L’effondrement du paradigme contemporain


Netayahou, rongé par la colère et la panique, va-t-il se lancer dans ce pari ?


Par Alastair Crooke – Le 16 octobre 2023 – Source Strategic Culture

J’ai écrit la semaine dernière que l’origine du conflit actuel entre les États-Unis et la Russie était l’omission, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un traité écrit fixant les limites et la définition des “intérêts” occidentaux et, pari passu, des intérêts sécuritaires et commerciaux de la Russie et de la Chine dans le heartland asiatique.

Tout est resté vague et non écrit dans l’euphorie de l’après-guerre froide, afin de donner aux États-Unis une marge de manœuvre qu’ils ont exploitée à fond. Ils ont manœuvré pour remilitariser l’Allemagne et pour faire avancer l’OTAN vers, et dans, le heartland. Comme beaucoup l’avaient prédit, cette approche américaine aboutirait en fin de compte à la guerre.

Et bien sûr, des “fronts de guerre” asymétriques ont été ouverts horizontalement dans de nombreuses sphères avec l’opération spéciale de la Russie en Ukraine. Bien qu’ostensiblement axée sur le blocage de l’absorption furtive de l’Ukraine par l’OTAN, cette opération a également ouvert le principal front de la Russie – celui qui consiste à empêcher l’OTAN de pénétrer plus avant.

Aujourd’hui, tous les regards sont tournés vers la “guerre” qui s’étend au Moyen-Orient. De nombreuses questions sont posées, mais la principale est : “Pourquoi ?” .

Nous constatons que les problèmes sont étrangement similaires. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Occident voulait que ses Juifs européens aient une “patrie” et c’est ainsi qu’en 1947, la Palestine a été divisée de manière péremptoire entre Juifs et Arabes.

Le discours prédominant en Occident est que les difficultés et les guerres qui ont suivi cet événement – en particulier la confrontation actuelle en Israël/Palestine – résultent simplement de l’incapacité perverse des États arabes à accepter l’existence de l’État d’Israël. Nombreux sont ceux qui, en Occident, considèrent cette incapacité comme au moins irrationnelle ou, au pire, comme un défaut culturel fondamental.

Comme dans le cas de la situation militaire européenne d’après-guerre, rien n’a été formellement convenu en ce qui concerne la cohabitation des Juifs et des Arabes sur une même parcelle de terre. Les accords d’Oslo de 1993 constituaient une tentative d’accord, mais là encore, tout était vague, et la “clé” de sécurité de l’ensemble de l’accord était entièrement laissée à la discrétion des Israéliens.

Il est évident que cela visait à donner à Israël une marge de manœuvre maximale. Plus encore, il était prévu qu’Israël ait l’“avantage” stratégique – pas seulement l’“avantage” politique, puisque les États-Unis s’étaient engagés à faire en sorte qu’Israël ait également l’“avantage” militaire par rapport à ses voisins.

En clair, l’objectif d’amener les États arabes à accepter la présence d’Israël n’a jamais été poursuivi, ou alors il a été contraint par des mesures militaires et financières (Syrie, Irak, Liban et Iran). Sauf dans le cas de l’Égypte, par la restitution du Sinaï au Caire. L’itération actuelle de la “normalisation d’Abraham” (s’accommoder d’Israël) abandonne en fait les Palestiniens pour que les Saoudiens se conforment à la normalisation.

Tout comme l’avancée de l’OTAN visait à placer l’Asie sous l’emprise des États-Unis, l’hégémonie culturelle du Grand Israël au Moyen-Orient – pensait-on dans les cercles du Beltway américain – placerait également le Moyen-Orient sous l’emprise de l’Occident.

Ce qui se cache derrière le déferlement actuel de la résistance violente palestinienne est précisément enraciné dans une compréhension inverse de celle que l’on a dans les cercles du Beltway.

La “réalité” inverse est que, au cours de la dernière décennie, Israël s’est éloigné de plus en plus des fondations sur lesquelles une paix régionale durable aurait pu être construite. De manière perverse, Israël a évolué dans la direction opposée, détruisant les piliers sur lesquels un rapprochement régional aurait pu être possible.

Au cours de la dernière décennie, Netanyahou a fait basculer l’électorat israélien à droite, en faisant de l’Iran le fantasme par lequel il effraie le public. (Il n’en a pas toujours été ainsi : après la révolution iranienne de 1979, Israël s’était allié à l’Iran, contre le “voisinage proche” arabe).

Netanyahou a également transmis à son électorat le “message” selon lequel, grâce au “succès” des accords d’Abraham, le monde ne se soucie plus du tout des Palestiniens. Qu’ils sont “des infos d’hier” .

Cette performance a empêché le monde occidental de comprendre pleinement ce que les ministres radicaux du gouvernement de Netanyahou ont planifié.

L’un des principaux engagements des ministres de Netanyahou est de construire le (troisième) temple juif sur le mont du Temple, où se trouve actuellement la mosquée al-Aqsa. En clair, cela implique un engagement à démolir al-Aqsa et à construire un Temple juif à sa place.

Le deuxième engagement clé est de fonder Israël sur la “Terre d’Israël” biblique. Comme l’a clairement indiqué le ministre de la sécurité nationale, Ben Gvir, les Palestiniens de Cisjordanie seraient confrontés à un choix : partir ou vivre sous l’emprise d’un État juif suprématiste.

La troisième consiste à instituer la loi juive (Halakha) en lieu et place de la loi laïque. Cela priverait les non-Juifs d’Israël de leur statut juridique.

Considérés ensemble – la judaïsation d’Al-Aqsa, la fondation de l’État sur la “Terre d’Israël” biblique et la fin de la loi fondamentale laïque – la Palestine et le peuple palestinien sont tout simplement effacés. Il y a trois semaines, Netanyahou a brandi une carte d’Israël lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations unies : Gaza et les territoires palestiniens n’y figurent pas du tout. Ils sont effacés. La situation est aussi existentielle que cela.

Tels sont les enjeux qui sous-tendent en fin de compte la provocation extrême des forces militaires du Hamas à l’égard d’Israël. Elle vise à briser le paradigme (il ne s’agit pas d’un appel à un quelconque retour au cadre d’Oslo).

Toutefois, en réagissant de manière excessive, Netanyahou et son équipe risquent de “faire tomber le toit” de l’ensemble du projet occidental. Biden ne semble pas voir le danger qui se cache dans son propre langage exagérément enragé, comparant le Hamas à ISIS et approuvant une réponse “rapide, décisive et écrasante” de la part de Netanyahou. Biden a déclaré qu’il était convaincu qu’Israël avait non seulement le droit, mais le “devoir” de riposter, ajoutant que “les États-Unis soutiennent Israël” .

Biden risque d’obtenir plus que ce qu’il cherche : une tragédie sous la forme d’un châtiment total infligé aux Palestiniens de Gaza. Netanyahou, piégé par la dynamique de sa propre peur et de sa vulnérabilité, joue le rôle de Dionysos, le Dieu de l’excès. Et Biden l’encourage.

Tout comme l’équipe Biden a exposé l’Amérique et l’OTAN à l’humiliation en Ukraine, l’équipe Biden semble incapable d’imaginer ce qui pourrait découler de l’humiliation d’Israël, par sa vengeance à Gaza. L’Ukraine a entraîné de graves conséquences financières pour l’Europe. En Israël, la structure militaire et de renseignement vient d’imploser. Imaginez que la structure politique devienne elle aussi dysfonctionnelle.

Lorsque l’Occident considère la situation d’un point de vue purement statique et instrumental (c’est-à-dire que Tsahal est beaucoup plus puissant que le Hamas et que, par conséquent, le Hamas est destiné à être détruit – “C’est une question d’ingénierie”) – si “vous” adoptez ce point de vue, peut-être posez-vous la question de manière erronée.

La question à poser est plutôt une question dynamique : comment cette dramaturgie va-t-elle se dérouler dans le temps ? De quelle manière la guerre putative d’Israël à Gaza pourrait-elle progressivement façonner les calculs du Hezbollah, de la Syrie et de la sphère musulmane – et ouvrir des opportunités politiques qui n’étaient pas disponibles jusqu’à présent.

Nous pouvons voir une opportunité s’ouvrir directement ; écoutez ce que dit le porte-parole du Pentagone, John Kirby : “D’une part, les rumeurs suggéraient que Biden avait l’intention de faire un chèque géant de 100 milliards de dollars pour se débarrasser de l’Ukraine” , mais il déclare à présent très clairement que : “Il ne faut pas essayer d’obtenir un soutien à long terme lorsque l’on est au bout du rouleau . (La Russie peut désormais clore prématurément l’épisode ukrainien).

L’objectif principal de la tragédie dramatique est de susciter un sentiment d’admiration chez le public qui voit dans le héros tragique une image de lui-même. C’est ce qui se passe alors que le monde islamique regarde Gaza s’effondrer. Le grand ayatollah (“quiétiste”) Seyed al-Sistani a lancé un appel au “monde entier pour qu’il s’oppose à cette terrible brutalité” . La Cisjordanie va-t-elle éclater ? Les Palestiniens vivant à l’intérieur de la ligne verte se soulèveront-ils ?

Si les forces israéliennes envahissent Gaza, celle-ci pourrait facilement se transformer en Bakhmut/Artyemovsk – un hachoir à viande dévastateur.

Le Hezbollah prépare lentement le front nord, mais avec précaution. Cette fois-ci, les États-Unis réagiront-ils de manière excessive (comme en 1983, lorsque l’USS New Jersey a bombardé des positions druzes au Liban) ? Rappelez-vous comment cela s’est terminé : l’ambassade des États-Unis a été complètement détruite et la caserne des Marines a été rasée, causant la mort de 241 membres des forces armées américaines. Aujourd’hui, le groupe d’intervention USS Gerald Ford se trouve au large du Liban, prêt à “dissuader” le Hezbollah.

Le Hezbollah et le Front de résistance ont annoncé leurs lignes rouges. Si elles sont franchies, Nasrallah a promis d’ouvrir un nouveau front.

Nous devons donc essayer de voir les événements de manière dynamique, et pas seulement à travers la bulle des distractions d’aujourd’hui : si Netanyahou et le ministre de la défense Gallant – consumés par le désir de venger les événements de samedi – vont trop loin, Israël pourrait se trouver dans une situation de péril existentiel.

Israël est entouré de dizaines de milliers de missiles intelligents et de drones en essaim. Une attaque contre le Hezbollah ou l’Iran constitue la “pilule rouge” pour Israël. Netayahou, rongé par la colère et la panique,va-t-il se lancer dans ce pari ? Et si lui, Gallant et Gantz tentent la pilule rouge, le toit risque-t-il de s’effondrer ?

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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