Par M.k. Bhadrakumar – Le 13 avril 2022 – Source The Indian Punchline
Les secousses dues aux tensions entre les États-Unis et la Russie, qui se manifestent en Europe, sont aussi ressenties de différentes manières en Asie. L’hypothèse selon laquelle l’Ukraine se trouve en Europe et que le conflit ne concerne que la sécurité européenne est illusoire.
Du Kazakhstan au Myanmar, des îles Salomon aux îles Kouriles, de la Corée du Nord au Cambodge, de la Chine à l’Inde, au Pakistan et à l’Afghanistan, les lignes de fracture apparaissent.
Certes, des puissances extrarégionales ont joué un rôle dans la révolution de couleur qui a récemment tenté de renverser le gouvernement en place au Kazakhstan, une masse continentale géopolitique très disputée, grande comme les deux tiers de l’Inde, qui borde la Chine et la Russie, les adversaires jurés de Washington. Mais grâce à une intervention rapide de la Russie, soutenue par la Chine, un changement de régime a été évité.
De même, le projet anglo-américain d’embourber le Myanmar, qui a une frontière commune avec la Chine, dans une insurrection armée, a échoué faute d’un sanctuaire dans la région nord-est de l’Inde et en raison de la convergence d’intérêts perçue entre les pays environnants pour la stabilité du Myanmar.
Par contre, la ligne de fracture nord-coréenne s’est aggravée. La Corée du Nord suit son propre calendrier et a probablement décidé que la crise ukrainienne lui offre une couverture utile pendant qu’elle accélère son programme d’essais. Pyongyang soutient explicitement l’opération spéciale de la Russie en Ukraine, commentant que « la cause fondamentale de l’incident ukrainien réside dans l’autoritarisme et l’arbitraire des États-Unis, qui ont ignoré les appels légitimes de la Russie à obtenir des garanties de sécurité et n’ont cherché qu’une hégémonie mondiale et une domination militaire en s’accrochant à leurs campagnes de sanctions. »
L’objectif de la Corée du Nord est d’accroître sa sécurité et son influence en augmentant la qualité et la quantité de ses capacités de dissuasion et en renforçant sa position de négociation.
Sur un autre plan, la crise ukrainienne a insufflé une nouvelle urgence aux efforts déployés par les États-Unis pour cultiver de nouveaux partenaires asiatiques. Mais Washington s’est heurté à des vents contraires et a dû reporter sine die un sommet spécial avec les dix pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), initialement prévu pour la fin mars. Aucune nouvelle date n’a été proposée, bien que les États-Unis aient présenté le sommet comme « une priorité absolue ».
Faisant preuve d’une certaine colère, Washington a depuis sanctionné le Cambodge, qui préside actuellement l’ASEAN. Il est clair que les pays d’Asie du Sud-Est hésitent à prendre parti entre les États-Unis et la Chine ou à formuler des critiques à l’encontre de la Russie.
La retombée la plus directe de la crise ukrainienne en Asie est sans doute la forte détérioration des liens entre le Japon et la Russie. Il s’agit d’une évolution injustifiée dans la mesure où Tokyo a simplement fait un copier-coller, en copiant toutes les sanctions américaines contre la Russie (y compris contre le président Poutine). Le Premier ministre Kishida a détruit sans ménagement ce que son prédécesseur Shinzo Abe avait soigneusement cultivé, une relation cordiale et amicale.
Le Japon fait désormais ouvertement référence à l’« occupation » russe des îles Kouriles, ce qu’il ne faisait pas dans le passé. Moscou a riposté en désignant le Japon comme un pays « inamical ». Pourtant, les analystes estimaient jusqu’à récemment que la Russie et le Japon avaient des intérêts congruents à bloquer les ambitions arctiques de la Chine et qu’ils s’acheminaient donc vers la résolution de leur différend sur les Kouriles.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les motivations de Kishida, qui a opéré un brusque revirement pour faire des Kouriles un point sensible potentiel dans les relations avec la Russie, sont à mettre sur le compte de la stratégie américaine plus large visant à isoler la Russie.
Entre-temps, une évolution contraire est également apparue dans le défi lancé par la Chine à la domination américaine sur les chaîne d’îles dans le Pacifique occidental, en négociant un nouvel accord de sécurité avec les îles Salomon. Cette évolution qui change la donne peut avoir des conséquences considérables et est dangereusement liée à la question de Taïwan. M. Biden aurait dépêché un haut fonctionnaire de la Maison Blanche aux îles Salomon pour saboter l’accord avec la Chine.
L’administration Biden redouble maintenant d’efforts pour que l’Inde réduise également ses liens avec la Russie. Cela devient une ligne de fracture dans le partenariat stratégique américano-indien. Ce qui doit être particulièrement exaspérant pour Washington, c’est la probabilité que l’Inde poursuive sa coopération commerciale et économique avec la Russie en monnaie locale. En effet, la Chine et l’Inde ont adopté une position assez similaire sur la crise ukrainienne.
Compte tenu de la taille de l’économie chinoise et du fort potentiel de croissance de l’économie indienne, leur tendance à contourner le dollar serait un modèle pour d’autres pays. La Russie, frappée par les sanctions occidentales, a appelé le groupe des économies émergentes des BRICS à étendre l’utilisation des monnaies nationales et à intégrer les systèmes de paiement.
Il faut dire que le « dollar comme arme » et la décision abrasive de l’Occident de geler les réserves de la Russie donnent des frissons à la plupart des pays en développement. Le Népal a cédé pour ratifier l’accord de la Millennium Challenge Corporation suite à la menace d’un fonctionnaire américain de rang intermédiaire !
Il n’y a aucune raison concevable pour que l’OTAN devienne le garant de la sécurité de la région asiatique. C’est pourquoi l’avenir de l’Afghanistan revêt une importance cruciale. Il ne fait aucun doute que le changement de régime au Pakistan est lié, du moins en partie, à l’Afghanistan. Le ministère russe des Affaires étrangères a révélé certains détails de l’ingérence américaine dans les affaires intérieures du Pakistan et de la pression exercée sur l’ancien Premier ministre Imran Khan.
Mais le temps montrera à quel point les espoirs de Washington d’intégrer le Pakistan dans l’orbite américaine et d’en faire un substitut pour faire pression sur le régime taliban en Afghanistan sont réalistes. La Russie et la Chine veillent à ce que la porte reste fermée au retour de l’OTAN en Afghanistan. Elles ont sapé les récents efforts de Washington pour coopter les dirigeants talibans à Kaboul. (Voir mon blogue Les États-Unis devancent les États régionaux dans la course à Kaboul).
Le message qui ressort de la récente réunion des ministres des affaires étrangères des pays voisins de l’Afghanistan sur la question afghane, qui s’est tenue à Tunxi, en Chine, est que les États régionaux espèrent jouer un rôle de premier plan dans la transition de ce pays du chaos à l’ordre. Ainsi, les États régionaux ont progressivement pris leurs distances par rapport à l’exceptionnalisme de l’Occident et adoptent plutôt une approche persuasive par le biais d’un engagement constructif. La déclaration commune publiée à Tunxi reflète cette nouvelle façon de penser.
L’évolution de la situation en Afghanistan montre que les États de la région résisteront à toute tentative d’imposition de la domination occidentale en Asie. La plupart des pays asiatiques ont fait l’expérience amère du colonialisme dans leur histoire. (Voir mon blog Le dilemme de l’Inde face à l’Occident et à la Russie).
Bien que les analystes américains le minimisent, il n’en reste pas moins que le conflit en Ukraine aura un impact très important sur le « siècle asiatique ». Les États-Unis sont déterminés à faire de l’OTAN l’organisation de sécurité mondiale qui agira au-delà des compétences des Nations unies pour faire respecter l’« ordre fondé sur des règles » de l’Occident.
Les efforts désespérés de l’Occident pour affaiblir la Russie et faire pencher l’équilibre stratégique mondial en faveur des États-Unis visent à ouvrir la voie à un ordre mondial unipolaire pour le XXIe siècle. Dans une interview récente, Hal Brands, professeur distingué des affaires mondiales à Johns Hopkins, a présenté la stratégie américaine derrière la guerre en Ukraine comme très logique :
Il y a depuis longtemps un débat aux États-Unis pour savoir si nous devons donner la priorité à la concurrence avec la Russie ou la Chine ou les traiter comme des égaux. Et ce débat a refait surface dans le contexte de cette guerre. Je pense que ce que la guerre indique, cependant, c’est que la meilleure façon de faire pression sur la Chine, qui est le plus dangereux et le plus puissant des deux rivaux, est en fait de faire en sorte que la Russie soit vaincue, qu’elle n’atteigne pas ses objectifs dans cette guerre, car il en résultera une Russie plus faible, moins capable de faire pression sur les États-Unis et ses alliés en Europe et donc moins utile comme partenaire stratégique pour Pékin. Les États-Unis ne peuvent tout simplement pas éviter la réalité qu’ils doivent contenir la Russie et la Chine simultanément.
M.k. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.