Par Joaquin Flores – Le 28 février 2015 – Source Fort Russ
Les manchettes, partout dans le monde, ont présenté des variations sur l’histoire de l’assassinat de Boris Nemtsov. Chacune d’entre elles reprend le récit des faits pertinents: quoi, qui, où, comment… Mais la vraie question est pourquoi. La réponse à cette question, ou plutôt ce que l’Occident prétend avec insistance être la réponse, nous dira beaucoup sur les plans des États-Unis pour intensifier les tensions en Russie, en Ukraine, et au-delà.
Il serait insensé de mettre de côté toute hypothèse liant ce crime à des gens proches de lui, dans le domaine des affaires, de la politique ou de la romance. En ce qui concerne les affaires, nous pouvons rappeler que bon nombre de personnes voulaient sa mort à cause de ses crimes et de sa corruption en tant que directeur de la Banque Neftyanoi – aujourd’hui liquidée – et président de sa société mère Neftyanoi Concern.
De nombreuses polémiques ont fleuri autour de cette affaire en 2006. Bien sûr, dans le domaine des problèmes de cœur, nous avons tous ceux qui entourent la femme avec qui il a été vu la dernière fois. Cette femme, Anna Duritskaya, était également présente lors de la fusillade. Des rumeurs flottent ici et là que cela pourrait être lié à son récent avortement et autres aspects mélodramatiques associés.
Un lien évident avec cette affaire est la crise en cours en Ukraine et, dans cette variante, le meurtre pourrait avoir été motivé par un conflit interne entre factions pro-américaines là-bas. Nemtsov a été actif pendant la Révolution orange de 2004, soutenue par les États-Unis. Victor Iouchtchenko a ensuite été nommé conseiller économique, mais il a quitté son poste dans des circonstances suspectes, laissant derrière lui plus d’ennemis que d’amis.
Parmi ces ennemis, l’un deux pourrait très bien être à l’origine de l’assassinat, ou ceux qui sont derrière lui, mais le moment de cette fusillade et d’autres faits pertinents devraient plutôt nous amener à considérer que c’est politiquement motivé.
Ces complots peuvent effectivement être un peu complexes, c’est souvent le cas lorsque deux oiseaux sont tués avec une seule pierre. Un rival personnel peut recevoir un feu vert pour régler un compte, et ainsi accomplir un acte de plus grande portée géostratégique, comme dans ce cas.
En fait, nous cherchons ici à savoir si cela a été effectué sur les ordres de l’un des principaux acteurs impliqués dans la crise mondiale actuelle. Concrètement, la question est de savoir si cela a été réalisé par les Russes et leurs amis, ou par les États-Unis et leurs amis.
Que la fusillade ait été faite sur contrat ou non n’est également pas très important, sauf si on regarde l’aspect médico-légal et judiciaire du crime ainsi que les circonstances immédiates elles-mêmes. Celles-ci pourraient nous dire certaines choses, sauf que dans des cas comme celui-là, nous devons toujours être conscients que le maquillage en travail non professionnel – comme dans ce cas – serait quelque chose qu’un professionnel pourrait faire pour lancer sur une fausse piste.
Par exemple, il est probable que nous entendrons de la part des amis de la Russie que ce meurtre n’a pas les signes caractéristique d’une frappe professionnelle organisée par un gouvernement. Ils feront évidemment remarquer que si Boris Nemtsov avait été la cible du Kremlin, il serait mort dans un accident de voiture ou d’une crise cardiaque. Ce serait beaucoup trop bâclé pour quiconque au Kremlin de penser à lui tirer dessus en public, avec des témoins.
Ce n’est pas trop convaincant, parce qu’effectivement ces méthodes sembleraient impliquer l’État russe, alors que la façon plutôt bâclée avec laquelle Nemtsov a été tué nous pousse à éliminer cette possibilité. Dans la même logique, si un coup de ce genre devait être réalisé, alors, pour l’État, utiliser une méthode d’amateur prendrait tout son sens. Dans le cas des États-Unis, il faut présenter une autre explication. Si les États-Unis sont derrière tout cela, il doit paraître évident qu’il s’agit d’un assassinat bâclé, affreux, sans laisser aucun doute.
En fait, si les Russes voulaient sa mort, la valeur de l’assassinat serait dans son invisibilité. Mais si les Américains voulaient le tuer, la valeur serait dans le spectacle de l’assassinat lui-même. Cet assassinat est chargé de spectacle.
Si l’on peut soutenir que la Russie aurait employé des méthodes bâclées afin de lancer sur une fausse piste, il est cependant plus probable, compte tenu de la méthode, que les États-Unis sont derrière. Cela aurait pu être organisé à l’aide de moyens ukrainiens, que la CIA et l’Otan possèdent désormais en abondance, et n’impliquerait pas les agents américains sur le terrain à Moscou.
Ainsi, que cet acte ait été accompli au grand jour signifie bien qu’il devait être reconnu comme un meurtre. Cela ne correspond ni à un motif ni à un mode opératoire russe.
Qui en profite?
Les questions plus profondes concernant un cas de ce genre confirment les remarques précédentes.
La première question à se poser est à qui cela profite-t-il. Dans ce cas, nous savons que la Russie, en particulier Poutine, n’a rien à gagner. Le meurtre de Nemtsov, sous aucune circonstance, n’a de sens du point de vue russe. Politiquement, il ne posait pas de menace réelle tant qu’il était vivant. Avec moins de 5%, sa candidature et le Parti républicain n’ont pas recueilli suffisamment de soutien pour obtenir un seul siège au parlement russe, la Douma. Avec des taux d’approbation supérieurs à 85%, Poutine n’a pas besoin de recourir à ce genre de pratiques que, dans tous les cas, en dépit de ses légions de détracteurs, payés ou amateurs, il serait de toute façon peu disposé à employer . Poutine n’est pas un dictateur aventurier, mais la tête d’une nation puissante et complexe.
La Russie est également à un moment politique différent, où de telles méthodes ne sont pas nécessaires, même si la victime avait été une figure gênante de l’opposition. Quand on dispose de tant d’autres moyens d’assassinat virtuel, par exemple par les médias, les assassinats réels sont inutiles. Il existe également d’autres méthodes pour délégitimer ces personnages, qui tournent invariablement autour de leurs relations d’affaires, des filles mineures, et ainsi de suite.
Ces autres méthodes sont beaucoup plus propres, alors que les assassinats font apparaître un gouvernement aux abois, faisant d’un personnage marginal un martyr inutile et donnant du crédit à l’opposition ici et à l’étranger.
Alors qu’il avait occupé une place importante dans les années 1990 sous Eltsine, comme vice-Premier ministre pendant environ un an jusqu’en 1998, sa carrière politique depuis le début des années 2000 a été de peu d’importance et n’a pas inspiré un soutien de masse.
Ce sont les États-Unis qui ont le plus à gagner dans toute cette affaire. La presse occidentale l’a dépeint pendant des années comme la personne susceptible de remplacer Poutine dans le cas d’une grave instabilité politique en Russie. Cela fait suite à une narration de mythes et légendes dans laquelle l’Ouest s’admire, où les valeurs libérales occidentales sont imposées comme des valeurs naturelles et universelles à travers le monde.
Alors que Nemtsov était l’un des favoris des États-Unis, il n’est pas un favori du peuple russe. Le parti ayant vraiment le vent en poupe en Russie et qui devrait dépasser le parti au pouvoir de Poutine en cas de changement sérieux, est le Parti communiste de Ziouganov. Mais ce scénario va contre les intérêts occidentaux; en outre, il est en contradiction avec les récits de l’Ouest sur la guerre froide et ses conséquences.
Que la presse occidentale et les dirigeants des États-Unis et d’Ukraine exploitent l’événement est un autre indice qu’ils y ont mis la main.
Nous pouvons déjà constater que les déclarations faites par Obama, Porochenko, le ministre canadien des Affaires étrangères, ainsi que par le secrétaire général adjoint de l’OTAN, sont arrivées très rapidement, de manière uniforme, et qu’elles semblent être issues d’une procédure.
Ces déclarations de l’OTAN et des gouvernements étrangers sont scandaleuses, mais pas étonnantes, car elles impliquent que le gouvernement russe est derrière le crime. Pourquoi l’assassinat doit-il être condamné? Sans compter que tous les meurtres sont condamnés, en général, par les sociétés dans lesquelles ils se produisent (d’où l’existence des lois), pourquoi cet assassinat particulier doit-il être condamné politiquement sans savoir s’il a un motif politique?
Comme nous le savons, le dimanche 1er mars, demain, il y aura une autre tentative des forces pro-américaines et leurs alliés libéraux pour lancer un Printemps russe, également appelé Marche anti-crise. Avec cet assassinat tout frais, juste trente-six heures avant la Marche, nous pouvons nous attendre à voir le martyre de Nemtsov mis en valeur.
Il y a à peine dix jours, Alexeï Navalny, une autre figure soutenue par l’Ouest, était arrêté pour avoir tenté d’organiser la marche, qui, selon les organisateurs, attirera plus de 100 000 manifestants contre Poutine.
Lorsque Poutine a été élu la dernière fois, le même groupe a organisé une marche semblable. L’opposition loyale communiste s’est jointe à cette marche, et a noyé les bannières libérales sous les drapeaux communistes.
Ce fut un excellent test et le message a été envoyé aux contrôleurs américains que la Russie est prête, avec sa propre opposition loyale, à frustrer et à réorienter les objectifs de tous les efforts de la 5e colonne des États-Unis.
De même, sur le front de la propagande, la scène patriotique a coopté le terme printemps russe pour signifier le contraire de ce que le États-Unis ont voulu dire dans des pays comme l’Égypte, la Libye et la Syrie. Maintenant cela signifie un mouvement pour repousser les schémas hégémoniques des Etats-Unis, y compris l’utilisation de la tactique Couleur/Printemps.
La plus grande préoccupation pour la marche de ce dimanche n’est pas le taux de participation, mais comment elle va être racontée à l’Ouest. Le problème du côté de la propagande de cette action est qu’elle est pour l’instant tout à fait inutile et incomplète.
La stabilité politique actuelle de la Russie et la popularité de Poutine ne sont pas dans les mains des médias occidentaux. Cela représente un changement monumental par rapport aux derniers jours des anciens médias lors de l’effondrement de l’URSS, lorsque la BBC et CNN offraient le spectacle d’une information objective et neutre.
Pour le public russe, et pour les médias russes, cette enquête prendra la forme d’une enquête standard sur un meurtre. Compte tenu du statut de la victime et des implications politiques, elle bénéficiera d’une couverture importante. Finalement, les enquêteurs procéderont à une arrestation, et une certaine histoire sera racontée. L’histoire pourra être vraie ou fausse, mais dans l’ensemble, elle sera acceptée.
Les Russes ne vont pas perdre le sommeil à cause de cet assassinat, et le résultat de l’enquête n’est lié en aucune façon à leur soutien général au gouvernement actuel et à ses politiques. Les Russes ont d’autres choses à faire, des endroits à visiter, du travail à accomplir et des vies à vivre. La plupart des gens n’aimaient pas l’homme assassiné, et voient cet événement comme une tragédie, peut-être même comme un complot américain. Ceux qui l’aimaient blâmeront l’État, car ils tiennent l’État et Poutine pour responsables de quasiment tout. Tout cela est également vrai des conséquences de la marche prévue pour dimanche.
Pour le public occidental, la Russie est d’ores et déjà un régime totalitaire où l’opposition est réduite au silence et où les dirigeants sont emprisonnés et tués de sang-froid. C’est déjà un récit qui ne nécessite aucune réitération. Poutine est Hitler. L’apaisement ne fonctionnera pas. C’est déjà la ligne.
Tout cela signifie que nous n’avons pas encore entendu la fin de l’histoire. Il est difficile d’accroître des sanctions à partir de cet assassinat, mais s’il y en a, ce ne devrait pas être une surprise. Les sanctions passées ont été basées sur moins que ça. Pourtant, l’Europe commence à se méfier des sanctions et les sanctions supplémentaires seront probablement symboliques, comme elles l’ont été la dernière fois.
La plus grande inquiétude est maintenant de savoir si d’autres tueries sont prévues pour dimanche. Les États-Unis semblent aller de l’avant avec tous leurs plans, même s’ils ont toujours échoué. Nous l’avons vu en Syrie et en Ukraine.
Dans un tel cas, la manière dont les Etats-Unis vont tourner cela est évidente, et l’appel à Poutine à démissionner va ouvertement commencer. Bien que ce dernier aspect soit de toute façon une éventualité, les événements de demain nous diront si nous devons nous attendre à une escalade sérieuse dans ce processus.
Joaquim Flores
Traduit par Claude, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone
Joaquin Flores est un expatrié américain vivant à Belgrade. Il est analyste à temps plein au Centre d’études syncrétiques, un centre public de réflexion géostratégique. Son expertise couvre l’Europe de l’Est et l’Eurasie,