Par Robert Scruton − Source Modern Culture
La marchandisation de la vie moderne a donné lieu à maintes lamentations depuis qu’on en débat, et d’ambitieuses théories – le fétichisme de la marchandise, la consommation ostentatoire, la société d’abondance, et beaucoup d’autres, seulement ébauchées – sont nées de la répulsion spontanée qu’éprouvent les intellectuels à l’égard de la « fièvre acheteuse » de leurs contemporains. Mais quelque chose de nouveau semble être à l’œuvre dans le monde actuel – un processus qui est en train de dévorer le cœur même de la vie sociale, non seulement en substituant la technique de vente à la vertu morale, mais en faisant commerce de tout, vertu y compris. Le cynique, disait Oscar Wilde, est celui qui connaît le prix des choses mais qui ignore leur valeur. Et dans une lettre à Lord Alfred Douglas il définissait la sentimentalité comme étant « le jour férié du cynisme ». Les boutades de Wilde sont souvent plus suggestives que vraies. Celles-ci, toutefois, sont exactes. Le cynisme et la sentimentalité sont deux manières de dégrader la valeur des choses en leur simple prix.
Pour comprendre cela, il nous faut faire une distinction qui fut d’abord évoquée par Coleridge: la distinction entre « fantasy » 1 et « imagination », entre le simulacre et l’image. Simulacre et image sont tous les deux irréels, mais alors que l’irréalité du simulacre s’immisce dans le monde et le pollue, l’irréalité de l’image existe dans un monde à part dans lequel nous pouvons nous aventurer tout en restant conscients de la vraie réalité.
Un exemple concrétisera mon propos. Un individu morbide peut méditer sans cesse sur la mort et la douleur. Il fantasme souvent sur la souffrance. Naît alors en lui le désir d’être témoin de ce qu’il fantasme avec tant de réalisme. En même temps, la crainte, la sympathie et le respect pour la vie humaine l’amènent à s’horrifier de son désir. Il n’est ni un tortionnaire, ni un meurtrier et jamais il ne fréquenterait ces lieux obscurs où l’on torture et où l’on tue. Il recherche plutôt des substituts : les figures de cire très ressemblantes de « la chambre des horreurs », les meurtres et les démembrements très réalistes dans les films de Quentin Tarantino […] Tout cela montre la « fantasy » à l’œuvre. Le fruit de la « fantasy », le simulacre, s’immisce dans le monde réel : c’est l’objet irréel d’un désir réel, condamné à l’irréalité par l’interdit mental qui, en même temps, l’évoque. Le simulacre doit être aussi réaliste que possible, de manière à servir de substitut à ce que le sujet désire avec ardeur. La « fantasy » convoite le simulacre le plus cru, explicite, offert sans retenue, de l’objet inaccessible; par cet étalage éhonté, elle accède à la possession, par procuration, de ce qui est inaccessible.
La pornographie la plus crue nous fournit un autre exemple. De fait, la société moderne regorge d’objets de la « fantasy » depuis que l’image réaliste, qu’elle soit photographique, cinématographique ou télévisuelle, nous offre la possibilité de satisfaire nos désirs par procuration, les légitimant par là-même. Dans la « fantasy », le désir ne recherche ni la description littéraire, ni la peinture délicate de son objet, mais un simulacre – le double pur et simple de la chose elle-même. Il fuit le style et la convention, car ils empêchent la construction du substitut en le parant des atours de la pensée. Le simulacre idéal […] est un objet imaginaire qui n’offre aucune prise à l’imagination. (…). Voyez ces files d’attente de « fans » devant le musée de cire de Madame Tussaud à Londres, et vous comprendrez la puissance ubiquitaire de la « fantasy », et comme elle est aisément satisfaite. Nul effort d’imagination pour comprendre une figure de cire. (…). C’est le modèle même des produits de la « fantasy » : elle a toutes les apparences de la vie et elle est parfaitement morte. A travers l’œuvre d’art, en revanche, nous nous tenons face à un monde de gens qui ont la densité de la vie, un univers dans lequel nous ne pouvons entrer que grâce à un effort d’imagination. Et où, nous comme eux, sommes soumis au jugement. (On comprend que la file d’attente devant la National Gallery soit nettement plus courte).
Le fruit de l’imagination n’est pas réalisé mais représenté; il nous aborde, en règle générale, richement paré des habits de la pensée, et il n’est en rien un objet substitutif, tenant lieu de l’inaccessible. Au contraire, il est délibérément mis à distance, dans un monde à part. Le théâtre et la peinture, qui en sont les meilleurs exemples, nous disent aussi que la convention, l’encadrement et la mesure sont partie intégrante du processus de l’imagination. Nous n’entrons dans le tableau que si nous savons que son cadre exclut le monde dans lequel nous nous tenons. (…). Dans le théâtre également, l’action n’est pas réelle mais représentée, et son réalisme même ne va jamais jusqu’à montrer sur la scène tout ce dont se nourrit la « fantasy ».
C’est pour cela que dans la tragédie grecque les meurtres ont lieu en dehors de la scène, non pas pour nier leur pouvoir émotionnel, mais de manière à l’enclore dans le royaume de l’imagination – royaume dans lequel nous nous promenons librement, après avoir mis en sommeil nos intérêts et nos désirs. Les Grecs savaient parfaitement ce que nos cinéastes [en français dans le texte, NdT] ont découvert depuis, la représentation du sexe et de la violence est l’objet naturel de la « fantasy » et glisse spontanément du réalisme à la réalisation. Elle empêche ainsi le travail de l’imagination qui met en jeu nos sympathies, mais non pas nos désirs réels.
Ce qui est représenté au théâtre n’arrive pas réellement sur scène, ni n’importe où ailleurs dans le monde. Et les observateurs cultivés le savent bien. Ils perçoivent ce qui arrive sur scène comme étant imaginaire. Coleridge a défini cette attitude du lecteur (et par là-même du spectateur au théâtre) comme une « suspension volontaire de l’incrédulité (« disbelief ») ». Il aurait dû dire : « suspension volontaire de l’adhésion au réel (« belief ») »2 : tout le plaisir et l’émotion tient à ce que nous savons que ce qui se produit sur scène est irréel. Les spectateurs pénètrent dans cette irréalité par un acte de volonté, non pas à la recherche d’objets substitutifs pour leurs propres désirs, mais afin d’explorer un univers qui n’est pas le leur.
Roger Scruton
Traduit par J.A., relu par Hervé pour le Saker Francophone
Notes
- Le terme anglais « fantasy » n’a aucun équivalent en français, « fantaisie » moins que tout autre ! ; la « fantasy » engendre fantasmes (sexuels et sadiques y compris) et simulacres qui font écran au réel en s’y substituant (alors que l’ imagination engendre des images qui se donnent comme telles) ↩
- l’opposition « disbelief »/ »belief » ne peut pas être rendue en français par « incroyance »/ »croyance », ces termes ayant une signification immédiatement religieuse. En fait, « belief » et « disbelief » sont deux manières opposées de ne pas comprendre l’univers théâtral du « comme si » ↩
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