Le règne sur le monde de l’argent [2/2]


Par Edward Jay Epstein – Novembre 1983 – Source EdwardJayEpstein

Partie 1

Le premier compartiment au sein de la banque est le conseil des directeurs, fondé par les huit banques centrales européennes (Angleterre, Suisse, Allemagne, Italie, France, Belgique, Suède et les Pays-Bas), qui se réunit le mardi matin de chaque week-end de Bâle. Le conseil se réunit aussi deux fois par an à Bâle avec les banques centrales d’autres nations.

Il offre un dispositif formel pour négocier avec des gouvernements européens et des bureaucraties internationales comme le FMI ou la Communauté économique européenne (le Marché commun). Le conseil définit les règles et les territoires des banques centrales, afin de dissuader les gouvernements de toute ingérence dans leur domaine. Par exemple, il y a de cela quelques années, lorsque l’Organisation de coopération et de développement économique, à Paris, a désigné un modeste comité pour étudier l’adéquation des réserves des banques, les banquiers centraux ont considéré cela comme un braconnage visant leur pré carré monétaire et ont sollicité l’appui du conseil de la BRI. Celle-ci a donc constitué un comité de haut-vol sous l’égide du Contrôle bancaire de la Banque d’Angleterre afin d’anticiper le problème. L’OCDE a reçu le message et a renoncé à son comité.

Pour faire face au monde dans sa globalité, il existe un autre compartiment de casse-tête chinois appelé le Groupe des dix, ou simplement G10. En réalité, il comprend onze membres à plein-temps, représentant les huit banques centrales européennes, la Fed, la Banque du Canada et la Banque du Japon. Il comprend également un membre non-officiel: le gouverneur de l’Agence monétaire saoudienne. Ce puissant groupe, qui contrôle la plus grande part de l’argent transférable dans le monde, se réunit à l’occasion de grandes sessions le lundi après-midi lors du week-end de Bâle. C’est là que des questions politiques plus larges telles que les taux d’intérêts, la croissance de l’offre monétaire, la stimulation économique (ou son arrêt) et les taux de devises sont débattus, s’ils ne sont pas toujours résolus.

Directement sous le G10, et répondant à tous ses besoins spécifiques, se trouve une petite unité appelée le Département du développement monétaire et économique qui est, dans les faits, son groupe de réflexion privé. La tête de cette unité, l’économiste belge Alexandre Larnfallussy, siège dans toutes les réunions du G10, puis assigne la demi-douzaine d’économistes constituant son équipe aux recherches et aux analyses adéquates. Cette unité produit également des analyses économiques, à l’occasion, qui sont fournies aux banquiers centraux de Singapour à Rio de Janeiro, quand bien même ils ne sont pas membres de la BRI, comme une méthode opportune pour se coordonner. Par exemple, un récent papier intitulé Les règles face à la discrétion: un essai sur la politique monétaire dans un environnement inflationniste, déboulonna courtoisement le dogme Milton Friedmanesque et suggéra une forme plus pragmatique de monétarisme. Et en mai dernier, juste avant la conférence du sommet de Williamsburg, l’unité réalisa un livre bleu au sujet des interventions sur le marché des changes par les banques centrales, qui établit les limites et les circonstances pour de telles actions. Lorsqu’il y a des désaccords internes, ces livres bleus peuvent exprimer des positions sensiblement contradictoires soutenues par tels ou tels membres de la BRI, mais généralement ils reflètent le consensus du G10.

A l’occasion d’un déjeuner autour d’une saucisse rôtie accompagnée d’une bière à l’étage supérieur de la Bundesbank, qui est située dans un immense bâtiment de béton (appelé le bunker) à l’extérieur de Francfort, Kark Otto Pohl, son président et gouverneur de haut-rang du BIS, s’est plaint auprès de moi en 1983 concernant la répétitivité de ces réunions au cours des week-ends de Bâle : «D’abord, il y a la réunion au pool de l’or, puis, après le déjeuner, les mêmes personnes se présentent au G10 et le jour suivant, il y a le conseil qui exclut les États-Unis, le Japon et le Canada, ainsi que la réunion de la Communauté européenne qui exclut la Suède et la Suisse.» Il dit en guise de conclusion : «Elles sont longues et astreignantes – et elles ne sont pas le lieu où les véritables affaires se concluent.» Celles-ci se tiennent, comme Pohl me l’expliqua au cours de notre paisible déjeuner, encore à un autre niveau de la BRI : «Une sorte de cercle intérieur.»

Le cercle intérieur est constitué par la demi-douzaine de puissants banquiers centraux qui se trouvent être plus ou moins dans le même bateau monétaire : en plus de Pohl, on trouve Volcker et Wallich de la Fed, Leutwiler de la Banque nationale suisse, Lamberto Dini de la Banque d’Italie, Haruo Mayekawa de la Banque du Japon, et le gouverneur retraité de la Banque d’Angleterre, Lord Gordon Richardson (qui a présidé les réunions du G10 durant les dix années passées). Ils parlent tous anglais avec aisance ; en effet, Pohl a relaté comment il s’est surpris à parler anglais avec Leutwiler, alors que tous deux ont l’allemand pour langue maternelle. Et ils parlent tous la même langue lorsqu’il est question des gouvernements, ayant des expériences communes en partage. Pohl et Volcker étaient tous deux secrétaires adjoints de leur trésoreries respectives ; ils ont travaillé étroitement ensemble, ainsi qu’avec Lord Richardson, à de vaines tentatives de défendre le dollar et la livre dans les années 1960. Dini était au FMI à Washington, confronté à de nombreux problèmes identiques. Pohl avait travaillé en étroite collaboration avec Leutwiler dans des pays voisins de la Suisse durant deux décennies. «Certains d’entre nous sont des amis de très longue date», a déclaré Pohl. Plus important encore, ces hommes partagent tous le même ensemble de valeurs clairement articulées en ce qui concerne l’argent.

La première de ces valeurs, qui semble également distinguer le cercle intérieur du reste des membres de la BRI, est la ferme conviction que les banques centrales devraient agir indépendamment de leur gouvernements nationaux. C’est un postulat facile à défendre pour Leutwiler, dans la mesure où la Banque nationale suisse est détenue par des acteurs privés (la seule banque centrale qui n’est pas détenue par un gouvernement [Discutable pour la FED notamment, NdT] et est complètement autonome («Je ne pense pas que beaucoup de gens connaissent le nom du président de la Suisse, même en Suisse, mais tout le monde en Europe a entendu parler de Leutwiler», a ironisé Pohl). La Bundesbank est presque aussi indépendante ; à l’instar de son président, Pohl n’est pas tenu de consulter les représentants du gouvernement ou de répondre aux questions du Parlement – même lorsque cela touche à des problèmes aussi cruciaux que la hausse des taux d’intérêt. Il refuse même de s’embarquer à bord d’un avion gouvernemental pour se rendre à Bâle, préférant encore se mettre au volant de sa limousine Mercedes.

La Fed est seulement un brin moins indépendante que la Bundesbank : Volcker est censé se rendre périodiquement au Congrès et au moins prendre les appels en provenance de la Maison Blanche – mais il n’a aucunement l’obligation de suivre leur conseil. Alors qu’en théorie la Banque d’Italie est sous le contrôle du gouvernement, en pratique c’est une institution d’élite qui agit de façon autonome et résiste souvent au gouvernement (en 1979, son gouverneur d’alors, Paolo Baffi, fut menacé d’arrestation mais le cercle intérieur, passant par des canaux non conventionnels, se rallia pour lui offrir son soutien). Bien que la relation exacte entre la Banque du Japon et le gouvernement japonais demeure sciemment impénétrable, même pour les gouverneurs de la BRI, son président Mayekawa adhère au moins au principe d’autonomie. Enfin, alors que la Banque d’Angleterre est sous la houlette du gouvernement britannique, Lord Richardson fut accepté par le cercle intérieur en raison de son adhésion personnelle à ce principe fondateur. Mais son successeur, Robin Leigh-Pemberton, dont l’expérience en affaires est moins florissante et les contacts personnels moins fournis, ne sera probablement pas admis dans le cercle.

En tous les cas, la ligne est définie au sein de la Banque d’Angleterre. La Banque de France est perçue comme une marionnette du gouvernement français ; à un degré moindre, les banques européennes restantes sont également considérées par le cercle intérieur comme des extensions de leurs gouvernements respectifs, de sorte qu’elles sont maintenues à l’écart.

Une autre conviction du cercle, étroitement liée à la première, est qu’on ne devrait pas faire confiance aux politiciens pour décider du sort du système monétaire international. Lorsque Leutwiler devint président de la BRI en 1982, il insista pour qu’aucun représentant gouvernemental ne soit autorisé à venir assister à un week-end de Bâle. Il persista sur ce point en 1968 : le secrétaire adjoint au Trésor états-unien, Fred Deming, s’était rendu à Bâle et fit un arrêt à la banque : «Lorsque le bruit s’est répandu qu’un représentant du Trésor étasunien se trouvait à la BRI, des négociants en or, spéculant que les États-Unis étaient sur le point de vendre leur or, déclenchèrent une panique sur le marché», d’après Leutwiler. Excepté pour la réunion annuelle en juin (appelée le jamboree par le personnel), durant laquelle le rez-de-chaussée du quartier général de la BRI est ouvert aux visiteurs officiels, Leutwiler a cherché à faire scrupuleusement appliquer son règlement. «Pour être honnête, je n’ai que faire des politiciens, a-t-il déclaré, le discernement des banquiers centraux leur fait défaut.» Cela résume effectivement l’antipathie ordinaire du cercle intérieur à l’égard de la «pagaille gouvernementale» [démocratique, NdT], selon les mots de Pohl.

Les membres du cercle intérieur privilégient communément le pragmatisme et la flexibilité à toute idéologie, aussi bien celle de Lord Keynes que celle de Milton Friedman. Plutôt que de recourir à la rhétorique et d’invoquer des principes, le cercle intérieur travaille à élaborer tout remède susceptible de résoudre une crise. Par exemple, plus tôt cette année, quand le Brésil échoua à rembourser à temps un prêt de la BRI garanti par les banques centrales, le cercle décida discrètement de repousser la date d’échéance plutôt que de recueillir l’argent auprès des garants. «Nous sommes constamment engagés dans un numéro d’équilibriste sans filet de sécurité», a expliqué Leutwiler.

L’ultime et de loin la plus importante conviction du cercle intérieur, est que lorsque sonne le glas pour n’importe quelle banque centrale, il sonne pour toutes les autres. Lorsque le Mexique fit face à la banqueroute au début des années 1980, le souci du cercle n’était pas le bien-être de ce pays mais, ainsi que Dini l’a formulé, «la stabilité du système bancaire tout entier». Pendant des mois le Mexique avait emprunté des fonds à un jour auprès du marché interbancaire de New York – ainsi que chaque banque reconnue par la Fed y est autorisée – afin de payer les intérêts sur sa dette extérieure dépassant les 80 milliards de dollars. Chaque nuit, il lui fallait emprunter plus d’argent pour rendre les intérêts sur les transactions de la nuit précédente et, d’après Dini, avant le mois d’août, le Mexique avait emprunté près d’un quart de tous les Fed funds, comme on appelle ces prêts à un jour entre banques.

La Fed était en proie à un dilemme : si elle intervenait soudainement et interdisait au Mexique de faire appel plus avant au marché interbancaire, le pays ne serait pas en mesure de rembourser sa dette colossale le lendemain, et 25% des fonds disponibles du système bancaire tout entier seraient gelés. Mais si la Fed autorisait le Mexique à continuer d’emprunter à New York, en l’espace de quelques mois il engloutirait la plupart des fonds interbancaires, obligeant la Fed à étendre de manière drastique les réserves d’argent.

Il s’agissait clairement d’une urgence pour le cercle intérieur. Après avoir parlé à Miguel Mancera, directeur de la Banco de Mexico, Volcker a immédiatement appelé Leutwiler qui passait ses vacances dans un village de montagne suisse des Grisons. Leutwiler se rendit compte que le système entier se trouvait confronté à une bombe à retardement financière : bien que le FMI ait été disposé à allonger 4,5 milliards de dollars au Mexique pour relâcher la pression sur sa dette à long terme, cela nécessiterait des mois de paperasse pour obtenir l’approbation de l’emprunt. Et le Mexique avait besoin d’un prêt immédiat de 1,85 milliard de dollars pour s’extraire du marché interbancaire, ce dont Mancera avait convenu. Mais en moins de 48 heures, Leutwiler avait appelé les membres du cercle intérieur et arrangé le crédit-relais temporaire.

Tandis que ces 1,85 milliards de dollars furent mentionnés dans la presse comme provenant de la BRI, pratiquement tous les fonds étaient issus des banques centrales du cercle intérieur. La moitié vinrent directement des États-Unis – 600 millions issus du fonds de péréquation des changes du Trésor et 325 millions des coffres de la Fed ; les 925 millions restants provenant principalement de dépôts de la Bundesbank, de la Banque nationale suisse, de la Banque d’Angleterre, de la Banque d’Italie et de la Banque du Japon, dépôts qui étaient spécifiquement garantis par ces banques centrales, bien qu’avancés en pro-forma par la BRI (avec un montant symbolique avancé par la BRI lui-même contre le nantissement de l’or mexicain). La BRI ne prit pratiquement aucun risque dans cette opération de sauvetage ; elle fournit simplement une couverture accommodante pour le cercle intérieur. Sans quoi ses membres, particulièrement Volcker, auraient eu à subir les pressions politiques à titre individuel pour ce qui semblait être le sauvetage d’un pays sous-développé. Dans les faits, ils étaient fidèles à leurs valeurs primordiales : secourir le système bancaire lui-même.

Les membres du cercle intérieur rendent un hommage de pure forme à l’idéal visant à préserver le caractère de la BRI et à ne pas le transformer en prêteur de dernier recours pour le monde dans son ensemble. En coulisse, toutefois, ils vont indubitablement poursuivre leurs manœuvres pour protéger le système bancaire, quel que soit le point du monde où il semble le plus vulnérable. Après tout, c’est en définitive l’argent des banques centrales qui est en jeu, pas celui de la BRI. Et le cercle intérieur continuera de se servir de la BRI comme de son masque en public, et de payer la somme requise pour le déguisement.

Partie 1

Edward Jay Epstein

Traduit par François, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone

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