Le “ventre mou”


La France est à un tournant décisif de son Histoire.
Ayons enfin le courage de nous servir de notre propre entendement

Emmanuel Kant :

« Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont nous sommes nous-mêmes responsables puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. […] La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers »

Par Aline Mance – Le 29 mars 2019

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Nous vivons là des « instants historiques » : expression galvaudée mais qui est, en l’occurrence, une réalité. La Vème République est moribonde. La démocratie uniquement représentative, que les gouvernements successifs du début du XIXème siècle à nos jours se sont appliqués à présenter comme la seule capable de garantir la stabilité sociale et politique, vole en éclats, minée de l’intérieur par la corruption et la lâcheté des prétendus élus.

C’est contre cette démocratie illusoire que Rousseau nous met en garde en 1762 dans Le Contrat Social :

 « Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. »

Et c’est cette même illusion insupportable de démocratie qui pousse en décembre 2018 une partie du peuple de France à exiger la démocratie directe, participative et décisionnaire qui intègre les citoyens à toutes les étapes de l’activité politique – sous la forme du Référendum d’Initiative Citoyenne, en toutes matières.

Dans le même temps on observe qu’une autre large portion de la population se réfugie dans le déni du malaise politique et social. À celui qui affirme qu’il n’y a pas de véritable démocratie en France on rétorque qu’il est un imbécile et qu’il devrait faire un tour en Corée du Nord tâter de la vraie dictature. Et on aura raison de s’insurger contre la dictature ! C’est précisément parce que la France républicaine offre à son peuple couverture et aides sociales, sanitaires, éducatives, liberté d’opinion et d’expression qu’il faut s’attacher à les sauvegarder. Cependant quelle est la cause profonde de ce déni de la réalité ?

Crainte d’affronter une vérité qui dérange et qui bouscule des repères rassurants – alors que ces mêmes individus accusent très souvent « le système » de faillir à ses obligations ou de ne pas répondre à leurs besoins ? Repli ego-centré voire égoïste qui pousse inévitablement vers des comportements individualistes ? Crainte peut-être d’être perçus par le pouvoir comme des « rebelles » et de devoir payer un jour le prix de la rébellion ? Paresse ? Lâcheté ? Ignorance ? Ceux-là se laissent ballotter mollement au gré des événements en se disant : « On verra bien ! ».

Indécis, apeurés ou seulement englués dans un confort très relatif, sans véritable conscience politique – c’est-à-dire sans pouvoir définir précisément le degré de responsabilité de leur action ou de leur inaction au sein de la Cité – ils se positionnent toujours du côté du pouvoir car il est plus prudent d’être du bon côté du manche. Ils jugent intolérable – et la vivent quasiment comme une agression personnelle – la moindre tentative d’insoumission. J’appellerai ceux-là « le ventre mou ». Comment en sont-ils arrivés là ?

Cette mollesse ne se situe évidemment pas à l’intérieur des classes les plus nanties et embourgeoisées de la société où aucune décision n’est hasardeuse, où tous les choix sont stratégiques et mûrement réfléchis. Il n’y a rien de mou chez des individus dont le principal moteur est l’intérêt, dont le principal objectif est le profit. Qualifier le mouvement des gilets jaunes de « populiste », par exemple, « d’extrême-droite », « d’antisémite » est une manœuvre délibérée, motivée par la nécessité de saboter une initiative qui ne vient pas de cette caste aisée et qui enraye sa machinerie.

Ce qu’ils peuvent être pénibles ces gilets jaunes ! Et mal sapés de surcroît ! Très « faute de goût » comme l’a fort bien analysé François Bégaudeau. Dans ces sphères privilégiées on ne se laisse guère ballotter par les courants. Les nantis n’ont aucune raison de vouloir le changement car ils évoluent avec une formidable aisance dans un élégant entre-soi protégé par la capitalisation ; le patrimoine ; l’accès à la propriété ; l’ouverture à la culture ; la complicité des réseaux et la connivence des codes. Ceux-là n’ont pas à se préoccuper du prix de leur caddy. Ceux-là ne se préoccupent pas davantage de leur empreinte carbone, de l’extinction des espèces et des inégalités sociales. Il faut dire que ceux-là ne risquent pas non plus d’être étouffés par le sens moral et l’honnêteté . Paul Nizan dans Les Chiens de garde :

« La bourgeoisie travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui. »

On ne s’offusque donc pas, par exemple, dans ces milieux qu’entre 1998 et 2013 François Fillon ait fait cadeau de 500 000 euros bruts à Pénélope pour un poste fictif d’attachée parlementaire. Non seulement on ne s’en émeut point mais on est prêt à asseoir cet homme sur le trône présidentiel. Le conflit d’intérêts, le népotisme ? Broutilles que tout ceci. Le plus important étant de « savoir communiquer c’est-à-dire raconter des histoi... une histoire ! » recommande François Henrot, directeur à la banque Rothschild lorsqu’il fait l’éloge de sa jeune recrue Emmanuel Macron.

En revanche, « le ventre mou » inconscient situé un peu plus bas dans l’échelle sociale devrait avoir toutes les raisons de s’alarmer car il constitue le fond de commerce du matraquage institutionnel. Il est malheureusement la cible idéale : sa crédulité qui confine souvent à la naïveté, sa confiance quasi aveugle en un système paternaliste qui l’infantilise, l’incompréhension et les peurs entretenues avec soin face aux événements volontairement embrouillés et déformés par les médias, son esprit critique savamment raboté et le sentiment de culpabilité qu’on l’oblige à éprouver dès qu’il sort de la trace, enfin la vulnérabilité où il est cantonné depuis plus d’un siècle font de lui le béni-oui-oui du pouvoir qui s’en donne à cœur joie à le tourner en bourrique.

La manipulation des consciences par le pouvoir est loin d’être un procédé neuf mais sa grande force est d’avancer masqué et d’œuvrer avec patience. En 1840, dans De la démocratie en Amérique Tocqueville décrit cette manipulation avec précision :

« [...] le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne ; il comprime ; il énerve ; il éteint ; il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ».

Comment « hébéter », abêtir, abrutir tout un peuple et le transformer en troupeau ? Comment réduire des individus pensants en « ventre mou » ? Rien de plus simple : s’appuyer de toutes ses forces sur ce formidable levier qu’est la peur.

La psychologie sociale et la psychanalyse – je vous renvoie aux travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot, par exemple, ou à ceux d’Erich Fromm, notamment La Passion de détruire : anatomie de la destructivité humaine – ont parfaitement étudié le ressort puissant qu’est la peur lorsqu’il s’agit de contraindre et contrôler les individus. Mais je vais ici plutôt me référer à George Gerbner, journaliste américain, professeur de télécommunication, père de la « Cultivation Theory », qui depuis 1976 a longuement analysé le phénomène et l’a identifié : « The Mean World Syndrome » [« Le Syndrome du Grand Méchant Monde »].

Gerbner démontre, par exemple, que la violence, dont les journaux télévisés font systématiquement l’essentiel de leurs émissions, cultive des sentiments d’insécurité et de vulnérabilité à l’origine des comportements de dépendance et de soumission. Les actes de violence rapportés et hypertrophiés dans les médias d’information contribuent à créer chez le public l’image d’un monde plus dangereux qu’il ne l’est en réalité. Les médias n’informent pas : ils déforment la vision du monde à grands coups d’hyperboles tragiques et conditionnent les esprits. Ils distillent la peur. La peur conduit au repli sur soi, à l’individualisme exacerbé, à des réflexes hyper-sécuritaires, à la volonté de faire régner l’ordre et à des besoins de remplissage comblés par … la sur-consommation.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui en France : un peuple timoré, infantilisé, soumis, doutant de lui-même et de sa souveraineté. Les politiciens « professionnels »  ont dépossédé le peuple de son exercice politique, lui laissant le droit de vote comme un os à ronger. Ils se sont emparés du pouvoir sous prétexte qu’il serait trop complexe pour être confié à un peuple trop incapable. Alors que le Référendum d’initiative citoyenne serait l’occasion de reprendre sérieusement en main son éducation politique, le citoyen s’exclame : « Le RIC ? Mais nous ne saurons pas nous en servir ! Le RIC va couler la République ! Mieux vaut laisser la politique à ceux dont c’est le métier ! »

Une aberration absolue ! La politique est par nature et par sa définition même l’affaire de tous. Solon ; Platon ; La Boétie ; Rousseau ; Montesquieu, Kant – pour ne citer qu’eux – ont démontré que plus le citoyen participe activement à la vie publique – plus il se « politise » donc – mieux il réfléchit, propose, débat, délibère et décide avec sagesse et raison.

En quoi un banquier de chez Rothschild est-il apte à devenir président de la République ? Si c’est un pedigree de banquier qui prime, n’importe quel banquier aurait pu faire l’affaire. Sur quels critères et à partir de quel marquage de jauge un individu devient-il plus apte qu’un autre à s’occuper des affaires de la Cité ? Les énarques et les petits « dieux de Polytechnique » – c’est ainsi que Laurent Alexandre les a qualifiés lors de la table ronde de l’École Polytechnique sur le Transhumanisme le 14 janvier 2019 – sont-ils donc supérieurement dotés de sentiments citoyens ? Qui a bien pu décréter que l’intelligence et les valeurs morales étaient l’apanage des politiciens professionnels ? Si tel est le cas un grand nettoyage de printemps s’impose à l’Assemblée Nationale et dans les plus hautes sphères de l’État.

Par quels mystères un peuple tout entier éduqué par l’École et les institutions de la République serait-il plus stupide qu’une poignée d’autres citoyens éduqués par les mêmes écoles et les mêmes institutions ? Pour quelles raisons logiques et défendables, un peuple tout entier, éclairé et instruit, devrait-il reconnaître une poignée d’individus comme supérieurs et remettre son sort entre les mains de ceux-là ? Le peuple français serait-il un troupeau si dangereux qu’il devient impossible de lui confier une quelconque responsabilité civique ? Un troupeau qu’une prétendue élite s’octroie le devoir de mener à l’aiguillon.

En somme, quelle est notre part de responsabilité dans notre propre faillite ? Comment avons-nous provoqué notre « minorité » [citoyenne] ? Pour reprendre les termes d’Emmanuel Kant :

« Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont (nous sommes nous-mêmes responsables) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. […] La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers »

Responsables, oui ! Par le silence complice. Par des actions molles mais surtout par des omissions lâches. Horace : « Sapere aude ! » [« Ose savoir ! »] 

Ayons enfin le courage de nous servir de notre propre entendement.

Aline Mance

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