Par John Wight – Le 25 mai 2018 – Source Sputnik
Il y a des idées qui ne mourront jamais, malgré le temps qui passe ; leur force et leur portée sont trop grandes. L’une de ces idées est le panafricanisme.
La Journée de la libération de l’Afrique rappelle, célèbre et réaffirme chaque année l’idée, l’histoire et la vision du panafricanisme. En 2018, elle tombe le vendredi 25 mai. Ce jour-là, les communautés africaines, non seulement dans l’Afrique elle-même, mais aussi dans les Caraïbes, en Europe et en Amérique du Nord, se réunissent pour honorer les grands héros du panafricanisme – Haile Selassie, Julius Nyerere, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Ben Bella, Kwame Toure, Muammar Kadhafi, ainsi que Marcus Garvey, W E DuBois et Malcolm X qui appartenaient à la diaspora africaine au sens large.
Cette célébration les encourage à poursuivre la lutte pour l’unité, la liberté et la dignité de l’Afrique sous une seule bannière panafricaine. Pour les partisans du panafricanisme, une telle unité – qui transcende les clivages tribaux et nationalistes – représente le seul espoir réel de libérer un continent qui porte encore les stigmates de l’oppression et de l’exploitation coloniales.
Les débuts du mouvement
L’histoire moderne du mouvement panafricain commence au tournant du XXe siècle – en 1900, plus précisément avec la convocation de la première Conférence panafricaine à Londres. Selon les termes du révolutionnaire africain et premier président du Ghana post-colonial, Kwame Nkrumah, l’événement « se faisait l’écho des aspirations des masses d’Africains à la recherche de l’idéologie et de la forme organisationnelle qui mèneraient à la libération ».
Près de deux décennies se sont cependant écoulées avant le rassemblement suivant du mouvement panafricain qui a eu lieu cette fois en 1919, à Paris, avec la création du tout premier Congrès panafricain. L’événement a été présidé par le célèbre intellectuel afro-américain W.E DuBois, qui a joué, jusqu’en 1945, un rôle clé dans cinq autres rassemblements du mouvement panafricain organisés à divers endroits en Amérique du Nord et en Europe.
Dans une prose aussi claire que brillante, DuBois, a clairement exprimé, dans son essai Les mains de l’Éthiopie, sa position sur l’exploitation de l’Afrique par le colonialisme européen :
« L’Afrique a de sérieux motifs d’incriminer l’Europe. Pendant quatre cents ans, l’Europe blanche a été le principal soutien du commerce d’êtres humains qui a privé l’Afrique noire de cent millions d’êtres humains, bouleversé sa vie sociale, subverti toute forme d’organisation gouvernementale, détruit l’industrie ancestrale et éteint les lumières du développement culturel. »
En 1949, Paul Robeson, une autre voix noire radicale et éminente de la diaspora africaine, défendait la cause de l’unité africaine : « L’utilisation des ressources vastes mais encore inexploitées de l’Afrique au profit des peuples africains, et même de toute l’humanité, est un objectif noble et élevé », a-t-il dit, avant de souligner que « cela peut seulement être l’œuvre des Africains eux-mêmes, et seulement après qu’ils se soient assez débarrassés des chaînes du colonialisme pour pouvoir développer librement leur propre pays ».
Faire de l’idée du panafricanisme une réalité concrète
Le défi, quand il s’agit d’une idée, c’est bien sûr de la mettre en pratique. Et étant donné les obstacles évidents à l’unité africaine, le défi à relever est d’une ampleur monumentale.
Néanmoins, dans les années 1950 et 1960, pendant la période tumultueuse où le colonialisme européen et occidental a subi des défaites historiques dans le monde en développement, des leaders africains, forgés dans la lutte anticoloniale, sont arrivés sur la scène internationale avec l’unité africaine comme ligne directrice.
Des dirigeants africains d’une grande force de caractère, comme Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Julius Nyerere et Ben Bella, étaient déterminés à profiter de l’élan de la période anti-coloniale et post-coloniale pour faire du continent un phare de liberté, de développement et de justice.
Ainsi, Nkrumah, le leader révolutionnaire emprisonné au début des années 1950 par le régime colonial britannique est devenu le premier président de l’État africain indépendant nouvellement établi du Ghana en 1960, et a entrepris de tracer la route. « Nous ne regardons ni l’Est ni l’Ouest : nous regardons l’avenir », a-t-il déclaré, sans oublier que la lutte anticoloniale qu’il avait menée s’était opérée dans le creuset de la guerre froide 1.
« Il est clair que nous devons trouver une solution africaine à nos problèmes, et que cela ne peut se faire que dans l’unité africaine. Divisés, nous sommes faibles ; unis, l’Afrique pourrait devenir l’une des grandes forces bénéfiques du monde »
Julius Nyerere (d’abord Premier ministre d’un Tanganyika indépendant en 1961, puis président de l’État nouvellement créé de Tanzanie en 1964) partageait la vision de Nkrumah :
« L’unité ne nous rendra pas riches, mais il sera plus difficile d’ignorer et de mépriser l’Afrique et les peuples africains s’ils sont unis. Et cela augmentera par voie de conséquence l’efficacité des décisions que nous prenons et que nous essayons de mettre en œuvre pour notre développement. »
Nkrumah, Nyerere, Lumumba (le premier Premier ministre de la République démocratique du Congo) et Ben Bella (premier président de l’Algérie) ont rapidement été contraints de prendre en compte la dure réalité du néo-colonialisme, où le capital européen et occidental remplaçait les soldats et les administrateurs coloniaux pour exercer le contrôle sur le continent, ses ressources et ses économies.
Nkrumah comprenait bien la nature de ce monstre spécifique : « Un État qui se trouve sous l’emprise du néocolonialisme n’est pas maître de sa propre destinée. C’est ce facteur qui fait du néo-colonialisme une telle menace pour la paix dans le monde. »
La menace panafricaine à la domination occidentale
Les efforts de Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, Patrice Lumumba et Ben Bella pour construire l’unité africaine sur des bases d’autodétermination, d’indépendance et de planification socialiste ont été considérés comme une grave menace pour l’Occident, et par conséquent Nkrumah a été renversé et emprisonné, Lumumba a été renversé et assassiné, Ben Bella a été contraint à l’exil, et seul Julius Nyerere a pu se maintenir au pouvoir, jusqu’à sa démission en 1985.
Dans la postface de l’ouvrage classique de Walter Rodney, Comment l’Europe a sous-développé l’Afrique, Abdulrahman Mohamed Babu écrit :
« Il n’y a que Nyerere que l’Afrique a engendré et maintenu au pouvoir, nous avons assassiné Lumumba et enfermé ou exilé des dirigeants comme Ben Bella et Nkrumah pour satisfaire des impérialistes qui étaient nos donateurs, nos bailleurs de fonds, nos mécènes, nos patrons, nos maîtres, nos partenaires commerciaux. »
Malheureusement, cette tendance s’est poursuivie au XXIe siècle avec le renversement et l’assassinat brutal de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011, un crime perpétré avec le soutien actif et concret de l’Occident par le biais de l’OTAN.
Le dirigeant libyen avait joué un rôle clé dans la création de l’Union africaine en 2001 – l’organe panafricain qui a succédé à l’Organisation de l’unité africaine, créée en 1963 à Addis-Abeba.
M. Kadhafi avait repris le flambeau de l’unité africaine et du panafricanisme pour qu’il éclaire le XXIe siècle. Il voulait créer une monnaie panafricaine indépendante, un passeport panafricain et même une force de défense commune ; il était guidé par la vision de futurs États-Unis d’Afrique, et il investissait une part significative de la richesse pétrolière de la Libye dans différents projets de développement sur tout le continent africain. Kadhafi n’était pas un imbécile. Il était bien conscient du potentiel de l’Afrique :
« Ce sont eux qui ont besoin de l’Afrique – ils ont besoin de ses richesses. Cinquante pour cent des réserves mondiales d’or se trouvent en Afrique, un quart des ressources mondiales d’uranium se trouve en Afrique et 95 % des diamants du monde se trouvent en Afrique. Un tiers du chrome se trouve également en Afrique, tout comme le cobalt. Soixante-cinq pour cent de la production mondiale de cacao se trouve en Afrique. L’Afrique compte 25 000 km de rivières. L’Afrique est riche en ressources naturelles inexploitées, mais nous sommes obligés de vendre ces ressources à bas prix pour obtenir des devises fortes. Et cela doit cesser. »
Au tribunal de l’Histoire, ceux qui luttent pour la libération et l’unité sont vénérés, tandis que ceux qui tuent dans le but d’exploiter et de dominer d’autres peuples sont condamnés. Qui plus est on peut tuer des hommes, mais on ne peut jamais tuer une idée.
C’est pourquoi, en 2018, l’idée du panafricanisme est toujours vivante,
Traduction : Dominique Muselet
Note du Saker Francophone La grille de lecture d'une "Europe Blanche" esclavagiste est réductrice. La vaste majorité des blancs en Europe étaient de petits paysans quittant rarement leur village. Pour éviter de s'enfermer dans le piège du bouc-émissaire, il serait beaucoup plus utile de comprendre l'esclavage comme un outil au service d'une logique économique qui perdure actuellement, et c'est fort justement dit, sous la forme d'un néocolonialisme "financier" qui ne se limite plus à l'Afrique puisque c'est la terre entière qui est menacée par cette guerre de la techno-sphère contre l'humanité. Voici une vidéo de Dany Colin qui explique parfaitement certaines limites du panafricanisme.
https://www.youtube.com/watch?v=p9dAKbNH7Pk
Note
- La décolonisation à l’heure de la guerre froide, le Monde diplomatique ↩