Les ponts de l’Europe sont tombés : Aucune voie vers un avenir politique


Tous les ponts étant tombés, les Euro Élites n’ont plus aucun moyen d’accéder à une nouvelle vision politique.


Par Alastair Crooke – Le 13 février 2021 – Source Al Mayadeen

Le fondateur d’Eurointelligence, Wolfgang Münchau, est un fervent défenseur de l’Europe. Il en est ainsi depuis une décennie. Au début du mois, cependant, il a fait le commentaire suivant :

La bataille pour l’intégration européenne a échoué. Il est temps de reconnaître la défaite, et de réfléchir aux conséquences :

 

Quand on se bat pour une cause qui ne se concrétise pas, à quel moment reconnaît-on et admet-on la défaite ? La crise de la dette souveraine de la zone euro m’a privé de ma dernière grande illusion européenne, l’idée que les crises nous rendent plus forts. Cette crise particulière nous a rendus plus faibles. Tout comme la pandémie…

Mon scepticisme n’est pas de l’impatience, mais l’inquiétude que des opportunités aient été perdues à jamais. Prenez les achats d’actifs de la BCE. Il y avait une courte fenêtre pour une véritable euro-obligation entre 2008 et 2015, lorsque le programme d’assouplissement quantitatif de la BCE avait commencé. Ensuite, la BCE a acheté des milliers de milliards de dettes souveraines nationales et les a transformées en euros. C’est ce que fait l’assouplissement quantitatif : il échange de la dette contre de l’argent. L’argent est un passif similaire aux obligations, sauf que sa durée de vie est plus courte.

 

L’idée d’une véritable euro-obligation ne pourrait pas être plus différente : si seulement !… J’en suis arrivé à la conclusion que l’occasion est passée. Une fois que l’on s’en rend compte, les conséquences sont considérables. Si une véritable union économique constitue la meilleure option : il ne s’ensuit pas logiquement qu’une union économique dysfonctionnelle soit la deuxième meilleure option ».

Münchau est convaincu que l’UE a déjà franchi le point d’inflexion où l’Europe doit se redéfinir collectivement. Et cette semaine, la déclaration commune russo-chinoise a atterri sur le pas de la porte de l’Europe avec fracas. Elle présente une vision de l’avenir partagée par la Russie et la Chine qui ne peut que mobiliser l’esprit européen, notamment parce que la déclaration sur la « grande stratégie » prévoit la création d’une communauté eurasienne qui englobera l’ensemble de la masse continentale eurasienne et ses eaux arctiques adjacentes. Ce cœur eurasien sera souverain et régi par un consensus multipolaire.

Soyons clairs : la vision russo-chinoise s’oppose directement à la Leitkultur 1 de l’UE et à son insistance sur une culture libérale transnationale, dépourvue de tout sentiment nationaliste et enracinée dans le « libéralisme » occidental en habits post-modernes. La déclaration célèbre les divers nationalismes souverains – et la culture locale, dans un cadre multipolaire. Elle se situe à l’opposé de la vision uniformisée d’une UE homogène.

Il était déjà clair – dans le contexte de la frénésie d’invasion de l’Ukraine – que l’Europe ne possède en fait presque aucun moyen de pression sur la Russie (sans parler des co-architectes du nouvel ordre mondial). La menace de la « mère de toutes les sanctions » s’est avérée n’être rien d’autre que de la poudre aux yeux envoyée par l’équipe Biden. Il est clair que la Russie est largement à l’abri des sanctions. Et, de toute façon, les sanctions feraient probablement plus de mal à l’Europe qu’à la Russie.

La Russie comprend clairement que les points de pression géopolitiques et géoéconomiques contrôlés par l’Europe sont proches de zéro et que, sur le plan militaire, toute intervention européenne serait vouée à un désastre total face aux capacités militaires russes.

L’UE s’est alors accrochée à son « radeau de sauvetage ». Elle a déclaré que s’il est vrai que l’Europe a été dépendante du gaz russe pour 40% de ses besoins, Bruxelles affirme que cela devrait être compris comme une « interdépendance », plutôt qu’une dépendance : c’est-à-dire que la Russie avait besoin du marché de l’Europe pour son gaz autant que l’Europe avait besoin du gaz russe. Comme d’habitude, l’UE imagine que son « marché » possède un magnétisme si irrésistible que les autres États ne peuvent que converger vers elle et accepter l’imposition concomitante des « valeurs » européennes. C’est ainsi que l’UE conçoit l’imperium du Prométhée européen.

Mais ce n’est pas tout. En marge du sommet russo-chinois, un gazoduc « Power of Siberia 2 » a été annoncé, dont la capacité sera supérieure à celle, déjà énorme, du gazoduc « Power of Siberia 1 » . Ce que les dirigeants de Bruxelles doivent prendre en compte, c’est que le gaz de PoS-2 proviendra des mêmes champs de Sibérie occidentale que ceux d’où l’Europe tire actuellement son gaz. En outre, PoS-2 sera connecté au même gazoduc que celui qui dessert l’Europe. En d’autres termes, si Bruxelles fait « n’importe quoi », la Russie peut rediriger le flux européen vers le réseau chinois. La Russie n’a pas besoin de l’Europe pour son gaz.

Moscou peut également constater que même si les États-Unis ne veulent pas augmenter les taux d’intérêt, ils doivent quand même le faire. La Russie peut également constater qu’elle a la capacité d’imposer à l’Europe une inflation beaucoup plus élevée, infligeant une douleur économique significative. Ils peuvent voir que les prix des denrées alimentaires s’envolent, avec la potasse du Belarus bloquée et la Russie interdisant l’exportation de nitrate d’ammonium.

Les conséquences sur les prix des engrais – et donc sur les prix des denrées alimentaires en Europe – sont évidentes, tout comme les conséquences sur les prix de l’énergie au comptant en Europe, si le gaz russe était soumis à des sanctions et ne pouvait atteindre l’Europe. C’est ainsi que fonctionne la douleur économique.

L’Occident découvre peu à peu qu’il ne dispose d’aucun moyen de pression contre les mesures « militaro-techniques » russes et chinoises qui seront prises en réaction au « non » des États-Unis et de l’OTAN au projet de traité sur les garanties de sécurité de Moscou.

Ce qui devient clair, c’est que Moscou avait déjà décidé de rompre, de manière fondamentale, avec l’Occident. Ce qui se prépare aujourd’hui est la manifestation de cette décision préalable.

Que fera l’Europe ? Si le projet d’intégration européenne a déjà échoué, dans quelle direction l’Europe va-t-elle aller ? Peut-elle même y aller ? Essaiera-t-elle de s’accommoder de ce nouveau Super Axe confiant, ou s’accrochera-t-elle, toujours plus étroitement, aux cordons de la bourse de Washington (même si les États-Unis considèrent désormais l’UE comme un dangereux « rival », peut-être même à égalité avec la Chine) ?

Dans la pratique, l’Europe n’a pas le luxe de pouvoir faire un choix aussi réfléchi et tranquille. Premièrement, elle doit régler la débâcle énergétique qu’elle a elle-même provoquée ; deuxièmement, elle doit faire face à la réalité : la fin de la « supernova des liquidités » est arrivée. Cette semaine, la Bank of America a averti que la fin de partie avait commencé : le choc mondial des taux va déclencher un « naufrage technologique », un compte à rebours de la récession et le risque d’un « événement systémique ».

Les taux d’intérêt sont en hausse et une crise de la dette souveraine européenne se profile. La BCE a abandonné depuis longtemps l’idéologie ordolibérale de l’argent dur, pour devenir une institution d’argent mou qui absorbe actuellement la dette italienne et sert l’intérêt national italien. Cela ne peut plus durer, alors que la Réserve fédérale relève ses taux face à une inflation record.

Le problème fondamental est que l’Europe a brûlé tous les ponts vers l’avenir. Dans l’excès de zèle visant à écarter toute opposition à une leitkultur transnationale européenne, la « politique » européenne au sens large a été supprimée.

Des dirigeants « technocratiques » pro-UE ont été parachutés pour « servir » en tant que chefs de gouvernement afin de s’assurer que les « populistes » redoutés soient écartés ; les élections ont été soit « interdites », soit les électeurs ont été matraqués pour s’y conformer par le biais d’une guerre des mèmes menée par des médias collabos et payés.

Tous les partis politiques opposés sont ainsi sapés, ne laissant derrière eux que l’opposition la plus docile qui ne commettrait jamais de sacrilège contre le projet européen, et les tribunaux nationaux qui s’interrogent sur la constitutionnalité sont vidés de leur compétence par un « super » pouvoir judiciaire partisan (la CJE).

Où est l’« opposition » en Europe (à part Orbán) ? Est-il le seul à rester debout (pour l’instant) ? L’Europe ne dispose pas d’une « autre pensée » ou d’une vision crédibles. Bruxelles sera donc ballottée d’un côté à l’autre par les grandes vagues d’« événements » qui s’approchent rapidement.

Tous les ponts étant tombés, les Euro Élites n’ont aucun moyen d’accéder à une nouvelle vision politique. Et ses citoyens n’ont pas d’autre choix que de protester de manière désorganisée et violente (la plupart du temps de manière illégale), lorsque les tensions économiques deviennent insupportables. Jusque-là, le second choix de Münchau, « l’union économique dysfonctionnelle », restera d’actualité. Il peut le dédaigner, mais les élites n’ont laissé que de la terre brûlée.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

Notes

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