Par Dmitry Orlov – Le 10 septembre – Source Club Orlov
Supposons que vous soyez Américain. Et supposons que vous ayez passé les 60 dernières années à vous reposer tranquillement dans un congélateur après vous être injecté de façon experte suffisamment de glycérine pour empêcher les cristaux de glace de perturber vos membranes cellulaires. Dieu seul sait pourquoi vous avez fait ça, mais c’est du passé maintenant. Quoi qu’il en soit, nous sommes maintenant en 2019 et pour une autre raison insondable, vos arrière-petits-enfants vous sortent du congélateur, vous décongèlent, vous envoient plusieurs chocs électriques avec un aiguillon à bétail pour faire battre votre cœur, vous font marcher pendant un moment en vous donnant un café noir bien fort et vous voilà de nouveau, comme neuf et prêt à agir.
Ensuite, vos arrière-petits-enfants (c’est du moins ce qu’ils vous disent) commencent à vous parler de la vie en Amérique en 2019. Ils vous disent que le loyer représente maintenant la moitié de leurs revenus et qu’ils ne peuvent même pas rêver d’acheter une maison, et encore moins espérer la posséder un jour. Ils vous disent qu’il leur faudra toute une vie pour rembourser leurs frais de scolarité à l’université et qu’ils finiront probablement par puiser dans leur épargne-retraite (s’ils en ont une un jour, mais qu’ils ne préparent pas actuellement). Ils vous disent qu’au lieu de leur laisser un héritage, leurs parents sont décédés en laissant des biens inutiles et délabrés, lestés d’énormes dettes médicales pour leurs soins palliatifs de fin de vie. Quand vous vous demandez où sont passés tous les enfants, ils vous expliquent patiemment qu’il est maintenant trop coûteux d’avoir des enfants, même avec papa et maman qui travaillent à temps plein, à moins que maman ne soit une mère célibataire, auquel cas le gouvernement la paie en fonction du nombre d’enfants qu’elle a avec différents hommes qui ne sont pas autorisés à vivre avec elle (et qui passent la plupart du temps en prison dans tous les cas).
Toutes ces nouvelles informations regrettables vous laissent quelque peu perplexe, mais après avoir été un homme conscient du monde avec une large vision mentale de la situation et une tête faite pour les chiffres, vous décidez de faire un zoom arrière et de prendre une vue d’ensemble, pour voir si vous pouvez comprendre ce qui est arrivé à votre pays, bon sang. Et vous découvrez que le gouvernement américain s’est endetté de plus de 20 000 milliards de dollars et qu’il est sur la bonne voie pour continuer à contracter environ 1 000 milliards de dollars de nouvelles dettes chaque année, simplement pour rester solvable. Vous découvrez qu’environ la moitié de cette dette appartient à des pays étrangers qui se disputent activement entre eux sur la meilleure façon de la vendre pour s’approvisionner en or. Vous êtes choqués de découvrir que les gouvernements fédéraux, étatiques et locaux ont pris des engagements [pensions, santé… hors bilan, NdT] pour un montant vraiment ridicule de dettes, de l’ordre de centaines de milliers de milliards de dollars selon la façon dont vous les estimez, sans qu’on puisse imaginer comment les couvrir.
Et puis vous entendez que le meilleur et le plus brillant espoir que les États-Unis puissent s’arracher du bord du plus grand gouffre financier que la planète ait jamais connu est ce qu’on appelle la théorie monétaire moderne, selon laquelle les gouvernements souverains peuvent imprimer de l’argent à volonté pour s’assurer que leurs ressources (naturelles et humaines) sont pleinement utilisées et qu’ils peuvent le faire sans aucune conséquence négative. Vous avez l’esprit analytique, mais vous avez beaucoup de mal à comprendre comment un pays qui doit des milliers de milliards de dollars à des étrangers, qui importe la moitié de tout ce qu’il consomme, qui ne fabrique plus grand-chose et qui serait obligé de déclarer un défaut souverain peu après avoir cessé d’emprunter des sommes toujours plus importantes, peut être considéré comme souverain. Le terme ne s’applique pas à ce qui, selon toute apparence, est un accord de séquestre permanent avec des entités privées transnationales et étrangères, avec les ¾ des quelque 2 000 milliards de dollars US en espèces, principalement en liasses de billets de 100 dollars (que peu d’Américains ont déjà vus) qui sont détenus à l’étranger. Ainsi, bien que vous vous rendiez compte que vous êtes peut-être en train de tirer des conclusions un peu trop hâtives, vous ne pouvez néanmoins pas réprimer le sentiment que, dans ce cas, l’impression de monnaie sans contrainte donnera exactement le même résultat que dans tous les autres cas – la république de Weimar en Allemagne, le Zimbabwe, le Venezuela, etc.
En fouillant un peu dans les questions militaires, vous découvrez que les États-Unis dépensent plus pour l’armée que le reste du monde réuni, entretiennent un millier de bases militaires partout sur la planète, mais n’ont pas gagné un seul conflit militaire depuis la Deuxième Guerre mondiale. Vous constatez également que les États-Unis ont pris beaucoup de retard par rapport à la Russie et à la Chine en matière de développement d’armes, à un point tel que la majeure partie de ce que les États-Unis ont en magasin est obsolète et totalement inutile. Ayant du mal à obtenir des informations utiles sur le reste du monde auprès des médias américains, vous mettez à profit votre formation linguistique et vous constatez que partout dans le monde, les gens rient activement et ridiculisent les Américains pour leur obstination entêtée à prétendre à la supériorité militaire alors qu’en fait, ils sont maintenant terriblement inadéquats sur tous les plans sauf en ce qui a trait aux détournements de fonds publics, la seule catégorie où ils sont vraiment imbattables. Vous arrivez donc à une conclusion évidente : il est clair que les États-Unis ont perdu la guerre froide.
Enfin, vous entendez la pire des nouvelles : la plus haute fonction du pays – celle de la Maison-Blanche – a été prise en charge par un tyran et un usurpateur, un raciste-sexiste-misogyne-fasciste-homophobe (etc…), un vandale mégalomaniaque installé par les russes. Mais cela, vous dit-on, est sur le point de changer : en 2020, il y aura une nouvelle élection glorieuse au cours de laquelle des foules de jeunes se présenteront et voteront pour une administration totalement socialiste qui détruira l’ancien ordre mondial jusqu’à ses fondations et érigera un nouveau monde meilleur à sa place. Des dizaines d’entreprises seront nationalisées et forcées de répondre aux besoins du public au lieu d’essayer d’être rentables. Il y aura des soins de santé gratuits, une éducation gratuite, des frontières ouvertes et un revenu garanti pour tous. Et la théorie monétaire moderne paiera pour tout cela. Ce faisant, les émissions de gaz à effet de serre, les pets de vache et tout le reste, disparaîtront complètement ; l’air chaud exhalé par les politiciens ne contiendra que des gaz nobles ; les vaches seront reprogrammées pour produire du lait de soja. Avec l’aide d’elfes magiques, les voitures seront alimentées par des éoliennes et des panneaux solaires. Les chaînes de la tradition se briseront et un monde nouveau et parfait naîtra, plein d’égalité raciale, d’égalité entre les sexes et de résultats positifs garantis pour tous. Étant bien versé dans l’histoire, vous n’avez pas besoin de réfléchir trop longuement au nom que l’on devrait donner à ce nouveau mouvement politique : le bolchevisme. Et comme vous savez déjà comment se termine cette histoire, vous retournez dans votre congélateur pour attendre que les choses de décantent.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, relu par San pour le Saker Francophone