine, les affirmations de Crowdstrike ont été contestées par plusieurs experts indépendants et à ce jour deux des indices de la prétendue démonstration ont été nettement mis en doute. Aucune des failles relevées dans le montage Poutine-Trump n’a été évoquée dans les principaux médias, qui ont seulement parlé de « propagande russe » et de « désinformation agressive », ce qui n’est pas sans ressembler aux accusations de l’époque soviétique, selon lesquelles toute information dérangeante était de la « propagande américaine ».

En parcourant ces montages, on découvre toujours, bien sûr, le rôle camouflé ou affiché des agences de renseignement officielles. Les médias soviétiques citaient souvent des rapports du KGB, prétendument irréfutables et faisaient même intervenir des officiels du KGB à la retraite, pour renforcer la version officielle des événements. Les médias américains  et la chasse lancée par le Congrès contre les « connections de Trump avec le Kremlin » publient toute une série de fuites des agences de renseignement à la presse et font intervenir d’anciens responsables du renseignement dans les émissions de télévision.  Quelle que soit la qualité des informations détenues par le KGB, on peut s’interroger sur la qualité des connaissances des directeurs du renseignement américain. Interrogé devant le Congrès en sa qualité – jusque là inconnue – d’expert de la Russie, le directeur du FBI James Comey, rôle assumé dans le passé par J. Edgar Hoover – s’est vu demander par un député démocrate s’il savait ce qu’était Gazprom. (Le consortium géant de l’État russe, qui est la plus grande compagnie de gaz naturel au monde et qui produit quasiment le tiers de l’énergie européenne, et très souvent mentionnée dans la presse américaine comme un des éléments essentiels du pouvoir de Poutine.) Comey a répondu qu’il n’avait pas entendu parler de Gazprom! On n’a été guère plus avancé, lorsqu’une députée du Congrès a expliqué qu’il s’agissait d’une compagnie pétrolière.

Dans ces conditions, comment croire que « 17 agences de renseignements US affichaient un haut degré de confiance » dans le rapport selon lequel Poutine aurait ordonné le piratage du Comité démocrate ? En fait, seulement trois de ces agences – le FBI, la CIA et le NSA – ont affirmé avoir même entrepris une enquête sérieuse, tandis que la NSA, qui est compétente en matière numérique, a déclaré de son côté avoir seulement une « confiance modérée » dans le rapport qu’elle a co-signé.

Cela ne permet naturellement pas de conclure que l’establishment de la presse américaine a été soviétisé. Mais les récits de la presse conçus et perpétués à des fins politiques ont en commun certaines pratiques, comme il est possible de s’en rendre compte actuellement. On voit que les récits des médias soviétiques étaient dirigés par le Kremlin ; aujourd’hui, le récit anti-Trump dirigé contre la Maison Blanche est très certainement inspiré par le clan Clinton, qui a perdu la présidence. Les Américains qui pensent différemment peuvent se tourner vers les médias alternatifs, même si leur impact sur le cours de la politique n’est que marginal.

Que peuvent faire les Américains, pour parer à l’influence des principaux médias dans cet exposé de la situation ?  Si l’on se réfère à l’histoire soviétique, on voit que les citoyens soviétiques avaient appris à lire entre les lignes de la presse officielle, à la lire comme on lirait une fable d’Ésope. Ils étaient par conséquent capables de détecter certains éléments de vérité qu’on leur avait dissimulés. Certains sont devenus des dissidents des médias et ont créé leur propre réseau de « samizdat » – dont les copies dactylographiées passaient de main en main. Finalement, ils ont dû attendre que Gorbatchev déclenche la politique de glasnost, autrement dit d’ouverture, pour que prenne fin la censure soviétique.

Stephen F. Cohen

Traduit par Jean-Marc, relu par nadine pour le Saker Francophone

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