Le règne de l’argent sur le monde [1/2]


Par Edward Jay Epstein – novembre 1983 – Source EdwardJayEpstein

Dix fois par an – une fois par mois à l’exception d’août et d’octobre – une petite élite d’hommes bien mis arrive à Bâle, en Suisse. Transportant sacs de voyage et attaché-cases, ils descendent discrètement à l’hôtel Euler, en face de la gare ferroviaire. Ils sont arrivés dans cette ville somnolente, venant de lieux aussi hétérogènes que Tokyo, Londres et Washington DC, pour l’assemblée régulière du plus exclusif, opaque et puissant cercle supranational au monde.

Chacun, au sein de la douzaine de membres qui le constituent, y dispose de son propre bureau, ainsi que de lignes téléphoniques sécurisées vers son pays d’origine. Les membres sont entièrement pris en charge par un staff permanent d’approximativement 300 personnes, en comptant les chauffeurs, les chefs cuisiniers, les gardes, les coursiers, les traducteurs, les sténographes, les secrétaires et les chercheurs. Une brillante unité de recherche et un ordinateur ultramoderne se trouvent à leur disposition, ainsi qu’un country club isolé avec des courts de tennis et une piscine, à quelques kilomètres de Bâle.

L’appartenance à ce cercle est réservée à une poignée d’hommes puissants qui fixent quotidiennement le taux d’intérêt, la disponibilité du crédit et la masse monétaire des banques de leur propre pays. Parmi eux se trouvent les gouverneurs de la Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et la Bundesbank allemande. Le cercle contrôle une banque forte d’une caisse de 40 milliards de dollars en liquide, des titres publics et de l’or constituant environ un dixième des devises étrangères disponibles. Les profits engrangés par la seule location de son magot en or (le deuxième plus important après celui de Fort Knox) sont plus que suffisants pour financer les dépenses de l’organisation tout entière. Et l’objectif éhonté de ces assemblées élitistes mensuelles est de coordonner et, si possible, de contrôler toutes les activités monétaires au sein du monde industrialisé. Le lieu à Bâle où se réunit ce cercle est une institution financière unique appelée Banque des règlements internationaux ou, plus simplement et plus adéquatement, la BRI [BIS en anglais, se prononce biz en allemand, NdT].

A l’origine, la BRI a été fondée en mai 1930 par des banquiers et des diplomates d’Europe et des États-Unis, pour collecter et distribuer les paiements de réparation de l’Allemagne suite à la Première Guerre mondiale (d’où son nom). C’était un accord sortant véritablement de l’ordinaire. Même si la BRI était organisée comme une banque commerciale avec des actions détenues dans le public, son immunité vis-à-vis de toute ingérence gouvernementale, voire de toute imposition, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, était garantie par un traité international signé à La Haye en 1930. Bien que tous ses dépositaires soient des banques centrales, la BRI a tiré profit de chaque transaction. Et dans la mesure où cela s’est avéré hautement rentable, elle n’a eu besoin ni de subvention ni d’appui de la part d’aucun gouvernement.

Dans la mesure où elle a également fourni, à Bâle, un dépôt sûr et pratique pour les avoirs en or des banques centrales européennes, elle est rapidement devenue la banque des banques centrales. Tandis que la dépression mondiale s’aggravait durant les années 1930 et que les paniques financières s’exacerbaient en Autriche, en Hongrie, en Yougoslavie et en Allemagne, les gouvernants en charge des banques centrales de premier plan craignaient que le système mondial tout entier ne s’effondre s’ils ne parvenaient pas à coordonner étroitement leurs opérations de sauvetage. Le point de rencontre qui s’imposait pour cette coordination cruciale était la BRI, où ils se rendaient de toute façon régulièrement pour convenir des transferts d’or et des règlements liés aux dommages de guerre.

Bien qu’un Congrès isolationniste ait officiellement refusé d’autoriser la Réserve fédérale américaine à participer à la BRI ou d’en accepter des actions (qui étaient à la place détenues en fiducie par la First National City Bank), le président de la Fed s’envola discrètement vers Bâle pour d’importantes réunions. La politique monétaire mondiale était de toute évidence trop importante pour être abandonnée à de simples politiciens nationaux. Durant la Seconde Guerre mondiale, quand les nations, sinon leurs banques centrales, étaient en conflit, la BRI continua d’opérer depuis Bâle, mais les assemblées mensuelles ont temporairement été suspendues. En 1944, suite à des accusations émanant des Tchèques selon lesquelles la BRI blanchissait de l’or que les Nazis avaient volé à l’Europe occupée, le gouvernement américain appuya une résolution à la conférence de Bretton Woods, appelant à la liquidation de la BRI. Il pensait naïvement que les fonctions de règlement et de compensation monétaires pouvaient être reprises par le nouveau Fond monétaire international.

On ne pouvait toutefois pas remplacer ce qui se trouvait derrière le masque d’une chambre de compensation internationale : une organisation supranationale visant au règlement et à la mise en œuvre d’une stratégie monétaire mondiale, ce qui ne pouvait être réalisé par une agence internationale démocratique semblable à celle des Nations Unies. Les banquiers centraux, aucunement enclins à laisser leur cercle leur être confisqué, étouffèrent la résolution américaine en toute discrétion.

Après la Seconde Guerre mondiale, la BRI réapparut en tant que principale chambre de compensation pour les monnaies européennes et, dans les coulisses, comme lieu de réunion privilégié des banquiers centraux. Quand le dollar fut attaqué dans les années 1960, des transferts massifs d’argent et d’or furent organisés de la BRI pour assurer la défense de la monnaie américaine. Il était indéniablement ironique, ainsi que le souligna le président de la BRI, que «les États-Unis, qui avaient voulu tuer la BRI, la trouvent soudainement indispensable». Dans tous les cas, la Fed est devenue un membre éminent du cercle, le président Paul Volcker y assistant aussi bien que le gouverneur Henry Wallich à chaque Week-end de Bâle.

A l’origine, les banquiers centraux requirent un anonymat complet pour leurs activités. Leur quartier général se situait dans un hôtel abandonné haut de six étages, le Grand et Savoy Hotel Universe, avec une annexe au dessus du magasin de chocolats adjacent Frey. C’est à dessein qu’il ne figurait aucun signe sur la porte pour identifier la BRI, ainsi les banquiers centraux en visite et les négociants d’or mirent à contribution le magasin Frey, qui se trouve de l’autre côté de la rue en partant de la gare ferroviaire, comme un point de repère accommodant. C’est dans les chambres boisées au dessus du magasin et de l’hôtel, que les décisions étaient rendues pour dévaluer ou défendre les monnaies, pour fixer le prix de l’or, pour réguler les services bancaires extraterritoriaux et pour augmenter ou diminuer les taux d’intérêt à court terme. Et même si elles façonnèrent un nouvel ordre économique mondial à travers ces délibérations, à en croire le gouverneur de la banque centrale italienne Guido Carli, le public ignora presque tout du cercle et de ses activités, même à Bâle.

Quoi qu’il en soit, en mai 1977, la BRI abandonna son anonymat, contre la volonté de certains de ses membres, pour avoir un quartier général plus efficace. Le nouvel édifice, un gratte-ciel circulaire de dix-huit étages de haut, qui se dresse au dessus de la ville médiévale comme une espèce de réacteur nucléaire égaré, devint rapidement réputé comme la Tour de Bâle et commença à attirer l’attention des touristes. «C’était la dernière chose que nous voulions, me dit son président le Dr. Fritz Leutwiler quand je l’interviewai en 1983. Si ça n’avait dépendu que de moi, ça n’aurait jamais été construit.» Tandis que nous parlions, il gardait les yeux rivés sur l’écran Reuters dans son bureau qui signalait les fluctuations monétaires à travers le globe.

Malgré son embarrassante visibilité, le nouveau quartier général présente les avantages d’un luxueux espace et de l’efficience suisse. Le bâtiment est entièrement climatisé, avec son propre abri anti-nucléaire dans le second sous-sol, un système anti-incendie à triple redondance (de sorte qu’aucun pompier ne soit amené à intervenir à l’intérieur), un hôpital privé, et quelques trente-deux kilomètres d’archives souterraines. «Nous essayons de fournir un club house complet pour les banquiers centraux […] un foyer loin du foyer», d’après les mots prononcés par le directeur général éminemment compétent Gunther Schleuminger, tandis qu’il arrangeait un tour du quartier général, exceptionnellement pour moi.

L’étage supérieur, avec une vue panoramique sur trois pays, l’Allemagne, la France et la Suisse, est un restaurant de grand luxe, employé seulement pour servir aux membres un buffet dînatoire lorsqu’ils arrivent le dimanche en soirée pour débuter le week-end de Bâle. En dehors de ces dix événements, cet étage prend des airs de ville fantôme.

A l’étage inférieur, Schleiminger et sa petite équipe se tiennent dans de spacieux bureaux, administrant les détails du jour pour la BRI et supervisant les activités des étages inférieurs comme s’ils dirigeaient un hôtel hors-saison.

Les trois étages en dessous sont des alignements de cabinets réservés aux banquiers centraux. Tous sont parés de trois couleurs – beige, marron et brun – et chacun dispose d’une lithographie moderne stylistiquement semblable sur le bureau. Chaque cabinet est également équipé de téléphones dotés de la fonction composition abrégée, où la simple pression d’une touche permet aux membres du cercle de joindre leurs bureaux dans les banques centrales de leurs pays. Les couloirs complètement désertés et les cabinets vides, avec des plaques sur les portes et des crayons fraîchement taillés dans des tasses, ainsi que des piles soignées de feuilles vierges sur les bureaux, font là encore penser à une ville fantôme. Lorsque les membres arriveront pour leur réunion prévue en novembre, il y aura selon Schleiminger une remarquable transformation, avec des réceptionnistes multilingues et des secrétaires à chaque bureau, ainsi que des réunions et des briefings permanents.

Aux étages inférieurs se trouve l’ordinateur de la BRI, qui est directement relié aux ordinateurs des banques centrales membres, afin d’offrir un accès instantané aux données concernant la situation monétaire globale, et la banque elle-même, au sein de laquelle dix-huit traders, principalement originaires d’Angleterre et de Suisse, renouvellent continuellement des prêts à court terme sur les marchés de l’eurodollar et se montrent vigilants contre les pertes de changes (en vendant simultanément la monnaie dans laquelle le crédit est contracté). Dans le même temps, des négociants en or occupant un autre étage passent leur temps au téléphone à conclure des prêts sur l’or de la banque auprès d’arbitres internationaux, permettant ainsi aux banques centrales de gagner des intérêts sur les dépôts en or.

Parfois, une situation extraordinaire se produit, comme par exemple une décision de vendre de l’or pour l’Union soviétique, ce qui requiert une décision des gouverneurs, ainsi que l’équipe de la BRI nomme les banquiers centraux. Mais la majeure partie de l’activité bancaire est routinière, informatisée et sans risque. En effet, les statuts de la BRI lui interdisent de négocier autre chose que des prêts à court terme. La plupart ne valent que pour une durée égale ou inférieure à trente jours et sont garantis par le gouvernement ou adossés à l’or déposé à la BRI. Les profits que la BRI perçoit, essentiellement pour se voir confier les milliards de dollars déposés par les banques centrales, se sont élevés à 162 millions de dollars l’année dernière.

Aussi habile que la BRI puisse être à tous ces niveaux, les banques centrales elles-mêmes disposent d’équipes hautement qualifiées capables d’investir leur dépôts. La Bundesbank allemande, par exemple, est dotée d’un formidable département commercial international et de 15 000 employés – ce qui représente au moins vingt fois les effectifs de la BRI. Dès lors, pourquoi la Bundesbank et les autres banques centrales transfèrent-elles quelques 40 milliards de titres à la BRI et lui permettent ainsi de faire de tels profits ?

L’une des réponses est bien évidemment la confidentialité. En mettant en commun une partie de leurs réserves dans ce qui constitue un gigantesque fonds mutuel d’investissements à court terme, les banques centrales ont créé un écran opportun derrière lequel elles peuvent dissimuler leurs propres dépôts et retraits dans des centres financiers à travers le monde. Et les banques centrales semblent bien disposées à payer une commission élevée pour faire usage de la couverture de la BRI.

Il y a cependant une autre raison pour laquelle les banques centrales transfèrent régulièrement des dépôts vers la BRI : elles veulent l’approvisionner avec un profit suffisamment important pour financer les autres services qu’elle fournit. En dépit de son nom, la BRI est bien plus qu’une banque. Vu de l’extérieur, elle semble être une petite organisation technique. Seuls 86 de ses 298 employés sont classés parmi le personnel professionnel. Mais la BRI n’est pas une institution monolithique : savamment dissimulés dans la coquille d’une banque internationale, à l’image d’un casse-tête chinois dont les compartiments sont enchevêtrés les uns dans les autres, se trouvent les véritables groupes et services dont les banquiers centraux ont besoin – et dont ils paient le soutien.

Partie 2

Edward Jay Epstein

Traduit par François, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone

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