Les sanctions les plus bêtes du monde


Par Dmitry Orlov – Le 21 mars 2022 – Source Club Orlov

Stupid Ideas Are Actually Good Ideas: Building The Innovation Mindset | by Biswajeet Das | DataDrivenInvestor

Selon Reuters, le gouvernement australien a annoncé aujourd’hui l’arrêt immédiat des exportations d’alumine et de bauxite vers la Russie en guise de punition pour l’action militaire russe en Ukraine. Il a également annoncé qu’il s’efforcerait d’expédier du charbon à l’Ukraine et, bien sûr, des armes et peut-être même de l’aide humanitaire – la seule chose dont les Ukrainiens ont réellement besoin. Étant donné que mes lecteurs australiens subsistent dans des conditions de censure d’État totalitaire, il est peu probable qu’ils trouvent une interprétation raisonnable de l’impact de ces décisions de la part de quelqu’un de chez eux, d’autant plus que cela donnerait à leurs dirigeants intrépides l’air particulièrement stupide, et je suis donc impatient de m’obliger à combler cette lacune.

L’alumine et la bauxite sont utilisées pour fabriquer de l’aluminium, qui est un métal industriel d’importance critique. De tous les minerais industriels, ce sont les seuls qui ne sont pas du tout en danger d’épuisement. Il en existe de multiples sources et le choix de celle à utiliser est une question de commodité. Le principal ingrédient de la fabrication de l’aluminium n’est pas le minerai mais l’énergie – l’électricité, plus précisément, et ce sont les prix de l’électricité très bas de la Russie qui en font un fabricant d’aluminium très compétitif. Environ un quart du prix d’une pièce d’aluminium produite en Russie est directement lié au coût de l’électricité ; ailleurs dans le monde, ce pourcentage serait beaucoup plus élevé.

Le gouvernement australien a annoncé qu’il travaillerait en étroite collaboration avec les représentants de l’industrie pour trouver d’autres marchés pour sa terre peu coûteuse. Il a également annoncé qu’il avait l’intention d’expédier 70 000 tonnes de charbon en Ukraine. Whitehaven Coal a déjà mis ce charbon à disposition et l’on cherche un moyen de le livrer en Pologne puis en Ukraine. Enfin, il a annoncé qu’il fournirait des armes et aussi, ce dont l’Ukraine a réellement besoin : de l’aide humanitaire.

Le Premier ministre australien, Scott Morrison, a déclaré que l’interdiction d’exportation empêchera la Russie de fabriquer de l’aluminium, qui (selon lui) est un produit d’exportation d’une importance capitale pour elle. Il a tort. La Russie peut très bien se passer des exportations d’aluminium, mais l’Europe, les États-Unis et le Japon seraient certainement confrontés à de grandes difficultés s’ils étaient privés d’importations d’aluminium, car une grande partie de leur industrie fermerait. Les actionnaires occidentaux de Rusal, l’un des principaux producteurs d’aluminium russes, détenu à 57% par En+ Group International PJSC, seront également touchés par cette mesure.

La Russie s’approvisionne également en minerais auprès de l’Irlande [Il semble que l’Irlande soit plutôt un gros consommateur d’aluminium notamment russe, NdT] (et s’attend à ce que ces expéditions cessent également) et auprès d’un certain nombre de producteurs nationaux, qui vont sans doute augmenter leur production pour compenser la perte des importations, même si cela prendra un certain temps. À moyen terme, il n’y a absolument aucun problème pour que la Russie obtienne suffisamment de bauxite et d’aluminium sur son territoire pour répondre à tous ses besoins. De plus, la Russie importe ces minerais d’une usine située à Nikolaev, une ville portuaire d’Ukraine, et nous pouvons donc nous attendre à ce que cette production reprenne assez rapidement.

Néanmoins, nous devrions nous attendre à ce que les exportations d’aluminium de la Russie diminuent et peut-être cessent complètement. Il s’agirait d’une réaction typique de la Russie : dès que les prix à la production augmentent en Russie, le gouvernement russe interdit temporairement les exportations, ce qui fait baisser les prix sur le marché intérieur et les fait grimper sur le marché international. Cela s’est déjà produit avec les engrais et le blé, précipitant des crises internationales majeures. La Russie et le Belarus, qui fait également l’objet de sanctions occidentales après avoir réprimé une récente tentative de révolution colorée, sont d’importants fabricants d’engrais et pourraient bientôt être les seuls à subsister, car les prix élevés de l’énergie obligent leurs concurrents étrangers à fermer boutique.

Si les pénuries d’engrais et de blé mettent immédiatement la vie en danger – elles signifient la faim pour des millions de personnes -, l’aluminium est également assez important et une interdiction des exportations russes obligerait de nombreuses chaînes de production dans le monde à s’arrêter, ce qui mettrait des centaines de milliers de travailleurs au chômage. Ainsi, un arrêt de l’exportation de certains minerais pas particulièrement rares ou chères pourrait entraîner des pertes de plusieurs centaines de milliards, mais pas pour la Russie. Pensez-vous que Scott Morrison soit capable de suivre tout ce cheminement de pensée, ou est-il simplement trop stupide ?

Passons au charbon. Tout d’abord, 70 000 tonnes, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Deuxièmement, tous les charbons ne sont pas identiques : l’Australie ne produit que du charbon bitumineux de faible qualité et du lignite (qui est en fait de la terre qui brûle). Les centrales électriques ukrainiennes de l’ère soviétique, quant à elles, ont été construites pour brûler spécifiquement du charbon anthracite (la plus haute qualité) extrait dans la région ukrainienne du Donbass. Avant l’“opération spéciale” russe, le régime de Kiev (ou plutôt les nazis soutenus par l’Occident qui le tenaient en otage) bloquait les livraisons directes en provenance du Donbass pour des raisons politiques (ce qui obligeait le gouvernement à se procurer ce même charbon par l’intermédiaire de la Russie, avec une majoration), mais ce n’est plus le cas, de sorte que l’approvisionnement des centrales ukrainiennes peut désormais se faire comme il avait été initialement conçu par les planificateurs centraux soviétiques – par rail, directement de la mine à la centrale.

Maintenant, juste pour rire, examinons la logistique de la livraison d’un minuscule morceau de charbon australien à l’Ukraine (en ignorant le fait qu’il est de la mauvaise qualité et donc inutile). L’ensemble du littoral ukrainien, le long des côtes de la mer d’Azov et de la mer Noire, est sous contrôle russe et la livraison directe par voie maritime ne serait donc pas possible. Au lieu de cela, le charbon devrait être livré en Pologne via la mer Baltique, chargé sur des wagons de chemin de fer et acheminé jusqu’à la frontière ukrainienne. Là, il devrait être transféré dans des wagons différents en raison de la différence d’écartement des rails (l’écartement russe de 1520 mm au lieu des 1435 mm utilisés plus à l’ouest). Tout cela pour l’acheminer vers une centrale électrique qui… refusera cette livraison parce qu’il ne s’agit pas de la bonne marchandise. Il s’agirait d’un événement décisif en quelque sorte, car l’ensemble de l’opération serait la première à atteindre un retour énergétique sur l’énergie investie de zéro exactement. Vous pensez que Morrison peut comprendre tout ça ?

Enfin, il y a la question des livraisons d’armes et de l’aide humanitaire. De nombreuses armes sont expédiées en Ukraine, notamment des missiles antiaériens et antichars assez puissants. Comme les Russes suivent ces cargaisons et les détruisent à l’aide de munitions à guidage de précision une fois qu’elles sont stockées en Ukraine, elles ne feront pas une grande différence dans la campagne russe. Mais il peut y avoir des effets secondaires amusants. Il est extrêmement probable qu’un grand nombre d’entre eux, en particulier les missiles antiaériens Stinger, se retrouveront entre les mains de terroristes, notamment de divers groupes djihadistes qui infestent actuellement l’Europe occidentale, qui pourraient utiliser ces missiles pour abattre des avions de ligne. Une fusion entre les nazis ukrainiens et les djihadistes est loin d’être impossible ; tout récemment, j’ai vu sur YouTube un type à l’allure de djihadiste débiter une rhétorique nazie, en se cachant derrière une croix gammée, pour ainsi dire. Nous pouvons être sûrs que tous ces animaux terroristes abandonnés par l’Amérique finiront par infester les rues d’Europe – tous ceux que les Russes ne tuent pas – et c’est Morrison qu’il faudra remercier pour avoir assurer leur armement.

Oh, et enfin, mais pas des moindres, il y a l’aide humanitaire qui fait cruellement défaut. Quelle aide humanitaire ? Nous ne le savons pas. Morrison ne le sait probablement pas non plus.

S’il y a une leçon générale à tirer de tout cela, c’est peut-être que, lorsqu’on s’interroge sur les sanctions anti-russes liées à l’Ukraine, il semble superflu de se demander si elles sont stupides ; il faut plutôt se demander : A quel point sont-elles stupides ?

Dmitry Orlov

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Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.

Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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