Par Leonid Savin −Le 22 juin 2020 − Source Oriental Review
À un moment où les États-Unis d’Amérique traversent une nouvelle crise systémique, qui balaye l’ensemble du pays, et envoie des échos dans divers pays d’Europe occidentale, le sujet de leur intégrité est de nouveau sur la table.
Et comme l’intérêt que manifestent divers États du pays quant à leur indépendance est profondément ancré dans leurs traditions, cette possibilité d’évolution est à prendre au sérieux. En soi, le système fédéral concède une certaine autonomie à chacun des États membres. Le Texas dispose des pouvoirs les plus étendus, si l’on considère la souveraineté d’un point de vue légal, car historiquement, l’accession de la République du Texas aux États-Unis a suivi un processus différent de celle des autres États. Les territoires indiens semblent également constituer un sujet constant de discussion, du point de vue des peuples indigènes qui contrôlent la souveraineté de ces régions.
Il s’ensuit qu’aux États-Unis, depuis longtemps, des personnes enthousiastes ont fait vivre le sujet d’une révision des frontières actuelles du pays, et des fonctions du gouvernement central. Au Texas, les années 90 ont vu l’émergence du mouvement de la République du Texas, qui implique de multiples organisations. Suivit le Mouvement nationaliste texan. On peut également évoquer le mouvement Calexit, visant à l’indépendance de la Californie. Il existe même un mouvement sécessionniste interrégional qui comporte des éléments d’activisme environnemental – les gens qui soutiennent cette idée, que l’on connaît sous le nom de Cascadia, ont unifié des régions du Canada et de la côte Ouest des États-Unis. Il y en a également pour défendre l’indépendance d’Hawaï et de Puerto Rico.
Mais on trouve également des visions plus larges quant à la dissolution des États-Unis, et ces visions sont développées par les Américains eux-mêmes. Le premier travail bien connu sur le sujet est The Nine Nations of North America [Les neuf nations d’Amérique du Nord], un livre écrit par Joel Garreau, un journaliste et universitaire étasunien, qui fut publié en 1981. Son argument phare est que l’ensemble des frontières extérieures, et entre États intérieurs du pays sont artificielles, et ne reflètent pas la réalité (d’ailleurs, des frontières du même ordre existent au Moyen-Orient et en Afrique, et constituent un héritage des politiques coloniales des puissances européennes).
Au tout début de son ouvrage, Garreau écrit :
Oubliez les frontières qui séparent les États-Unis, le Canada et le Mexique, ces pâles barrières qui sont si poreuses pour les flux de richesse, de migrants, et d’idées. Oubliez les machins qu’on vous a appris en géographie à l’école primaire sur l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, ce sont des échos d’un passé glorieux qui n’a jamais réellement existé en dehors des manuels scolaires aseptisés.
Oubliez le dédale de frontières entre États et provinces, qui constituent autant d’accidents historiques et d’erreurs commises par les géomètres. La raison pour laquelle les seuls à pouvoir énoncer la liste des cinquante États unis sont des experts en futilités est que ces États ne représentent presque rien. Oubliez les almanachs politiques remplis de données futiles quant aux élections locales, vidées de leur sens du fait de districts électoraux et circonscriptions bizarrement tracés. Au lieu de tout cela, regardez comment fonctionne réellement l’Amérique du Nord. On y trouve neuf Nations. Chacune d’entre elle a sa capitale, et son propre réseau de pouvoir et d’influence… Ces Nations ne se ressemblent pas, ont chacune leur ressenti, et parlent chacune d’une voix distincte ; et peu de leurs frontières recoupent les lignes politiques qui ont été tracées sur les cartes actuellement en usage… Plus important encore, chacune de ces nations a son propre prisme, au travers duquel elle considère le monde.
Neuf nations, donc. La plus grande d’entre elles est le Quart vide [Empty Quarter, NdT], qui contient l’Alaska et la plus grande partie du Canada, mais également des États comme le Nevada, l’Utah, le Wyoming, l’Idaho, le Montana, le Colorado, et des régions de Californie, de l’État de Washington, d’Oregon, d’Arizona, et du Nouveau-Mexique. Denver est la capitale de ce territoire.
Au centre du continent, le Grenier [Breadbasket, NdT], qui est constitué par les grands États des plaines, et diverses provinces de la Prairie – l’Iowa, le Kansas, le Minnesota, le Nebraska, les deux Dakotas, l’Oklahoma, des régions du Wisconsin, du Colorado, du Nouveau-Mexique, d’Illinois, d’Indiana, et du Nord-Texas. Sa capitale est Kansas City.
La Nouvelle-Angleterre comprend le Maine, le New Hampshire, le Vermont, Rhode Island, le Massachusetts, le Connecticut, et des régions du Canada comme la Nouvelle-Écosse, l’île du prince Édouard, le Newfoundland et le Labrador.
Entre le Grenier et la Nouvelle Angleterre, se trouve la Fonderie [Foundry, NdT]. Garreau n’emploie pas le terme de ceinture de la rouille, mais sa description de la région est reliée à l’effondrement industriel des États du Nord-Est et de la région des grands lacs. La zone, dont la capitale est Detroit, s’étend de la ville de New York à Milwaukee, et comprend Chicago, l’Illinois, Pittsburgh, Cleveland, Toledo, Philadelphie, et le Sud-Ontario au Canada.
La cinquième nation est le Québec, une région francophone dans la province canadienne du Québec. De fait, plusieurs référendums ont déjà été tenus pour sa sécession, mais en vain.
Le Dixie est constitué par les anciens États confédérés centrés autour d’Atlanta. Le Sud-Illinois et le Sud-Indiana, le Kentucky, la Virginie-Occidentale et le plus gros de la Virgine, l’Oklahoma, et presque toute la Floride constituent ce territoire, qui surplombe l’océan Atlantique et le Golfe du Mexique.
La formation la plus étrange est l’Ecotopia, qui s’étend tel un serpent du Golfe d’Alaska jusqu’à la célèbre ville de Santa Barbara, en Californie. Elle ne regroupe que des régions des États d’Alaska, de Washington, d’Oregon et de Californie, ainsi que la côte de la Colombie britannique. Sa capitale est San Francisco.
Elle est au-dessus de la Mexamerica, qui jouxte également le Quart vide, le Grenier, et le Dixie, et comprend des régions d’États étasuniens comme la Californie, le Texas, le Nouveau-Mexique et l’Arizona. Mexamerica comporte également le nord du Mexique, et la péninsule de Basse-Californie. Sa capitale est Los Angeles.
Et pour finir, Les Îles. Ce groupe comporte une petite région des États-Unis actuels représentée par la Floride du Sud, avec Miami pour capitale, mais également l’ensemble des Caraïbes et de l’Amérique centrale. Du fait de son étendue étrange, le Mexique apparaît comme un carré blanc sur la carte, et un élément étranger.
Ce concept a été discuté, critiqué, et interprété des décennies durant. Bien que les tendances favorables à la sécession aient été plus prononcées dans certaines régions du pays et absentes des autres, des constructions hypothétiques comme celle que nous venons de citer ont leur importance. Cette carte mentale reprogramme peu à peu l’esprit des Américains, qui discutent de plus en plus de l’héritage historique de leurs pays et des scénarios politiques alternatifs. En 2014, Garreau a publié un court article dans le New York Times, indiquant que ses idées restaient tout aussi pertinentes avec trente ans de plus.
Colin Woodard, un écrivain et historien, a émis une théorie tout aussi intéressante quant aux éléments territoriaux de l’Amérique, qu’il a décrite dans son livre « les Nations d’Amérique : une histoire des onze cultures régionales d’Amérique du Nord ». Woodard reste hors du Canada et fait abstraction de l’Alaska, bien que son étude s’achève en 2010. Sa carte ne coïncide avec celle de Garreau que sur quelques détails – la côte gauche, qui est légèrement plus petite que l’Ecotopia de Garreau, et la Floride du Sud, que Woodard intègre à la région hispanophone des Caraïbes ; c’est-à-dire qu’il l’exclut de son « union des nations américaines ».
La première nation de Woodard se situe tout au Nord, et ne joue pas de rôle significatif dans la politique des États-Unis, car elle se trouve en territoire canadien, et cette nation est représentée par les Américains indigènes.
À proximité, on trouve la Nouvelle France, qui coïncide avec la province de Québec. La Nouvelle France est une enclave sur les rivages du Golfe du Mexique — c’est-à-dire, au Sud de la Louisiane, où continue d’exister une nostalgie pour la monarchie. À côté de la Nouvelle France, le Yankeedom, une région comprenant les berges de la baie du Massachusetts qui fut colonisée par les Calvinistes. Partant de son centre en Nouvelle Angleterre, la culture, suivant les colons, s’est répandue vers l’Ouest et le Nord – vers la Pennsylvanie, l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois, l’Iowa, des régions du Dakota, du Michigan, du Wisconsin et du Minnesota. La ville de New York (anciennement la Nouvelle Amsterdam) et ses banlieues est bordée par la nouvelle Hollande, avec sa population multi-ethnique, multi-religieuse et mercantile. Le Tidewater fut lié à l’héritage aristocratique – il s’agit des États de Virginie, du Maryland, du Sud-Delaware, et de régions de la Caroline du Nord. À sa gauche, la Grande-Appalache, qui fut colonisée par des émigrés en provenance de l’Irlande et de l’Écosse ravagées par la guerre. Il s’agit d’une vaste étendue, qui couvre les régions sud de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois, de l’Arkansas et du Missouri, deux tiers de l’Oklahoma, et une partie du Texas. Au nord de la Grande-Appalage, les Terres du milieu [Midlands, NdT], colonisés par les Quakers anglais plus tard rejoints par des immigrés allemands, et en dessous se trouve le Sud profond [Deep South, NdT], qui fut établi par des seigneurs esclavagistes. El Norte est un ancien territoire espagnol, et représente la plus vieille nation euro-américaine. Ce nom signifie « le nord » en espagnol (du fait que l’Espagne colonisa également l’Amérique du Sud), bien que, géographiquement, cette région se situe au Sud de l’Amérique du Nord. Serpentant au-dessus d’El Norte, la Côte gauche, qui rejoint sur la droite le Far West – le territoire le plus vaste. La première vague de colons est passée par ici, suivant la frontière, alors que la colonisation qui suivit fut gérée depuis des bureaux établis à New York, Boston, Chicago et San Francisco. Les ressources de la région furent dérobées pendant longtemps, et fort peu fut donné en retour, si bien que Woodard fait référence à cette région comme à une « colonie intérieure ».
Colin Woodard a assemblé chaque région selon ses caractéristiques culturelles et politiques, développées au cours des quatre cents dernières années, et la guerre d’indépendance, la guerre civile américaine, l’immigration et les deux guerres mondiales n’ont fait que souligner leurs différences.
Le fait que ce livre soit mentionné régulièrement dans les médias étasuniens suggère l’existent d’un vif intérêt quant aux différences (plutôt qu’en l’unité) au sein des États-Unis.
Et puisque nous avons fait mention plus haut de la ceinture de la rouille, la ceinture de la bible mérite également que l’on s’y attarde, avec sa culture protestante spécifique. En couplage avec ceci, le mème bien connu représentant l’Amérique du Nord divisée entre les États-Unis du Canada et le Jesusland, qui fut créé après l’élection présidentielle de 2004, divisant les États selon leurs préférences politiques. Les démocrates étaient colorés en bleu, et les républicains en rouge. Depuis lors, cette scission rouge/bleu est devenue une caractéristique marquante de la politique électorale des États-Unis, mais elle souligne également une profonde division idéologique qui comprend la religion, les attitudes quant à la légalisation des drogues, le mariage entre personnes du même sexe et l’avortement, le droit aux armes, etc.
Il y a également aux États-Unis une opposition historique, vieille de plusieurs siècles, entre les cultures rurales et les mégalopoles, et cette opposition a également apporté sa contribution. Dans un avenir proche, il faut également s’attendre à voir des frontières émerger suivant #BlackLivesMatter, ainsi que Trump faisant face au marigot d’agitations qui affectent en ce moment la société américaine. Et lorsque les problèmes sociaux associés à la dépression économique et à la montée du chômage seront également pris en compte, les citoyens étasuniens disposeront d’options encore plus nombreuses pour la partition et les tendances à la sécession.
Leonid Savin
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
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